C’était avant. Avant que les coureurs (enfin, certains …) passent davantage de temps à regarder leur capteur de puissance ou autres données du même tonneau qu’à regarder la route. Avant que via les oreillettes, les coureurs (idem …) ne soient devenus des robots à qui l’on dit quand il faut ralentir, accélérer, tourner, etc. Avant que des app’ comme on dit maintenant, ne calculent à quelle vitesse il faut rouler pour reprendre les échappés à 200 m de la ligne d’arrivée. Avant les bus luxueux comme des hôtels quatre étoiles, les repas calculés au gramme près, les soins en tout genre, les équipes médicales, etc, etc.

Je vous parle d’une époque de guerriers, de durs au mal, de ceux qu’on appela les forçats de la route. Nous sommes au début du 20ème siècle. Henri Desgrange venait de créer le Tour de France.
Écoutons Jean-Paul Rey. « Ils partaient ainsi chaque été à plus de 100. De cette guerre sauvage ne revenaient que des poignées de rescapés, pas même 12 une fois ! Henri Desgrange s’en fichait, seule comptaient les chiffres de vent de L’Auto qu’il dirigeait aux côtés de Victor Goddet et grâce à la manne du Comte De Dion. En 1908 leur journal annonça « la mort d’Eugène Christophe à Beaujon, d’une courte maladie ». Le Vieux Gaulois était un fameux espoir, la nouvelle fit son effet, en particulier auprès de l’intéressé qui se portait comme un charme. Il la reprocha à Desgrange et Goddet : « Vous m’avez enterré en trois lignes dans votre rubrique ‘‘Les échos des pistes’’. Je ne suis pas pressé de vous le pardonner. » En guise de réponse, il ne reçut qu’un haussement d’épaules. Henri Desgrange était impitoyable.

De rares coursiers du Tour de France – les meilleurs d’entre eux – comptaient leurs primes. Tous les autres n’avaient que leurs yeux pour pleurer, le jour de l’arrivée finale au Parc de Princes. Peu leur importait : les rois étaient leurs cousins, ils avaient gagné leur propre estime, sans compter celle des autres, la famille et les voisins au village et dans la grand’ville. Ils n’étaient plus seulement des coureurs cyclistes, mais un « Tour de France ». Ça classait son homme.
Quelle importance si, au départ, ils avaient seulement fait nombre ? Leurs noms étaient là pour l’éternité, couchés noir sur blanc, aux côtés de ceux des Lapize, Faber, Christophe et autres Garrigou ».

Le livre, écrit dans ce même style enlevé, est présenté dans une édition luxueuse en format « paysage » et illustré de dessins d’Al Coutelis, plutôt des traits, parfois une esquisse mettant remarquablement en avant la dramaturgie des courses d’antan.
Il est découpé en « chapitres » qui racontent chacun une histoire différente, indépendante des autres. Sur la course bien sûr, mais aussi sur ses à-côtés. Tous les faits rapportés sont rigoureusement exacts. Savez-vous par exemple qu’à cette époque ou les femmes des coureurs n’étaient pas les bienvenues, Delphine Masson, surnommée Fifine et par ailleurs épouse d’Emile. Masson, le coureur belge, demanda à Desgrange l’autorisation de suivre son mari sur le Tour.  Réponse négative, évidemment. C’est donc sous un déguisement qu’elle le suivait, en train lorsque les horaires (et la présence d’une gare à proximité des villes-étapes …) le permettaient, ou en voiture dans les autres cas.

Les 16 « histoires » racontées nous éclairent sur cette époque et on constate le gouffre qui nous sépare de la nôtre. Vraiment, on est sur une autre planète.
Très beau bouquin, vraiment,  malgré son prix assez élevé (29.90 euros). Un bon moment passé sur ces routes qui n’ont rien à voir avec nos billards actuels, avec des vélos de 15 kilos et plus, sans dérailleur (évidemment), et les boyaux enroulés autour du cou. Ah oui, j’oubliais : fallait réparer soi-même en cas de pépin. Rappelez-vous la fourche du vélo d’Eugène Christophe à Ste Marie de Campan.