Tout au long du Tour de France, des personnalités du cyclisme reviennent avec nous sur une édition qui les a marquées, un moment fort qu’elles ont vécu de près ou de loin.

Alain, quel a été votre parcours dans le cyclisme ?
J’ai commencé le vélo à l’âge de 15 ans. C’est venu comme ça, une passion. J’ai été baptisé avec un rayon de bicyclette. J’ai couru en Minimes, puis en Cadets, Juniors, jusqu’à la 1ère catégorie où j’ai touché les sommets du cyclisme amateur. N’ayant ni les possibilités, ni la santé pour le faire, je n’ai pas pu devenir professionnel. J’ai eu en revanche l’opportunité de devenir mécanicien dans l’équipe Renault-Elf-Gitane en 1981 où j’ai connu la grande équipe. C’était une chance pour moi que Cyrille Guimard me fasse confiance. Ensuite, j’ai voulu suivre Bernard Hinault qui voulait construire son équipe : La Vie Claire. J’ai fait trois ans, de 1984 à 1986, puisque j’avais promis à ma femme que j’arrêterais le jour où Bernard Hinault arrêterait sa carrière.J’ai eu la possibilité de rencontrer l’inventeur de la pédale Time. On est partis de rien avec une pédale automatique qui paraissait en avance sur la technologie car elle respectait le mouvement du cycliste avec une mobilité angulaire et une liberté latérale. L’aventure a commencé. En 1988, Time a gagné le Tour de France avec Pedro Delgado avec des pédales automatiques et des chaussures de la marque. C’étaient les débuts d’une grande société en France mais aussi à l’étranger pour arriver en 1990 où on s’est diversifiés avec un cadre de vélo en carbone. J’avais déjà touché le carbone avec La Vie Claire puisqu’on avait un accord avec la société TVT que Look a ensuite rachetée. J’avais gardé cette idée puisque je trouvais le composite très intéressant pour remplacer à la fois l’acier et l’aluminium de l’époque. Time s’est donc lancé dans le composite avec une technologie bien précise, différente de tout ce qui existait à l’époque et de ce qui existe aujourd’hui. C’était le RTM pour Resin Transfert Molding. Cela m’a amené jusqu’à fin 2001 où j’ai rejoint la marque mythique des années 1980 qui était Campagnolo. Elle cherchait un responsable pour sa filiale française et j’ai pris cette place.

Pour être mécanicien dans les années 1980, aviez-vous eu une formation particulière ou est-ce la passion qui a joué ?
J’ai fait un CAP de mécanicien auto mais, à côté de ça, j’étais passionné de vélo. J’ai eu la chance de connaître André Sablière et, dès l’âge de 15 ans, dès que j’avais du temps, j’allais dans son atelier. Il m’a appris à faire des câbles de vélo qui étaient en acier à l’époque. J’ai appris à braser, à souder, et j’ai fait des câbles de vélo. Cyrille Guimard m’a proposé un test en 1980 sur le Tour Méditerranéen pour voir ce que je savais faire. Il m’a dit que c’était bon et j’ai donc eu la chance de faire le Tour de France dès la première année. Il m’a ensuite proposé un CDI et c’est comme ça que je suis rentré dans l’équipe Renault-Elf-Gitane. J’ai brasé quelques cadres qui ont été les premiers vélos de la marque Bernard Hinault en 1984 dans mon garage. J’ai été vite dépassé car l’équipe a grandi avec un nombre de coureurs plus important en 1985. En 1984, on avait quatorze coureurs qui roulaient sur des vélos de la marque Bernard Hinault. Je les fabriquais à Lyon avec des tubes Reynolds puis MBK.

Les années 1980 resteront de grandes années pour le vélo avec Bernard Hinault, Laurent Fignon, les Américains et les Colombiens qui arrivent sur le Tour, quel millésime du Tour de France retenez-vous ?
J’en ai trois. Je pense d’abord à mon premier Tour de France en 1981 où Bernard Hinault survole la course. Il était dans une grande forme avec le maillot de champion du monde. Après, il y a l’année 1983 parce que Laurent Fignon fait son premier Tour. Le plus beau souvenir que je peux avoir est certainement le Tour de France 1985. Bernard Hinault gagne avec une grande équipe La Vie Claire avec  Greg LeMond. En face, il y avait aussi une belle équipe Renault-Elf-Gitane avec Herrera.

Le Tour 1985 reste, dans un contexte interne épique, celui de la dernière victoire française. Maintenant qu’il y a prescription, pouvez-vous nous raconter ce que Tour avait de particulier ?
Dès le départ du Tour, on savait que c’était une des dernières années parce que Bernard Hinault avait annoncé qu’il arrêterait à 32 ans, ce qu’il a fait en 1986. Il avait gagné le Giro et il voulait gagner le Tour de France. Ça a été une lutte d’un coureur hors norme, un battant. Puis il y a eu cette chute à Saint-Étienne où tout a été remis en cause. Dans l’équipe, on se disait qu’il ne pourrait pas continuer mais il nous a dit : « Les gars, demain on remet ça. » C’était lui qui remontait toutes les troupes, même avec un œil au beurre noir. Je retiendrai toujours l’homme car c’est lui qui m’a donné la force de me battre, même avec Time, car c’était quelqu’un qui n’était jamais battu. En 1984, après son opération du genou, ce n’était pas facile mais c’était un battant terrible. Si on reprend le Dauphiné 1984, qu’il va perdre par rapport à Ramirez, tous les jours il allait à la guerre. On ne baissait jamais les bras.

Dans le duel entre Bernard Hinault et Greg LeMond, vous, en tant que mécanicien français, étiez-vous amené à pencher pour l’un plutôt que pour l’autre ?
Mon coeur a toujours été pour Bernard Hinault parce que je suis Français. Mais Greg LeMond est un garçon extraordinaire. J’aurais préféré que le Tour 1986 soit gagné par Hinault. J’ai beaucoup de respect pour LeMond, je l’adore, mais ce n’est pas la même chose. Hinault avait une hargne qu’on ne retrouvait nulle part ailleurs. Mes plus beaux Tours sont là, ce n’est pas le cyclisme d’aujourd’hui.

Quelle était l’influence de Bernard Tapie à cette époque ?
Je me souviens quand il avait monté cette équipe en tant que sponsor en 1984. Dans la montée du Mont Ventoux dans le Paris-Nice, il avait embauché trente coureurs en disant « celui-là il me le faut, celui-ci aussi ». Donc on s’est retrouvés l’année d’après avec Steve Bauer et Greg LeMond parce qu’il fallait gagner. La première année, Bernard Hinault avait du mal avec son opération au genou et n’a pas remporté le Tour de France. Laurent Fignon a survolé ce Tour, donc soit il fallait avoir Fignon, soit LeMond, mais il fallait gagner le Tour.

La volonté de Tapie de faire gagner un Américain sur le Tour pour son business pesait-elle sur l’équipe ?
Évidemment, ça pesait. La venue de Greg LeMond visait à développer la société qu’il venait de racheter en 1983 sur le marché américain. C’était hyper important. Il y avait aussi le Canadien Steve Bauer, puis il y a eu les Suisses. Il a toujours pensé à internationaliser ses sociétés, à les faire connaître pour l’export. Il voulait une équipe internationale.

Combien de mécaniciens étiez-vous dans ces années ?
En 1981, on était en avance avec Cyrille Guimard puisqu’on était la première équipe à avoir un bus. On avait aussi un karcher pour nettoyer les vélos ! Il y avait un chauffeur de bus et deux mécaniciens à temps plein. Après, les choses ont changé mais il n’y avait pas beaucoup de vélos à l’époque. Les coureurs avaient deux vélos de course et un vélo de contre-la-montre. Il n’y avait pas toutes ces roues pleines, en carbone ou en aluminium. Il y avait moins de matériel, mais ça a vite évolué. A La Vie Claire, en 1985, on est passé à cinq, six mécaniciens parce qu’on était vingt-cinq coureurs. Le cyclisme a évolué avec le matériel. Il y avait des vélos pour la montagne, des roues pleines ou encore le vélo triathlète qu’on a apporté au cyclisme sur route avec Greg LeMond. Le matériel est devenu plus spécifique selon les disciplines du Tour.

Le métier de mécanicien a-t-il beaucoup évolué ?
A l’époque, nous montions nous-mêmes les roues. L’hiver, on faisait 150 paires de roues. Il fallait rayonner les moyeux et monter les vélos. C’était un grand travail de précision. Aujourd’hui, je n’ai plus l’impression que ce soit le cas. Les cadres arrivent, les boîtiers de pédalier sont montés, les fourches et les roues aussi. Il y a beaucoup plus de matériel donc la gestion est sans doute beaucoup plus difficile.

Bernard Hinault était-il attentif aux réglages de son vélo ?
Oui, il avait un côté passionnel pour la mécanique. Quand il avait le temps, il s’intéressait au matériel. Lorsqu’il a créé l’équipe La Vie Claire avec les vélos Bernard Hinault, il savait ce qu’il voulait. Il avait d’ailleurs une formation de mécanique. Il décidait quel boyau et quel développement on devait installer. Et surtout il prenait soin du matériel. Il ne crevait jamais, sans doute parce qu’il avait cette lucidité supplémentaire dans l’effort pour voir où il posait ses roues.