On peut avoir été un grand champion et un grand patron, on n’en est pas moins homme. La formule aurait très bien pu s’appliquer à l’inénarrable grand patron de la Grande Boucle, démissionnaire deux ans plus tôt sur la route de Charleville lors du Tour 1936. En effet, Henri Desgrange avait dû subir au printemps 1936 une intervention chirurgicale et, à 71 ans, son entourage ainsi que les médecins lui avaient fortement déconseillé de suivre le Tour. Faisant fi de toutes les suppliques et mises en garde formulées courtoisement mais énergiquement à son encontre, par ces derniers, l’ancien clerc de notaire, persuadé que sa robuste constitution lui permettrait de reprendre du poil de la bête, décida alors d’ignorer ces appels à la prudence. C’est à bord d’un véhicule spécialement conçu pour sa vieillissante carcasse qu’Henri Desgrange donnera le signal des hostilités. Pourtant, le deuxième jour, il sera contraint de se rendre à l’évidence et de constater par lui-même que le mal était en train d’avoir raison de son obstination légendaire. Ce n’est certes pas de gaîté de coeur, ni sans un petit pincement au coeur, que le Boss se résigna à ne plus exercer, au moins pour un temps, son pouvoir de décision et de contrôle de la course. Pour la petite histoire, en 1910 déjà, Henri Desgrange avait délégué Alphonse Steines pour l’inauguration du premier passage dans les Pyrénées. Les chemins de traverse empruntés lors de cette première par le peloton étaient tellement abominables et déplorables que le lauréat de ce Tour 1910, Octave Lapize, déclara alors aux officiels cette phrase célèbre passée à la postérité : « vous êtes des assassins ! »

Pour le remplacer, le directeur du quotidien L’Auto opta pour son collaborateur direct, le disponible et diplomate Jacques Goddet. Cet innovateur aux multiples facettes, co-directeur du journal et futur patron de L’Equipe, place d’entrée la barre très haute en avalisant puis en imposant fermement, contre l’avis à tendance passéiste de Desgrange, l’utilisation du dérailleur à trois vitesses, dès 1937. Gino Bartali, l’un des premiers, sinon le premier, à avoir adopté ce révolutionnaire instrument, sera l’auteur d’un festival lors de la Grande Boucle 1937. Aguerri comme personne aux rudiments de ce nouvel engin, le Toscan survole ce Tour de toute sa classe naissante. En fait, Gino le Pieux, à la faveur des plus forts pourcentages, augmente soudain son développement au moment même où ses adversaires, scotchés au macadam, sont contraints de le réduire. Cette situation bizarre et insolite donne l’image irréelle, mais tout ce qu’il y a de concrète, d’un coureur qui s’envole irrésistiblement en laissant sur place une concurrence éberluée et dépitée. La punition est à la hauteur du préjudice et sans une malencontreuse chute dans les eaux bouillonnantes du Colau, aux abords du Mur de Laffrey, lors de l’étape Grenoble-Briançon, Bartali aurait sans aucun doute remporté son premier Tour de France. En effet, meurtri au plus profond de sa chair, souffrant le martyre, l’Homme de Fer sera contraint, la mort dans l’âme, d’abandonner ses petits camarades de jeu au départ de Marseille. A ce propos et suite à son abandon forcé, le Transalpin, seigneur, présentera personnellement ses excuses au vieux patron Desgrange. Ce geste, anodin mais peu prisé dans un sport aussi égocentrique que le vélo, touchera énormément le patriarche de l’épreuve, à tel point qu’il lui souhaitera sincèrement de ramener le Maillot Jaune à Paris en 1938.

A 24 printemps, nanti de deux victoires dans le Giro et ceint du maillot de champion d’Italie, Gino Bartali se présente au départ de la Grande Boucle bardé de certitudes et d’ambition. Ce Tour 1938 dégage, pour bien des raisons, des relents de mélancolie et un certain parfum de nostalgie. Les retraites simultanées et collégiales de l’élégant et démoniaque Tonin le Sage et du grand et sublimissime Dédé engendrent une tristesse des plus palpables au sein de la caravane. Magne et Leducq, c’est une page du cyclisme, un volet de la légende qui se tourne, une décennie qui s’achève, riche en exploits et situations épiques et rocambolesques. Antonin et André, c’est aussi quatre triomphes dans la Grande Boucle, deux pour chacun, tous obtenus avec panache et héroïsme.

Depuis ses déboires de 1936, Henri Desgrange est réapparu auprès de Jacques Goddet, plus volontaire et ambitieux que jamais. Pourtant, il laisse les coudées franches à son successeur sans aucune once de machiavélisme feint. L’entente cordiale voire amicale entre les deux plus grands patrons, que le Tour de France ait connu, n’est plus à vanter. C’est donc de concert et en parfaite harmonie que les deux bonshommes s’apprêtent à lancer cette nouvelle kermesse de juillet. Une petite nouveauté est tout de même à signaler et concernera, une fois n’est pas coutume, le peloton des sans grades. En effet, afin d’inciter les attardés à plus de prérogatives et éviter que ceux-ci se contentent, comme de coutume, de végéter sous la férule des plus nantis, les organisateurs appliqueront le système dit de la Guillotine. Ce principe couperet aura pour but d’éliminer sans autre forme de procès la lanterne rouge au terme de chaque étape. Si l’idée, innocente ou pas, n’est suivie d’aucun effet, concernant les réfractaires à la rébellion, elle aura au moins le mérite d’alléger l’intendance et la logistique.

La participation est appréciable et laisse augurer une course de mouvements, même si le jeune trublion transalpin Bartali, à la tête d’une formation commando, fait figure d’épouvantail. Antonin Magne sera le coureur protégé de l’équipe de France tandis qu’André Leducq se contentera de driver la formation des Cadets, dont le paradoxe sera de compter dans ses rangs les deux vieux briscards mais surtout les deux fins limiers que sont Dédé, bien sûr, mais aussi le Roi René. L’extraordinaire et incomparable René Vietto qui, depuis ses exploits légendaires du Tour 1934, s’est plus distingué dans les colonnes des faits divers et les unes des magazines peoples que sur les routes de France et Navarre. Enfin, la formation belge compte sur Sylvère Maes, lauréat deux ans auparavant et, à un degré moindre, Félicien Vervaecke, pour damner le pion au juvénile et présomptueux toscan et aux vieilles gloires françaises sur le retour. Voilà, le décor est planté, place à la course.

Un incident banal et cocasse, aux conséquences moins risibles se produisit au départ du Vésinet. Alors que tous les vélos du peloton étaient équipés de dérailleurs Super Champion, un empêcheur de tourner en rond, le Roi René en personne, se présenta muni d’un dérailleur de la marque dijonnaise Simplex. Etant sous contrat avec la firme Super Champion, les organisateurs intimèrent l’ordre au meilleur grimpeur du Tour 1934 de changer de monture. Satisfait de son matériel, Vietto refusa l’injonction et après moult et vaines palabres ce sont les gendarmes qui mirent un terme à l’abracadabrantesque situation en confisquant manu militari l’objet du conflit. Le Normand s’exécuta bon gré mal gré mais se promit d’ignorer, à la première occasion, ces recommandations. Hélas pour le Roi René, la rencontre fortuite et malencontreuse d’un car, sur la route de Caen dès la première étape, le fit arriver hors délai au soir le l’étape. L’organisation, inflexible, et qui voyait là l’opportunité de châtier le sulfureux mais acariâtre larron, ne prit même pas la peine de le repêcher.

Gino Bartali, soucieux de ne pas s’attirer trop tôt les foudres de ses adversaires patentés, décida de lâcher du lest dès les premières étapes. Nous assistâmes alors à une course échevelée et des plus débridées. Les sept étapes initiales réservées aux baroudeurs et routiers sprinters de tous poils firent leur office et un panachage des plus hétéroclites se déroula chaque jour tant et si bien qu’à la veille d’aborder les premiers pourcentages des cols pyrénéens, l’inattendu et opportuniste vétéran Dédé se retrouvait, un peu par hasard, tout de Jaune vêtu. A noter tout de même le triplé du Belge Eloi Meulenberg à La Roche-sur-Yon, La Rochelle et Bordeaux et les cinq jours en Jaune assortis d’une victoire à Saint-Brieuc du représentant du Grand Duché, Jean Majérus.

Dès la première étape, Pau-Luchon, Gino le Pieux fit étalage de toute classe de mouflon des cimes. Comme à son habitude, Bartali se contente de suivre le troupeau pour finir par planter tout son monde dès les derniers lacets menant au sommet. Il agit de la sorte dans l’Aubisque, le Tourmalet et Aspin. Le Toscan se sentant soudain pousser des ailes décida alors de poursuivre seul la route et l’ascension de Peyresourde, dernière difficulté du jour, mais une chute impromptue dans la descente d’Aspin le contraignit à abandonner la victoire d’étape et le Maillot Jaune à l’un de ses plus dangereux adversaires, le Belge Félicien Vervaecke. Lors de cette journée, le Roi de Montlhéry, le bouillant et facétieux Georges Speicher, champion du monde en 1933, fut mis hors course par les commissaires pour s’être par trop accroché à un véhicule suiveur. Au classement général, le Wallon précède le Toscan d’un peu plus de deux minutes. Deux victimes notoires, André Leducq et Sylvère Maes, sont à déplorer et les 25 et 29 minutes respectives concédées lors de cette étape apparaissent tout ce qu’il y a de plus rédhibitoire pour nos deux tourtereaux.

Le lendemain, seconde étape pyrénéenne, accouchera d’une souris sous la forme d’un succès au sprint du Français Jean Fréchaut sur son compagnon d’échappée, l’Italien Enrico Mollo. Un contre-la-montre remporté par Vervaeck à Béziers et une étape en ligne glanée par Bartali à Marseille, entrecoupé d’un sprint rageur de Tonin à Montpellier, et nous voici rendu au pied de l’innommable massif alpin, avec tout ce que cela sous-entend d’exploits, de défaillances, de joies et de désillusions. Félicien Vervaecke possède toujours 2’45 » d’avance sur Gino le Pieux au moment même d’aborder l’étape qui hante depuis un moment déjà les nuits de nombres de rescapés, Digne-Briançon. Allos, Vars et Izoard, nous ne le savons pas encore mais ce triptyque va révolutionner la légende du Tour. En ces lieux, les plus belles pages du cyclisme y ont été réalisées et les scènes d’anthologie attachées à ces trois monstres affluent encore et pour toujours telles des icônes incandescentes à l’esprit et la mémoire des anciens. Les cauchemars les plus monstrueux ont imbibé à satiété les coursiers avant et après avoir été confrontés aux scénarios qui s’y déroulaient et ceux ci pouvaient fièrement arborer l’expression devenue adage scandé jadis par les inénarrables grognards de la Grande Armée : j’y étais !

Bien sûr, Bartali, lorsque les dénivelés se présentent sous ses roues, apparaît invulnérable. Néanmoins, le Toscan, prudent, avait appris malgré son jeune âge à se méfier des grandes ficelles dégingandées à l’image de Vervaeck. Ce dernier, loin d’être un novice, bien au contraire, s’était lancé dans le grand bain comme indépendant en 1934. Troisième et premier Belge à Paris, il avait récidivé l’année suivante tout en sauvant in extremis la mise à son compatriote et futur vainqueur final, Sylvère Maes, dans les Alpes. En 1936, le Bruxellois, dont l’esthétisme est un crime à l’aérodynamisme, se hissa une nouvelle fois sur la troisième marche du podium. 1937 le vit suivre ses congénères dans leur retraite précipitée et demeura at home. C’est dire si en cette année 1938, le Belge s’annonce comme un adversaire des plus redoutables. En tant que leader provisoire de ce Tour, c’est à lui et à personne d’autre de faire front et de parer les multiples banderilles que ne manquera pas de lui asséner un Bartali au sommet de son art. Son rôle de premier de la classe lui donne effectivement des devoirs, mais saura-t-il les assumer jusqu’au bout. En fait, l’Italien ne lui en laissera pas trop le temps. Gino le Pieux, qui avait préalablement songé à attaquer lors de la montée surchauffée de l’ogre Izoard, révisa ses plans.

Dès le départ de Digne, le Toscan se sentit des jambes de feu et c’est vrai qu’à le voir ainsi mouliner dans l’huile, ça devait le démanger, le bougre. En tête de colonne dès Allos, il commença à éparpiller tout son monde. Dans Vars, même punition, avec un peu plus de véhémence, toutefois. Lorsque Bartali osa un regard à l’arrière, lors des premiers lacets de l’Izoard, seuls demeuraient sur son porte-bagages l’Italien Mario Vicini et le Luxembourgeois Mathias Clémens. A 10 bornes du but, environ, il subodora que ses encombrants convives semblaient par trop sans gêne et décida alors de les abandonner à leur triste sort. Ce fut fait illico, à la manière de Gino, en souplesse et efficacité. Ensuite, et bien ensuite, ce fut un festival pour solo ravageur en classe majeure. Que du bonheur vraiment, pour lui, bien évidemment, mais aussi pour nous, suiveurs et inconditionnels ou non du Toscan mais également et surtout pour les milliers de tifosi ravis et hilares qui avaient franchi en nombre la frontière toute proche, depuis la veille. A l’arrière, c’est l’hallali. Un témoin raconte. « Droit, puissant, souple, sans le moindre déhanchement, il disparut aux yeux de ses deux dernières victimes. Dans une courbe après la Casse Déserte, il jeta un regard vers la vallée, aperçut Vicini et lui adressa du bras levé un salut qui se voulait un encouragement, mais traduisait surtout son immense soulagement. »

A Briançon, sous les acclamations nourries de ses compatriotes, Gino Bartali précédait Vicini de plus de cinq minutes, Clément de plus de six, Cosson de plus de onze et Magne d’un peu moins de treize minutes. Quant à Vervaecke il franchit la banderole d’arrivée dix-sept minutes après le lauréat du jour. A l’issue de ce one man show époustouflant, nos voisins transalpins, dont la verve communicative n’est pas un vain mot, s’en donnèrent à cœur joie. Agitant des drapeaux avec frénésie, vociférant et hurlant le nom de leur héros. »Ces gens ont trouvé un surhomme ! », titrait, d’ailleurs l’excellent Georges Briquet, les tifosi étaient en transe. Lorsque Gino Bartali rejoignit, sous bonne escorte, son hôtel situé à Aix-les-Bains, un général italien repoussa d’un geste ample et seigneurial la foule agglutinée en hurlant : « n’y touchez pas, c’est un dieu ! »

L’ahurissant coup de semonce asséné par l’Italien sur les pentes abruptes et escarpées de l’Izoard généra un véritable océan de perplexité de la part de ses adversaires mais érigea également un abîme en minutes entre lui et la concurrence. Mathias Clémens, le premier adversaire de ce nom, était repoussé au-delà du quart d’heure. Quant à l’ancien Maillot Jaune, Vervaeck, il enregistrait un débours de l’ordre des vingt minutes. C’est dire si le Toscan avait fait le ménage, le pire étant que 10 bornes seulement lui auront été nécessaires pour parvenir à ses fins et creuser ainsi un fossé, semble-t-il rédhibitoire.

Le lendemain, sur la route qui conduit le peloton de Briançon à Aix-les-Bains, une échappée de huit hommes dans laquelle figurait peu ou prou tous les favoris encore lucides excepté Clemens, en apnée à l’arrière après sa débauche d’énergie de la veille pour tenter de limiter l’improbable, rallia l’arrivée un quart d’heure avant un premier groupe de poursuivants dont Tonin régla, comme il se doit, la suprématie. Clémens bouté hors du podium, Gino Bartali nanti désormais de vingt minutes d’avance pouvait augurer une issue favorable sous la forme d’une marche triomphale des plus glorieuses. La remontée sur Paris n’aura aucune incidence sur la hiérarchie établie à l’avant de la course mais permettra néanmoins au Belge Marcel Kint de réaliser un triplé à Aix-les-Bains, donc, Besançon et Metz. Félicien Vervaecke, pour sa part, à défaut de Maillot Jaune à Paris, assoira un peu plus sa suprématie lors des étapes chronométrées en s’adjugeant le dernier contre-la-montre de l’épreuve à Saint-Quentin. Mais le plus beau, pour nous Français, la cerise sur le gâteau en quelque sorte, est à venir.

Cette dernière étape allait être l’occasion d’un baroud d’honneur de deux de nos plus valeureuses légendes. La physionomie de la course allait se muer en tranche de souvenirs pour nos deux futurs retraités, Tonin et Dédé. A 68 printemps à eux deux, les papys s’apprêtaient, pour clore deux des plus fabuleuses et éloquentes carrières, à faire chavirer les foules. A Vallangoujard, la bien nommée, nos deux tourtereaux, prenaient la poudre d’escampette. La chaleur accablante ne fut nullement un obstacle à la démarche guerrière des deux potes. De concert, ils imprimèrent un rythme que d’aucun estima de soutenu pour s’envoler vers Paris au milieu d’une foule à l’enthousiasme démonstratif et communicatif. Le Parc des Princes explosa littéralement à l’entrée des deux gladiateurs dans l’arène surchauffée. A la manière de l’arrivée invraisemblable et énigmatique qui se déroula un demi-siècle plus tard sur les hauteurs de l’Alpe d’Huez, nos deux vétérans franchirent la ligne salvatrice bras dessus bras dessous, se tenant délibérément par l’épaule comme deux frangins. Cette louable et rare débauche de confraternité déclencha un tonnerre d’applaudissements assourdissants de la part d’une foule conquise et admirative. Le public du Tour possède ceci de peu commun et d’attachant, c’est qu’il ne cultive en aucun l’amnésie. Les images des quatre Grandes Boucles remportées avec panache et classe par nos deux héros émergent, soudain, à l’esprit de tous ces braves et inconditionnels mordus tels des icônes à jamais adoptées et honorées par la légende des Géants de la Route.

Au pays de l’ancestrale Rome Antique, un certain Decimus Iunuis Iuuenalis déclarait à l’attention des hauts dignitaires du régime de ces temps immémoriaux et afin de réfréner l’esprit chagrin d’un peuple morose, offrez leurs panem en circences. Gino le Pieux, comme l’avait prédit Juvénal, des siècles en amont, fut en effet idolâtré comme nul, en dehors du Campionissimo peut-être, champion de la Botte ne le fut et ne le sera jamais. Le Belge Félicien Vervaecke obtenait quant à lui et après ses trois 3ème place, le privilège d’être le dauphin du Toscan, et ce titre, honorifique malgré tout, suffisait amplement à son bonheur. L’équipe de France, elle, était passée complètement à côté de son sujet. Individualiste au possible, jouant les filles de l’air aux moments les plus inopportuns, tous avaient fait preuve d’un égoïsme et d’un égocentrisme primaire et d’un sens tactique des plus déplorables pour ne pas dire lamentable. Nous étions loin de l’entente cordiale des années 1930, 1932 voire 1934, où chacun s’était mis minable dans le seul but de hisser un camarade au sommet de la pyramide.

Seul l’ancien ajusteur de Renault, Victor Cosson, natif de Lorges dans le Loir-et-Cher et issu de l’Athlétique Club de Boulogne-Billancourt, était parvenu à tirer son épingle du jeu en montant sur la troisième place du podium. Heureux comme un pape, ce titi parisien bon teint, avait la verve aisée. Répondant du tac au tac à un journaliste lui demandant ce qui l’avait frappé lors de l’épreuve, Cosson rétorqua tout de go : « c’est d’être devancé par un fumeur invétéré ! Vous n’avez pas remarqué ? Le premier soin de Gino, après une arrivée, est d’allumer une cibiche, avant même d’aller aux douches ! Je peux même vous affirmez qu’il a gagné le Tour en fumant la pipe ! ». D’où l’expression.

Une rumeur, qui n’avait suscitée aucune instruction de la part des instances dirigeantes et qui, de ce fait, resta en l’état, s’était immiscée au sein du peloton peu avant les Alpes. L’Italo-français des Bleuets, Dante Gianello, était convaincu d’avoir été victime d’un empoisonnement en bon et du forme. Lors du passage de la caravane dans le Var, Gianello, souffrant de la chaleur ambiante, s’était emparé d’un bidon et l’avait ingurgité séance tenante. Alors en compagnie de Bartali, il fut pris de vomissement et de troubles ponctuels de la vue. Au bout du rouleau, le natif de Chiesa tomba soudain sans connaissance et ne dut son salut qu’à la présence fortuite sur les lieux de Lucien Avocat, journaliste de son état. Ce dernier l’assista gentiment ainsi une vingtaine de minutes, temps nécessaire au coureur du Sud Est pour recouvrer ses esprits et reprendre la route. Le médecin qui examina ensuite l’objet du délit décela trois grammes de strychnine. On ose imaginer le destin du malheureux si d’aventure il lui était venu à l’esprit de tout avaler. Sa perte de connaissance lui a sans aucun doute sauvé la vie. Nombre de journalistes, avides de sensations fortes à tout prix, eurent tôt fait de placer les Italiens en première ligne puis, de fil en aiguille, de les désigner comme les auteurs de cet odieux forfait. Or, la victime n’est pas, mais alors pas du tout de cet avis : « on a accusé les Italiens. Moi je suis persuadé que c’étaient les Belges. Ils me reprochaient d’être en combine avec Bartali. En fait, je l’admirais. C’était mon idole. Il l’est resté. Personne, jusqu’ici, n’a pu l’égaler ! »

Gino Bartali appartient à une génération sacrifiée de coursiers qui eurent à faire face au second conflit mondial synonyme de pénurie et de désolation. Pénurie d’épreuves et donc de victoires, bien évidemment, susceptibles d’étoffer un palmarès, déjà éloquent, que sa classe intrinsèque laissait augurer. Désolation dans le fait que, malgré les courses qui ont perduré en Italie durant une bonne partie de la guerre, celles-ci furent uniquement circoncis au sein de la botte et disputées, la plupart du temps par des seconds couteaux et sans grades sans foi ni loi. Il fallu attendre 1946 pour retrouver du grand, du très grand Bartali. De par cette mise en veille indépendante de sa volonté, Gino le Pieux n’en a que plus de mérite de figurer au sommet de la hiérarchie des Géants de la Route au même titre que son compatriote et adversaire Fausto Coppi, que la guerre n’a affecté alors qu’il n’en était qu’aux prémisses d’une carrière flamboyante. Deux gloires éternelles, que tout un peuple honore encore aujourd’hui dans la liesse et l’enthousiasme comme nul par ailleurs.

Michel Crepel