La malchance, Franco Ballerini en avait fait un moteur lorsqu’il était coureur à la lisière des années 80-90. Elle le rendait malheureux et chagrin et c’est souvent dépité et meurtri qu’il quittait la scène où celle-ci l’avait frappé malencontreusement ou bien insidieusement. Comme en cette année 1993 quand, les bras levés vers le ciel, on lui signifiait quelques instants plus tard que Gilbert Duclos-Lassalle lui avait « volé » son rêve, son Graal. Dominateur comme rarement tout au long de leur chevauchée en duo, Gilbert Duclos-Lasalle n’avait dû son salut qu’à cette hargne, cette abnégation qui caractérisait si bien le Béarnais. Dix fois, cent fois, il avait failli lâcher prise derrière la grosse cylindrée monstrueuse de puissance du Toscan qui avalait et digérait les pavetons nanti d’un appétit et d’une boulimie non feinte. Depuis Roger De Vlaeminck, jamais nous n’avions assisté à pareille domination que celle exercée par Franco Ballerini lors de tous les Paris-Roubaix auxquels il participait. Sans cette malchance récalcitrante et les combines d’équipes auxquelles il appartenait, nul doute que son palmarès dans la reine des classiques aurait été tout autre. Cela vaut également pour de Vlaeminck, bien évidemment. « Je ne reviendrai jamais ! » Tels furent ses mots à sa descente de vélo.

Deux ans plus tard pourtant, en 1995, Franco Ballerini croit enfin connaître la forme de sa vie et tous, suiveurs, journalistes et coureurs en font leur favori au même titre qu’Andreï Tchmil, impérial l’année précédente sous l’apocalypse. En guise d’épreuve préparatoire, l’Italien de la formation Mapei s’adjuge le Het Volk avec maestria et autorité, rejetant ses futurs adversaires du week-end pascal Edwig Van Hooydonck, Andreï Tchmil, Johan Museeuw et autres Wilfried Nelissen ou Peter Van Petegem aux rôles de comparses. Or, quatre jours avant la date fatidique, lors de Gand-Wevelgem remporté par le Danois Lars Michaelsen, Franco Ballerini est victime, en compagnie de Johan Museeuw et du Canadien Steve Bauer, d’une lourde chute qui le laissera l’épaule très endolorie. Appréhender les pavés dans un tel état relève de l’utopie, entendons-nous ici ou là. Museeuw, quant à lui, souffre du genou et se retrouve bien malgré lui sensiblement dans la même galère que l’Italien.

Patrick Lefévère, qui se veut optimiste, le sait mieux que quiconque, « il n’y a que 30 % de chances de le voir au départ de Compiègne. Cependant, mieux vaut pour nous un demi-Ballerini que pas de Ballerini du tout ! » C’est dire si le boss des Mapei avait foi en son coureur. Les favoris ou présumés tels pour la victoire sur le vélodrome sont peu ou prou les mêmes depuis l’aube des années 90. Seule la forme et la condition physique des uns et des autres permettent d’établir, bien arbitrairement toutefois, une hiérarchie. Si Andreï Tchmil apparaît encore plus costaud que lors de la dernière édition, où il s’était déjà montré impressionnant de puissance, Museeuw, lauréat du Ronde une semaine plus tôt et qui rêvait du doublé réalisé par le seul Gitan en 1977, est dans l’expectative. Demeurent les éternels « bouffeurs de pavés » que sont les Belges Johan Capiot, Wilfried Peeters, Jo Planckaert, Eric Vanderaerden, la cohorte italienne Fabio Baldato, Andrea Tafi, Stefano Zanini, Maximilian Sciandri ou Gianluca Bortolami, le Russe Viatcheslav Ekimov, l’Allemand Olaf Ludwig voire les Hexagonaux Gibus ou Frédéric Moncassin.

Après une sortie de 130 bornes du côté de Courtrai, la veille du départ de Compiègne, France Ballerini se déclare apte, de même que le « Lion des Flandres ». Lefévère peut enfin dormir. Ce Paris-Roubaix 1995 sera limpide comme rarement. Une centaine de coureurs s’extirpe en tête à la sortie de la Trouée d’Arenberg. Celle-ci rendue rapide, mais pas moins dangereuse, du fait de conditions climatiques favorables, a été appréhendée et franchie tout en puissance. Sur les longs bouts droits qui mènent à Templeuve, l’Allemand Bert Dietz fausse compagnie à la meute. Le Telekom se voit bientôt adjoindre Ekimov, le revenant Vanderaerden et le Mapei de service Tafi. Alors que la formation de Patrick Lefévère, en tête de peloton, accélère l’allure, Capiot, en vieux filou, leur file sous le nez au lieu-dit Seclin. Pas pour très longtemps néanmoins. Le Belge se voit en effet repris par la patrouille composée de Bortolami et Ballerini, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire.

A Templeuve, Johan Capiot chute et doit se contraindre à laisser filer le Baracchi transalpin lancé à toute vapeur. Le duo ne tarde pas à tomber sur le râble des quatre fuyards. Six coureurs en tête, donc, à ce moment de la course, dont trois Italiens de la Mapei et 45 secondes d’avance sur le gros de la troupe. A 32 bornes du vélodrome, sur une anodine portion de pavés succédant à l’abominable laminoir de Templeuve, la « Balle » place une mine et s’envole. Bien protégé par Tafi et Bortolami, le Toscan avale le macadam à la manière d’un requin ses proies à savoir un appétit gargantuesque. Le festival Ballerini est en marche et personne, même pas la malchance, ne viendra contrarier la belle machine virevoltant de pavé en pavé à la manière de son idole, le « Cecco ». Depuis Francesco Moser, effectivement, rares ont été ceux ayant laissé une telle impression de puissance et de virtuosité et déjoué de manière cynique les pièges et rets de l’Enfer.

Après six heures trente d’une course rondement menée, Franco Ballerini peut désormais donner libre cours à une joie non dissimulée. Il tient enfin son Graal ! Tchmil et Museeuw, arrivés deux minutes après le héros du jour, complèteront un podium du plus bel effet. « C’est le plus beau jour de ma vie. Jamais jusqu’à aujourd’hui je n’ai oublié ma cruelle déception de 1993. J’aime Paris-Roubaix et cette entrée sur le vélodrome est magique. C’est une chose réellement incroyable ! » Franco le Maudit entrait de plein pied au Paradis.

Le Toscan remettra le couvert de façon encore plus arrogante en 1998, puisqu’il laissera son second Andrea Tafi à plus de quatre minutes, puis arrêtera la compétition pour devenir bientôt sélectionneur de la Squadra Azzura. A l’image d’une Joconde bien née, Alfredo Binda, il se montrera aussi réaliste et pugnace que sur sa monture puisqu’il mènera au maillot irisé des fluoriclasse tels Mario Cipolinni, Paolo Bettini deux fois et Alessandro Ballan. On le subodorait enfin épargné à jamais par la malchance…

Michel Crepel