Lorsque l’on cite l’Italie, pays de tous les excès s’il en est, de tous temps les références plus ou moins avérées affluent. Le cyclisme ne déroge pas à la règle, vous vous doutez bien, et la « Commedia dell’Arte », jamais très éloignée des us et coutumes transalpines, rôde et s’insinue parfois insidieusement en son sein. Ainsi, à l’aube des années 60, en 1963 plus précisément, les tifosi orphelins de campionissimi depuis les retraites de Gino Bartali et Fausto Coppi, trépignent d’impatience.

Ni Ercole Baldini ni Gastone Nencini, pourtant excellents et fringants coursiers, n’atténuent un tant soit peu la pieuse mélancolie mêlée à une sacro-sainte nostalgie, qui habitent un grand nombre d’adorateurs mystiques de la petite reine, du Trentin à la Calabre. Pourtant, parfois, la fierté et l’orgueil, génétiquement ancrés dans les mœurs des tifosi bons teints, se perdent en conjoncture, même de l’autre côté des Alpes où tradition rime souvent avec auto-flagellation. Bref, si l’ancien glorieux et prospère Empire Romain se retrouve à cette époque dénué de tout campionissimo adulé et respecté, en revanche il possède depuis le 16 mai deux champions d’Italie à savoir Marino Fontana et Bruno Mealli.

Cette abracadabrantesque situation, peu banale vous en conviendrez, trouve son origine dans le contexte un peu particulier de l’attribution du titre tant convoité, ici-bas. En effet, le fameux sésame est décerné à l’issue de trois épreuves émanant du calendrier traditionnel transalpin. Le Tour de Calabre, le Grand Prix de l’Industrie et le Tour de Romagne s’avèrent être le trio de courses élues cette année-là, et seront donc les juges de paix pour l’officialisation du coureur futur porteur de la tunique aux trois couleurs. Au terme de ces trois épreuves, un classement aux points est alors confectionné et édité à l’attention et l’intention de tous, coureurs, suiveurs et organisateurs.

Le Vénitien de Coldogno, Marino Fontana, heureux bénéficiaire pour un point de ce triptyque d’un autre âge, se hisse donc le plus naturellement du monde sur la plus haute marche du podium ceint du maillot honorifique vert-blanc-rouge. Tout va alors pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Excepté pour l’Union Vélocipédique Italienne de l’honorable et empêcheur de tourner en rond Adriano Rondoni. En effet, le facétieux président honoraire de cette haute instance déclasse in extenso le malheureux Fontana coupable, selon Rondoni, de s’être fourvoyé au cours de la seconde épreuve avec un équiper lors d’un changeant de roue problématique car interdit par un règlement des plus spartiates.

En revanche, la Ligue des coureurs professionnels, emmenée et soutenue avec compassion par l’inénarrable et incontournable Vicente Torriani, peste et proteste avec véhémence contre cet abus d’autorité. Le sculptural patron du Giro, philanthrope très mégalo à ses heures, prétexte que ledit règlement ne concerne aucunement le Tour de Calabre, que ce dernier n’est nullement, et ce depuis la nuit des temps, en vigueur pour cette épreuve. La décision prise un peu cavalièrement par Rondoni est donc nulle et non avenue, toujours selon le Padre du Tour d’Italie. Les luttes d’influence au sein du cyclisme italien sont légions, en ces temps immémoriaux, et le bras de fer que tentent de se livrer Rondoni et Torriani œuvre à prendre en otage un peloton transalpin déjà copieusement blâmé de ne point posséder en son sein un campionissimo. Cette pantalonnade circonstancielle n’en est pourtant qu’aux prémices de ses élucubrations intempestives. Les deux protagonistes, Marino Fontana donc, et son dauphin légitime, le Toscan de Malva di Loro Ciuffen, Bruno Mealli, perplexes et un brin désabusés par cette rocambolesque bataille de chiffonniers, évoluent désormais en eaux troubles quant à savoir qui de Fontana et Mealli portera religieusement la toison tricolore les semaines et mois à venir.

Finalement, au départ du Giro, deux jours plus tard, Marino Fontana s’élancera accoutré du maillot de tous les maux. Or, dès la deuxième étape, la crise larvée à la limite de l’implosion, prend une tournure cocasse voire grotesque. Les commissaires de course somment en effet le Vénitien de quitter la tunique emblématique sur le champ. Le malheureux Fontana commence, la mort dans l’âme, à se dévêtir lorsque Torriani, qui errait dans les parages, interdit alors prestement et formellement à celui-ci d’obtempérer. Quand la réalité rejoint la fiction. Finalement, les deux coureurs prennent le départ de la deuxième étape avec leur maillot traditionnel de marque.

En revanche, les commissaires ne seront pas du voyage. Par trop indisposés et excédés par les volte-face incessantes des deux dinosaures jouteurs irresponsables, les seigneurs de l’éthique et de l’équité se mettront en grève. Pris en tenaille et tenu de prendre position afin que le Giro ne sombre pas dans le ridicule, le Comité Olympique Italien prend l’initiative hasardeuse car irréfléchie de dissoudre la Ligue Professionnelle. En outre, et à ce moment-là, le ridicule est enfin et définitivement atteint. Le COI déclare le Giro hors-la-loi et les coursiers qui y participeront personnes non grata susceptibles de se voir infliger une suspension exemplaire à long terme. Immédiatement et promptement la colonie étrangère présente dans cette galère, dont la formation d’outre-Quiévrain de l’Empereur d’Hérentals, décide de prendre sans attendre la poudre d’escampette. La participation italienne pour le prochain Tour de France semblait, alors, fortement compromise. Deux formations transalpines se présenteront néanmoins au départ de Nogent-sur-Marne, la Ibac Molteni et la Carpano. Quatre représentants seulement de l’orgueilleuse et fière Italie rejoindront Paris.

Et pendant ce temps-là, ce brave et innocent Marino Fontana avait, depuis un moment déjà, revêtu son maillot de la San Pellegrino et abandonné honneurs et paillettes à son adversaire belligérant, mais néanmoins ami, Bruno Mealli, finalement intronisé champion d’Italie 1963. A impossible nul n’est tenu, mais s’en était bien trop pour notre  héros bien malgré lui. L’Italie est éternelle et c’est ainsi qu’on l’aime !

Michel Crepel