Quand la Bretagne rencontre le rock et le cyclisme, elle offre au monde un homme unique en son genre. Personnage atypique, à la fois artiste de talent et organisateur d’exception, il dénote dans le paysage du vélo tricolore. Il faut dire qu’il est difficile de ne pas le remarquer, fidèle au rendez-vous depuis plus de 30 ans, avec ses cheveux argentés lui tombant sur les épaules, preuve que chez lui l’âge n’est qu’apparence. En effet, l’affolant défilé des années ne semble pas avoir d’effet sur l’esprit de ce contemporain du grand Jacques Anquetil, s’attelant chaque année à préparer avec un enthousiasme inégalé sa course devenue mythique. Ecoutant toujours avec autant d’ardeur et de folie les bandes son des Pink Floyd ou des Rolling Stones, seul face à sa feuille à dessin dans l’humidité de sa cave, il reste encore aujourd’hui cette espèce « d’anar » du cyclisme, cette personne qui n’a jamais voulu rentrer dans une case. Il faut le voir pour savoir, pour connaître cet homme haut-en-couleurs, luttant comme un diable contre l’enfer de l’ennui, quitte à créer une épreuve tout à fait infernale. Il faut les voir sur les routes de Bretagne ces affiches à la fois sublimes et provocantes, celles qui permettent à un œil fatigué de toute la réclame capitaliste de se détourner de sa lassitude pour admirer ce chef d’œuvre publicitaire. Sur ces étendues de papier, le besogneux cycliste devient un véritable gladiateur, et le méprisé porcelet y devient une figure mythologique, s’élevant dans les airs, orné d’ailes angéliques. Quand l’art est d’une telle manière au service du sport, et le sport mis au service de l’art de la course, il n’y peut y avoir qu’un seul homme derrière. Ce mardi est l’occasion de dresser son portrait, celui de Jean-Paul Mellouët, fantasque organisateur du bien connu Tro Bro Léon.Jean-Paul Mëllouet | © Vélo 101
Son parcours :
Si Jean-Paul Mellouët n’est pas le diable, il est alors son disciple. Happé par le rock n’roll durant son adolescence, fasciné par l’expression de toute une jeunesse déviante à Woodstock, il s’est très tôt écarté d’un idéal puritain. Ne passant ses cheveux sous les lames de ciseaux que sous la contrainte, rechignant à abandonner son caractère et ses attributs fondamentalement bretons sous le diktat des hussards noirs de l’Ecole Publique, le finistérien n’a jamais souhaité se conformer aux attentes de la société.
Mieux : il est parvenu au fil des années à imposer ses idées révolutionnaires dans le monde du vélo, faisant d’une idée jugée initialement insensée un modèle de succès et de spectacle. Au départ, on ne donnait pourtant pas cher de son invention de course de cyclisme de route parsemée de ribins, ces petits chemins de terres bretons qu’empruntent les paysans pour rejoindre des champs. Trop durs, trop dangereux, trop risqués, lui rallait-t-on à la figure. Dès 1984 et ses cinq secteurs empierrés, les chutes fut nombreuses en effet, et les aléas envoyèrent les leaders hors-course pour avoir suivi une moto suiveuse court-circuitant ces sentiers semés d’embûches. Comme un symbole, le vainqueur cette année là se nommait Bruno Chemin, ça ne s’invente pas.
Trois décennies et six années plus tard, les ribins sont désormais au nombre de 27, et les amateurs ne concourent plus qu’en marge de l’épreuve professionnelle. Jean-Paul Mellouët a parfaitement réussi son pari. Au cours du temps, le Tro Bro Léon s’est étoffé en évènements, en catégorie et en budget. Parmi les courses d’attentes, figurent aujourd’hui une manche du Trophée Madiot cadet ainsi qu’une épreuve junior, auxquels s’ajoutent la veille du jour J une cyclosportive en route et en gravel. Quant à la course élite, elle attire aujourd’hui une dizaine d’équipes étrangères de deuxième et troisième division, venant s’ajouter à un contingent bien fourni de formations françaises. Le tout étant relayé et commenté sur les antennes d’Eurosport grâce à un dispositif audiovisuel suffisamment ingénieux pour franchir l’obstacle de la précarité des routes empruntées. De quoi se glorifier pour « le druide » d’avoir monté un véritable week-end de fête dans ce pays de Léon qui lui est si cher.
Il faut dire que le Tro Bro Léon est entièrement à l’honneur de ce territoire que les itinéraires touristiques délaissent, préférant le sud du département de cette terre du bout du monde. En traçant de sa propre main le parcours de chaque édition, Jean-Paul Mellouët rend chaque année hommage à tous ces paysans et marins qui font l’essence même de ce pays, qui le dotent de cette âme spécifique, charmant les visiteurs égarés. En faisant traverser au peloton tous ces chemins gorgés d’une historie riche et sincère, « le druide » rappelle ainsi toute la pauvreté et la destitution des lieux, mais aussi toute la splendeur humaine les illuminant. Durant chaque mois d’avril, c’est presque un voyage dans le temps que propose aux coureurs et aux téléspectateurs l’organisateur aux doigts de fée. De la cour du château de Kerouatz, où les murs de ruines et la décrépitude des chênes sont les témoins du poids du temps, aux littoraux d’un océan à la fois bienveillant et ravageur, intrinsèquement lié à des générations entières de pêcheurs de la région, le Tro Bro Léon est un véritable livre d’histoire à ciel ouvert. Même les coureurs, ces individus suffisamment aliénés pour partir en quête de « l’enfer de l’ouest », paraissent être issus d’une autre époque. Déglutissant au fil des kilomètres la poussière soulevée par leurs prédécesseurs, traversant ces sentiers empierrés à l’âge du goudron, compensant les aspérités de la route avec leur allure de damnés, ils semblent tout droit provenir de l’ère des forçats de la route. Travaillant aujourd’hui leur pédalier là où les paysans labouraient autrefois la terre, faisant fi de tout effet de fatigue, de tout cet amas de saleté et de crasse d’accumulant sur leur visage, ils s’échinent chaque année à remporter cette course d’un autre temps.
Si Jean-Paul Mellouët se désespère de la surcharge du calendrier de la fin du mois d’avril, faisant fuir les plus grosses cylindrées et les coureurs de renom, il s’offre tout de même chaque année quelques belles pointures. Pour ces résistants de la pierre, le Tro Bro Léon conserve une saveur toute particulière, une dimension presque mythique, au même niveau que la légende de Paris-Roubaix ou du Tour des Flandres, le côté social en plus. En effet, parmi les adeptes de cette course de timbrés, figure le belge Frederik Backaert, fidèle au rendez-vous depuis ses débuts professionnels. Lui verrai bien le cochon récompensant le vainqueur dans la cour de la ferme familiale, où il s’attèle à aider ses parents une fois l’entraînement terminé. De même, Damien Gaudin, vainqueur de l’épreuve en 2017, possède dans son pédalage cette dégaine rustique qui colle si bien à l’esprit de l’épreuve. Ces deux-là font partie de cette poignée de coureurs qui veillent tous les printemps à prendre le temps de reconnaître minutieusement chaque tronçon empierré du parcours, afin de d’offrir à leur palmarès cette course si particulière à leurs yeux.
C’est donc ça que Jean-Paul Mellouët peut se targuer d’avoir créé, cette tradition annuelle d’une course si spéciale, dotée d’une âme sans conteste. Dans un monde où fleurissent les épreuves à visée financières, des déserts du Moyen-Orient aux aires urbaines chinoises, ce breton ne cesse d’entretenir ce goût de mythe et d’aventure que suscite l’évocation du Tro Bro Léon.
Son statut aujourd’hui :
Ayant aujourd’hui clôt sa carrière de dessinateur, durant laquelle il a notamment élaboré le logo de Vélo 101 ou confectionné les affiches de la FFC, Jean-Paul Mëllouet concentre l’essentiel de ses forces sur l’organisation de « l’enfer de l’ouest » au mois d’avril. Si son enthousiasme débordant ne l’a pas quitté, un soupçon d’inquiétude émaille toutefois ses interviews. Peinant à se projeter dans l’avenir lors d’un entretien pour notre site en mars dernier, le finistérien n’a pas encore trouvé son successeur à la tête du comité d’organisation, même s’il place de bons espoirs dans sa bande de courageux bénévoles. Surtout, le futur du Tro Bro Léon est dépendant du niveau de concurrence calendaire que lui imposera le monde du cyclisme dans les années à venir, où les 19 équipes du World Tour ont souvent à délaisser des épreuves qui leur tiennent à cœur pour être en mesure d’aligner des coureurs sur des courses où leur présence est obligatoire. Faute d’un budget permettant d’intégrer le circuit roi du vélo mondial, Jean-Paul Mëllouet et sa créature mi-route mi-pierres resteront en déficit d’attractivité pour les plus grands coureurs mondiaux. Actuellement, seules des pointures régionales ou des habitués veillent chaque année à se présenter sur la ligne de départ, en plus de la vingtaine de formations issues des divisions continentales. Si une amélioration de la situation paraît relativement improbable, le finistérien espère éviter sa détérioration. Il en serait bénéfique pour l’ensemble du cyclisme français, fier de ce joyau breton aux ondes innovantes, car il n’y a rien de plus beau que de créer du neuf avec de l’ancien. Et avec la propagation du mouvement en France comme à l’international, de la voisine Bretagne Classic à Paris-Tours en passant par le Tour du Loir-et-Cher, il apparaît incontestablement que la potion du druide du pays de Léon fonctionne à merveille !
Par Jean-Guillaume Langrognet