Le mythe de David contre Goliath est l’histoire de sa vie. Depuis son entrée dans le monde du cyclisme, il lui a toujours fallu battre les très grands pour pouvoir exister, tout en étant tout petit. Il a sans cesse été nécessaire de lutter, encore et encore, pour créer un effectif solidaire, offensif et talentueux, pour obtenir son invitation sur le Tour, pour prolonger le partenariat avec le sponsor une année de plus. Si la plupart des managers des grosses cylindrées du peloton professionnel disposent désormais d’une assurance pour les années à venir, ce personnage atypique du vélo tricolore n’a jamais eu une telle chance. Continuellement sur une ligne de crête entre divisions amateures et Continentales depuis plus de vingt ans, il n’a jamais vécu autrement qu’avec une épée de Damoclès pointée sur la tête. Pour avancer dans cette existence tumultueuse, son essence est la passion et son arme le courage. S’il a quelquefois goûté à la délicieuse saveur d’un sacre de renommée nationale ou mondiale, il a également enduré de nombreux passages difficiles, entre craintes de voir passer la caravane du Tour sans pouvoir la rejoindre et peur de mettre la clé sous la porte à la fin de la saison. Mais toujours, il a pu compter sur le soutien de la municipalité d’Aubervilliers, commune de Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France, aux dépenses généreuses envers le cyclisme, pour lui permettre de survivre. Voici donc l’histoire improbable d’un homme portant un cyclisme issu du 93, le portrait de Stéphane Javalet, manager et directeur sportif de la formation Saint-Michel Auber 93.
 

Son parcours :

Né à Paris en 1961, Stéphane Javalet n’a jamais eu la chance de pénétrer dans l’univers clos et restreint des pelotons professionnels. Fou de la Petite Reine et pratiquant assidu durant son adolescence, son palmarès reste bien vide au fil des années. Si le plaisir afflue en agitant les pédales de sa bicyclette, la source la gloire reste quant à elle tarie, et le francilien finit par se résoudre à constater l’inévitable. Ses rêves de Tour de France et de maillot jaune resteront à jamais une douce utopie. Cependant, sa relation avec le cyclisme est trop forte, trop intense, trop passionnelle, pour la rompre brutalement à la suite de cette déception. Alors, grâce à son emploi au service des sports de la ville d’Aubervilliers, Stéphane Javalet se voit nommer éducateur du club local, à son plus grand bonheur.

L’incroyable ascension s’engage alors. Sous l’effet de son enthousiasme débordant et de ses qualités d’éducateur, le parisien réussit à faire croître et prospérer le club de Seine-Saint-Denis au cours de la fin des années 80. Entre succès et opportunités, celui-ci change totalement de situation, et se voit même prendre une toute autre envergure au milieu des années 90. En effet, alors que la disparition des équipes R.M.O Liberia et Eurotel laisse de nombreux coureurs français sur le carreau, la FFC se décide à permettre aux équipes amateures de créer une section professionnelle dans leur effectif, jouant ainsi le rôle « d’équipe promotionnelle ». Stéphane Javalet son club d’Aubervilliers saisissent alors cette occasion en or pour créer en 1994 la formation Aubervilliers 93 – Peugeot, accédant par conséquent aux pelotons professionnels. L’écurie francilienne fait alors le choix de construire une équipe jeune, un collectif d’espoirs. Nouvelle pépinière du cyclisme français, la formation de Seine-Saint-Denis ne tarde pas à briller sur des épreuves de second rang, en ne glanant pas moins que cinq bouquets, dont le classement général du Tour de l’Ain avec Lylian Lebreton. L’aventure est lancée, les sponsors et collectivités territoriales persistent et resignent.

Ainsi, Stéphane Javalet, ancien refoulé des pelotons professionnels, renvoyé dans l’encadrement des écoles et clubs de cyclisme, découvre peu à peu les épreuves majeures du calendrier français en accompagnant ses jeunes coureurs y montrer le maillot. Il foule ainsi dans un premier temps les pavés de Paris-Roubaix en 1995, avant de poser les pieds dans le grand cirque du Tour en 1996, consécration ultime d’une entreprise au succès foudroyant. Surtout, dès la quatrième étape, le maillot d’Aubervilliers est auréolé de gloire par le succès inattendu de Cyrille Saugrain. Formé à l’école de cyclisme locale, le natif de Livry-Gargan est un symbole de la qualité de l’enseignement y étant dispensé, entre savoir-faire humain et amples moyens accordés par les collectivités territoriales. Derrière le succès d’un homme, figure en réalité le triomphe d’un système, particulièrement rare dans le milieu. S’il est commun en Football d’émerger dans les premières divisions sous le maillot de son club formateur, cette pratique n’a jamais été une coutume du cyclisme. Seule l’abnégation de Stéphane Javalet et de politiques confiants ont permis un tel sacre, rendu magique par sa simplicité apparente. Stéphane Javalet peut ainsi être aux anges, profitant d’instants encore utopiques dix ans plus tôt.

Si cette victoire reste encore au sommet du palmarès de la formation de Seine-Saint-Denis, elle a le mérite d’inscrire l’aventure dans la durée, en donnant confiance à son manager de poursuivre son petit bonhomme de chemin dans le monde professionnel. D’ailleurs, en récompense du tempérament constamment offensif des « p’tits gars d’Auber », l’organisation du Tour renouvelle l’invitation chaque année jusqu’en 1999, permettant notamment l’arrivée de Bigmat comme co-sponsor. Pourtant, la belle histoire manque de chavirer au tournant 2000, lorsque la formation francilienne se voit refuser son droit d’accès à la Grande Boucle, rayée des cartons d’invitation. Plus que jamais, le lendemain de Bigmat-Auber 93 n’est pas assuré, le contrat entre l’entreprise de construction et la structure cycliste étant remise en question par la disparition du moment de médiatisation majeur qu’est le Tour de France. Sous le choc l’équipe tremble, titube, sur le point de s’effondrer. Personne ne sait si elle aura la capacité de survivre à une telle annonce. Soudainement, la prodigieuse construction de Stéphane Javalet semble si fragile, sur le point de se rompre. Cependant, il ne faut qu’une course d’un jour, qu’un après-midi lumineux et un Christophe Capelle de feu pour rendre aux lèvres des coureurs franciliens le sourire de la sérénité. Le voilà champion de France, accordant le nom de la formation aux liserés tricolores du maillot distinctif. La colère des suiveurs gronde alors, comment priver la formation du champion de France en titre de Tour ? L’écueil sera lavé l’année suivante, pour retrouver les échappées incessantes des « p’tits gars d’Auber » sur les routes de l’Hexagone.Christophe Capelle avec son maillot de champion de FranceChristophe Capelle avec son maillot de champion de France | © velopalmares.free.fr

Il s’agit pourtant de la dernière participation de l’équipe française à son Tour national, vaincue par la financiarisation et la mondialisation croissante du cyclisme, voyant le rapport de force avec les grosses cylindrées croître sans cesse jusqu’à devenir insoutenable. L’apparition du Pro Tour en 2005, favorisant l’accès des meilleures équipes du monde aux plus grandes épreuves du calendrier ne fait qu’entériner cette déchéance, et enferme définitivement l’écurie francilienne dans des épreuves de renommée nationale, à la médiatisation limitée. L’équipe chute même en troisième division Continentale, empêchant dès lors l’accès à toute compétition renommée. D’ailleurs, cette époque malheureuse est rendue encore plus ardue par le départ de Bigmat, rappelant que les sponsors ne sont pas des mécènes.

Mais une nouvelle fois, « les p’tits gars d’Auber » peuvent compter sur leur manager pour résister et se perpétuer dans les pelotons professionnels. Déterminé à prolonger cette formidable aventure le plus longtemps possible, Stéphane Javalet parvient à faire changer d’avis la direction du négociant en matériaux de construction et l’incite à se réinvestir auprès de l’équipe francilienne. Miraculeusement, Bigmat réapparaît ainsi sur les maillots de celle-ci à l’hiver 2010. Cinq ans plus tard, après un beau parcours en commun et quelques bouquets supplémentaires, la rupture est cette fois définitive. Bigmat quitte définitivement le cyclisme, après deux décennies d’un investissement sous forme de montagnes russes. Auber 93 reprend son appellation initiale, rappelant à travers ce nom la modestie de sa structure.

De toute manière, Stéphane Javalet s’est habitué depuis longtemps à cette existence précaire dans les rangs professionnels, où les structures ne sont parfois sauvées de la noyade qu’à la dernière minute. Et pour une équipe de troisième division, les temps sont particulièrement durs. Alors le francilien sait prendre la mesure du retentissant sacre surprise de Steven Tronet aux championnats de France 2015. Discret tout au long de la course mais restant constamment au contact des leaders, le nordiste sait profiter du tumultueux final de Chantonnay pour offrir à sa formation et son manager un succès tout à fait inattendu, accordant un formidable coup de projecteur à une équipe inconnue du grand public. La portée de se titre franchit même le seuil du siège d’HP BTP, entreprise de construction, qui se décide à sponsoriser l’équipe de Seine-Saint-Denis à partir de la saison 2016, prolongeant ainsi la route des « p’tits gars d’Auber » de quelques années supplémentaires.Steven Tronet avec son maillot de champion de FranceSteven Tronet avec son maillot de champion de France 

Son statut aujourd’hui :

Si la biscuiterie Saint Michel à succédé à la société de travaux publics sur le maillot de l’équipe, changeant l’historique bleu-gris en orange, l’embarcation de Stéphane Javalet continue de se maintenir à flots. Avec un effectif d’une douzaine de coureurs payés à peine plus que le SMIC, la formation francilienne dénote dans le paysage du cyclisme français, aux côtés de ses grandes sœurs d’AG2R La Mondiale ou de la Groupama-FDJ, aux budgets d’un niveau incomparable. Alors que la plupart des équipes de troisième division n’effectue généralement qu’un passage furtif en division Continentale, rapidement broyées par des contrainte financières au-dessus de leurs moyens, il faut donc saluer le remarquable travail de Stéphane Javalet, à l’abnégation et à la bravoure incommensurables pour permettre à ses coureurs d’avoir le luxe de vivre, tant bien que mal, de leur passion. D’ailleurs, avec la médiatisation croissante des épreuves de la Coupe de France et autres courses nationales, notamment retransmises à la télévision par La Chaine L’Equipe, le francilien avait trouvé là un renfort de poids et sa petite aventure, offrant ainsi davantage de garantie d’image à son sponsor.

Cependant, l’actuelle pandémie de coronavirus entraînant inévitablement une suspension totale des courses du calendrier UCI et FFC, ainsi qu’une mise sous cloche de l’économie nationale et mondiale, on peut craindre que ces formations de tailles modestes soient touchées de plein fouet par les conséquences financières annoncées. Sans ressources en ces mois sombres, la situation budgétaire de l’équipe française pourrait rapidement devenir inquiétante. A ce titre, après moultes difficultés en 40 ans de carrière, Stéphane Javalet s’apprête à affronter une nouvelle épreuve, en lui souhaitant de tout cœur qu’il ne s’agisse pas de la dernière.

Par Jean-Guillaume Langrognet