Pour bien appréhender ce qui va suivre, il est nécessaire d’imaginer objectivement la foi qui anime, à cette époque, le nouveau dépositaire à la gérance du peloton international. A 22 printemps, ce fils d’épicier de Woluwe-Saint-Pierre, dans la banlieue de Bruxelles, semble nanti de tous les ingrédients de l’athlète hors norme. Ses prédispositions iconoclastes concernant les fluctuations météorologiques sont tout bonnement stupéfiantes. Cet atout non négligeable et pour cause, le sublime aussi bien lors des froids polaires des classiques printanières que pour le franchissement des massifs montagneux, en été, par des journées caniculaires. Despote avant l’heure dans la catégorie amateur, ce superbe athlète de 181 centimètres pour 75 kg fut tout d’abord couvé par un certain Rik Van Looy, dès son passage chez les pros.

L’Empereur d’Herentals, alors grand ordonnancier de la modeste formation Sollo Superia, lui dispensa les premiers rudiments aptes à canaliser la débauche d’énergie du jeune belliqueux. Monsieur Gaston Plaud, inénarrable et incontournable garant de la suprématie Peugeot dans l’Hexagone, fignola, cisela et tenta d’arrondir les angles encore abruptes et saillants de ce diamant à l’état brut. En vain, néanmoins, car l’impatient est désireux de mettre en oeuvre, sans attendre, son trop plein d’explosivité. Passés maîtres dans l’art de la prémonition, les transalpins de la Faema, puis plus tard de la Molteni, plus altruistes et moins mégalomanes que leurs consoeurs, lui offriront avec délectations et sans contrepartie aucune les clés de la boutique. La suite leur donnera raison.

Nous étions à l’orée de la douzième étape du Giro 1968 et ce premier jour de juin annonçait une rencontre mémorable et inoubliable avec l’apocalypse, le rationnel, celui qui engendre l’effroi, la frayeur et l’innommable pour l’éternité. Peu de coursiers, même aujourd’hui, ne subodorent combien ces hommes, qui ont vécu cette journée dantesque, gardent à jamais enfoui au plus profond de leurs entrailles les stigmates encore à vifs de cette étape démentielle. Cortina d’Empezzo, la haute, la rebelle cité Olympique, douze années auparavant, va revivre les angoisses et les liesses de sa grandeur passée. Juin en hiver, même notre grandguignolesque Voltaire n’aurait pas osé s’affubler d’un pareil bonnet d’âne. Le blizzard balaie la vallée, chemine et serpente, tel un anaconda aviné, enrobant, au passage, tout être et objet gisant inconsidérément dans les infractuosités de sa quête mortuaire.

Eddy Merckx, lui, est seul, tel un éclaireur en proie à ses frasques suicidaires. Casquette vissée au crâne et gants polaires frisant le dérisoire, tentant d’épouser une fourche au touchée improbable, ce Rasmussen des temps modernes tranche la route, fend le froid, rompt la glace, dompte la neige et « caramélise » ses adversaires. Au delà de la tempête rageuse et furieuse qui paralyse membres et cerveau, au comble de la déraison, le Wallon a, de par cette chevauchée hors du temps, ébranlé voire soumis l’adversité. Ce raid insensé aux travers de ces routes inviolées, car immaculées de poudre blanche, et de ces pentes monstrueusement fantomatiques, car dénuées d’arbres et de végétations, a engendré chez les suiveurs et les coureurs l’incompréhension, l’aberration et, enfin, l’admiration. En Italie comme ailleurs, les légendes vont bon train et certaines, tenaces, laissent entendre que jamais, de mémoire d’homme, on avait vu un coursier escalader un col à une vitesse telle.

Le « Bergamasque », dont l’avenir de sempiternel dauphin s’ébauche cet après-midi là tel un automate s’extirpe de sa monture le visage ravagé par les meurtrissures et les larmes. Les autres, tous les autres, franchissent la ligne tels des zombies transis, gelés et écoeurés par tant d’insolence faîte homme. Plus que les écarts enregistrés aux Trois-Cimes de Lavaredo, c’est la chappe de plomb majestueuse et implacable que le tout jeune Eddy Merckx a posé, promptement et inexorablement sur le peloton qui interpelle suiveurs et tifosi. Les adversaires du présomptueux, eux, n’ont pas encore évalué les dégâts insidieux causés à leurs ambitions initiales et légitimes par le scénario irréel vécu et imposé, contre toute attente, ce premier jour de juin.

Ils ne s’en remettront, jamais ! Le néophyte d’Outre-Quiévrain a ouvert un gouffre immuable entre lui et ses adversaires. Le Showman, le Messie et le Bergamasque, respectivement second, troisième et sixième, sont désormais à des années-lumières de celui qui allait devenir, en remportant ce Giro 68, le cinquième étranger, après Koblet, Clerici, Gaul et Anquetil, à figurer au palmarès de l’épreuve reine des tifosi et, surtout, le premier Belge. Ceint, en outre, du maillot de meilleur grimpeur, gageure en forme de clin d’oeil pour un représentant du plat-pays, il n’offrira pas, pour l’heure, sa toute nouvelle notoriété, à tord, sans aucun doute, à la face du royaume des Francs, lors du Tour de France de cette année-là. On sait ce qu’il en advint.

Son triomphe de 68 aura des répercussions malheureuses de l’autre côté des Alpes. Las de tant d’impudence et d’insolence mêlée de la part d’un tout jeune freluquet, même pétri de talent, des gens malintentionnés et sans scrupule aucun s’ingénieront à lui pourrir sa marche triomphale et inexorable vers un second sacre d’affilé lors du Tour d’Italie 1969. A Savone la bien nommée, étape sans réelle difficulté, le jeune Eddy a rendez-vous avec son destin. Brutus a fait des émules, en ces lieux chargés d’Histoire, et la mort du toréador ne bouleverse en aucune manière les états d’âmes lorsque celui-ci n’est pas un autochtone. Mis hors course pour une sombre histoire de dopage abracadabrantesque, c’est en pleurs que le Cannibale, incrédule et meurtri, s’enfermera seul dans sa chambre d’hôtel au soir de cette rocambolesque journée. Finalement, hissé par tout un peuple, auréolé du sobriquet révélateur de « dieu vivant » par nombres de tifosi dissidents, peu avares de superlatifs, et surtout soutenu, contre vents et marées, par des instances internationales irréprochables en la circonstance, pour qui la duperie ne faisait aucun doute, Eddy Merckx verra sa peine commuée en « travail d’intérêt général », à savoir participer à sa première Grande Boucle !

Et là, la rage au ventre, blessé au plus profond de ses entrailles, le Cannibale entamera, et pour toujours, sans plus aucune once de sentiments vis-à-vis de ses adversaires, sa boulimique vengeance !

Michel Crepel