Greg LeMond ? C’est avant tout un bilan chiffré, une rare efficacité lors des compétitions auxquelles il participe. L’Américain, de par son charisme extraordinairement volubile et bon enfant, sidère les foules d’inconditionnelles, sa physionomie de poupon inconscient et joueur trouble les us et coutumes du peloton et des médias. Il ne laisse pas indifférent, le cow-boy, et son essor, sur le vieux continent, va changer les données du cyclisme à papa, enfermé dans ses traditions et ses certitudes ancestrales. Celui-ci se noie dans la merchandising des autres sports. Aussi, sous l’égide du rusé Bernard Tapie, l’Américain va devenir le premier coureur à échange commercial ! En clair, cela signifie que les retombées des exploits du Yankee en Europe permettront à la société Look de Tapie de pénétrer le marché américain. Business, business !

Mais revenons au sport, et en cela LeMond était un sacré phénomène, la classe à l’état pur, un monstre de régularité et une science de la course innée, en plus. La première image qui nous vient à l’esprit, concernant Greg LeMond, se situe en 1982, lors des Championnats du Monde de Goodwood en Angleterre. Cette année-là, le peloton arrive groupé au pied de l’ultime difficulté du parcours, une rampe sévère au sommet de laquelle sera jugée l’arrivée. Celui-ci comprend en son sein une pléiade de coureurs, tous susceptibles d’être sacrés champions du monde. Il y a là Zoetemelk, Kelly, Sarroni, Lejarretta, Pollentier, Raas, Van Der Velde, Moser, Gavazzi. A mi-pente, un maillot étoilé se dégage et s’envole vers l’arrivée. C’est Jonathan Boyer, Américain exilé en France depuis quelques années. La tête du peloton, comme en pareille occasion, a un moment de stupeur, et les coureurs se toisent, se suggérant mutuellement du regard de boucher l’écart. L’Américain, qui ne faiblit pas, a course gagnée lorsqu’une seconde tunique de l’Oncle Sam s’arrache et sprinte pour rejoindre l’inopportun.

Bien entendu, il draine dans son sillage tous les assoiffés qui n’attendaient que ça. Et notre Greg LeMond, emmenant sur son porte-bagages tous les finisseurs du lot restant en course, rejoint bientôt son compatriote, médusé de voir le même maillot que le sien revenir à sa hauteur pour aussitôt le déposer. Ayant présumé de ses forces, notre jeune présomptueux sera balayé comme fétu de paille par un Giuseppe Sarroni plus explosif que jamais, et trop heureux de l’aubaine. L’Américain terminera néanmoins deuxième à 5 secondes de l’Italien et résistera finalement au rush désespéré de Sean Kelly, mourant lui aussi à cinq secondes de la médaille d’argent. Le retour vers les États-Unis du clan américain a dû être chaudement animé et les interprétations sur la course d’équipe à l’ordre du jour ! La leçon, toutefois, portera ses fruits car c’est échappé, cette fois, qu’il deviendra champion du monde l’année suivante à Altenrhein, en Suisse, plus d’une minute devant Adri Van der Poel, Stephen Roche, Faustino Ruperez et Claudy Criquelion.

Après une nouvelle médaille d’argent derrière Joop Zoetemelk (à trois secondes du batave) à Giavera Di Montello, Italie, en 1985, il retrouvera le maillot irisé, en France cette fois-ci, où sous la pluie de Chambéry il s’imposera au sprint et d’un boyau devant le Russe Dimitry Konyshev et l’Irlandais Sean Kelly en 1989. Son palmarès, hormis un Dauphiné-Libéré en 1983, et une Coors-Classic en 1985, est dépourvu de succès dans les épreuves majeures, excepté les mondiaux, que nous venons de parcourir, et le Tour de France, dont nous allons nous attacher à brièvement commenter les grandes lignes. Presque chaque apparition dans la Grande Boucle se soldera par un accessit au podium. Et sa montée en puissance vers les sommets de la gloire a une certaine légitimité doublée d’une logique implacable ! Troisième en 1984, pour sa première participation, derrière les deux ténors de l’époque, Fignon et Hinault, c’est inespéré. Dauphin du Blaireau l’année suivante, on ne doute déjà plus de sa réussite future en 1985. Enfin, l’apothéose en 1986, avec un premier triomphe devant le Roi Hinault en personne, à qui il enlève le secret espoir d’un sixième triomphe sur les Champs-Élysées, synonyme de record absolu du nombre de succès dans le Tour.

Cette édition restera dans toutes les mémoires par son côté spectaculaire. Les deux équipiers de Tapie se livrant un duel fratricide mais néanmoins diaboliquement acharné jusqu’à cette icône d’anthologie où, main dans la main, ils franchiront de concert la ligne d’arrivée de l’Alpe d’Huez. Durant la succession des vingt-et-un lacets que comporte la montée légendaire, les deux protagonistes se livreront un combat énigmatique, truffé d’ambiguïtés tactiques, pour finalement s’annihiler et apparaître, tel que l’épilogue nous le montre, unanimement liés dans la liesse de la victoire. En 1987-1988, un malencontreux et très grave accident de chasse ne permettra pas à Greg LeMond de poursuivre sur sa lancée, et le privera certainement de triomphes plus à même d’enrichir un palmarès quelque peu atypique. Les deux années suivantes le verront retrouver sa place en haut de la hiérarchie grâce à deux nouveaux succès dans le Tour de France. Arrachés de haute lutte, l’un à Laurent Fignon, pour 8 secondes lors d’une dernière étape chronométrée dantesque, l’autre à un surprenant Claudio Chiappucci, auteur, avec plusieurs compagnons, d’une échappée-fleuve aux prémices de l’épreuve, et qui résistera jusqu’à la dernière semaine avant de s’incliner.

Enfin, victime des séquelles de son accident de 1986, l’Américain ne retrouvera pas, par la suite, la condition physique optimale nécessaire à la poursuite de sa carrière. Son rendement lors de l’exercice 1991 en administra la preuve irréversible. Plus tard, des examens médicaux approfondis décèleront de graves lésions dues aux plombs demeurés dans une partie de son corps. Les spécialistes ayant même, un moment, eu des craintes pour la santé future de l’Américain. A posteriori, d’ailleurs, ils se demandent encore comment le coureur à l’accent inimitable a pu trouver la force pour régenter ses deux victoires de 1989 et 1990 !

Michel Crepel