Eugène Christophe ne possède pas, loin s’en faut, le palmarès le plus représentatif ni le plus boulimique du cyclisme français, et encore moins du peloton international. En revanche, les épreuves qu’il s’ingénia à dompter le furent d’une manière tout à fait extraordinaire. Bien avant l’icône le représentant re-brasant sa fourche brisée, sous l’oeil insalubre d’un commissaire récalcitrant, du côté de Sainte-Marie-de-Campan, au pied des cimes pyrénéennes lors de la Grande Boucle 1913, le gamin de Malakoff s’était déjà distingué de l’autre côté des Alpes, à l’occasion d’un Milan-San Remo 1910 apocalyptique.

Nous sommes le dimanche 3 avril 1910, et les 71 courageux qui s’agglutinent alors sur la ligne de départ ressentent déjà, et inexorablement, les prémices insidieuses du cauchemar qui les accompagnera toute la sainte journée. Les 290 bornes de l’épreuve s’annoncent en effet  des plus dantesques. Le ciel bas, le froid glacial et la tempête de neige qui sévit lors de cette 4ème édition embrument les faciès congestionnés et éberlués des suiveurs, pourtant rares à cette époque, et des organisateurs locaux. Le train de sénateurs emprunté pour la circonstance par le serpentin humain n’en est que plus irrationnel. Ainsi, se faufile-t-il cahin-caha, en ordre presque martial jusqu’aux contreforts machiavéliques du Turchino. A l’approche de celui-ci, dans ce paysage d’une austérité alarmante et d’une désolation sans nom, le blizzard a redoublé d’effroi et la température avoisine l’insupportable. Le mercure enregistre alors une descente vertigineuse vers le néant, ce même néant qui transpire dans le subconscient, fragilisé à l’extrême, de ces « gladiateurs de l’apocalypse ».

L’ascension du col, ultime rempart avant de fondre et de rejoindre le bord de mer, est toujours envoûtée par les frimas et appréhendée par un peloton transi de façon collégiale. Les coursiers qui composent ce macabre enchevêtrement de corps désarticulés sont frigorifiés, les pieds deviennent insensibles, les jambes sont raidies et durcies par tant d’agonie et les mains sont crispées et épousent les cocottes de freins comme jamais auparavant. Eugène Christophe, quant à lui, ne fait pas exception à la règle et à l’instar de ses compagnons de galère, le Vieux Gaulois, arc-bouté sur sa monture, se bat tel un démon contre les éléments contraires. Au détour d’un lacet, le Titi Parisien saute de sa machine prestement, malgré l’engourdissement, et commence un étirement en règle. Le peloton a depuis longtemps volé en éclats et les rares coureurs qui n’ont pas encore bâchés sont désormais éparpillés au sein de ce no man’s land lunaire.

Lorsque le Français franchit enfin le tunnel qui délimite le sommet du Turchino, la chaussée est absente car abondamment enneigée. Par endroit, des couches de poudre blanche de vingt centimètres rendent caduque tout acheminement raisonnable. Il devient irréel de progresser à bicyclette. Christophe souffre le martyr, le froid le tenaille et les crampes commencent à diligenter leurs poisons dans son organisme passablement entamé et soumis à rude épreuve. Son estomac est victime de maux terribles et cruels dus à la malnutrition. La plupart du temps, à pied, il converge, aveugle, vers une destinée incertaine. Las, adossé à un rocher salvateur, le Vieux Gaulois attend. Qu’attend-il ? Il n’en sait fichtrement rien ! Toujours est-il qu’à un moment donné, il subodore plus qu’il n’aperçoit une ombre dans cette Sibérie alpine. Cette ombre se libère imperceptiblement de sa chape opaque et ses contours apparaissent, enfin, rassurantes.

« Gégène » hèle alors à pleins poumons ce sauveur venu du diable vauvert. L’inconnu, paysan hirsute, conduit l’infortuné coursier jusqu’à une auberge bienvenue où le tenancier du lieu le fera se dévêtir afin de sécher ses vêtements souillés et trempés. Enroulé dans une couverture de laine, généreusement offert par son hôte providentiel, le Vieux Gaulois, de nouveau guilleret, ingurgite, engloutit même, un grog bouillant. Rasséréné et gonflé à bloc par cette obole improbable quelques instants auparavant mais ignorant tout de la situation de la course, le Français, tel un grognard lors d’un remake de la campagne d’Italie, chevauche pour la énième fois sa monture, rejoint le bord de mer et file ardemment et vaillamment vers San Remo.

A 25 printemps, Eugène Christophe remporte cette Primavera d’anthologie. Quatre rescapés seulement se présenteront sur la Via Roma, terme de cette course hallucinante. Un mois de soins dans une clinique lui seront nécessaires pour recouvrer l’intégralité de ses membres endoloris et deux longues années pour retrouver la plénitude de son potentiel initial. Ces deux saisons blanches lui permettront de se reforger une condition telle qu’à l’aube de l’année 1913, un forgeron pyrénéen qui tenait boutique au pied du Tourmalet, verra apparaître un jour de juillet un coursier pas comme les autres…

Michel Crepel