Stab humait l’existence comme il respirait la course, à savoir nanti de l’excellence d’une maturité aguerrie très tôt pour le commun des mortels. Fils d’émigré polonais, Jean Stablinski connut très jeune les galeries basses et les crassiers de Valenciennes. A 16 ans, il opta pour la nationalité française dans le seul but initial de participer au « Premier Pas Dunlop ». Stab était l’archétype du coureur en circuit. Sa science de la course, sa maîtrise lors de situations inextricables et sa ruse, sa roublardise, rarement égalée depuis, en faisait un équipier de luxe que nombre de leaders se disputaient. Formé en outre à l’école des flahutes du Nord de la France, très prisée à l’époque, le petit ramoneur polonais aimait toutefois à rappeler qu’il était plus aisé de pédaler, même tel un forcené, que de descendre au fond des puits de mine. Dans la foulée et à l’inverse de ses compatriotes Grzegorz Kopaczewski (Raymond Kopa), Jerzy Lech Kontkovski (Georges Lech), Tad Cisowski ou Robert Budzinski, qui préférèrent les joutes footballistiques, Stab, lui, estima que son tempérament d’introverti invétéré épouserait à merveille la discipline individualiste du cyclisme faîte de chevauchées épiques et de raids solitaires.

Il le démontrera, et de fort belle manière, tout au long de sa carrière. Dans la lignée du futur quadruple lauréat Ryszard Szurkowski, Jean Stablinski sera le premier vainqueur français de la Course de la Paix en 1952. Passé professionnel l’année suivante, il inaugura ses prédispositions aux épreuves sur circuit en devenant champion de France militaire. Le natif de Thun-Saint-Amand participera à son premier Tour en 1954, qu’il abandonnera à la 21ème étape. Cette expérience s’avèrera toutefois enrichissante et guidera fortement ses choix futurs. Jusqu’au crépuscule des années 50, Stab apprendra le métier sous la houlette de son mentor et modèle Jacques Anquetil. Refusant avec véhémence l’étiquette d’équipier, il se considérait plus volontiers comme l’ami, le confident de Maître Jacques. L’affubler du costume de coureur-domestique le faisait sortir des ses gonds et son palmarès d’une éloquence rare plaide indéniablement en sa faveur.

Outre le Tour de Belgique en 1956, Jean Stablinski remporta le premier de ses succès marquants en s’imposant lors d’une Vuelta 1958 où il subjugua par sa maîtrise de la course et sa malice tacticienne, les Bahamontès, Lorono, Van Est, Desmet et Van Looy. Le premier de ses quatre titres de champion de France, Stab le conquérra en 1960 à Reims, en solitaire, devant Louis Rostollan et le « Basque Bondissant ». Il remettra le couvert, trois fois d’affilée, en 1962, 1963 et 1964. Entre temps, Stablinski se montrera également brillant et opportuniste lors des classiques comme Paris-Bruxelles en 1963 ou le Grand Prix de Francfort en 1965, et surtout en s’adjugeant la première édition de l’Amstel Gold Race en 1966.

Stab était certes un excellent coureur doté de bonnes jambes mais son atout majeur était sans nul doute sa vision de la course, sa faculté à se sortir des pièges les plus glauques et sa maîtrise de soi dans les moments critiques. L’apogée de sa carrière se situera en 1962 lorsqu’il deviendra champion du monde. Toute son existence, il se remémorera cette côte du Belvédère, à Salo di Garda, en Italie, où il bluffa impudemment le présomptueux et légitime favori, l’Irlandais Seamus Elliot. A ce propos, ce dernier, qui n’était autre que le père de son filleul disparu peu après, et Stab éprouva le besoin de se confier. « Pour gagner, j’ai dû bluffer, j’espère qu’il me pardonnera ». Il ne faut pas croire, cependant, que cet homme discret mais altruiste jusqu’au bout des orteils, n’a jamais connu la poisse, la solitude et la détresse. Que nenni, son accident en 1963 lors d’un cyclo-cross à Fontenay-sous-Bois est là pour nous le rappeler.

Ce jour-là, victime d’une lourde chute, Stab se releva avec le corps bardé de la bagatelle d’au moins quarante fractures. Ses origines, la rudesse de sa vie d’avant le vélo, ne seront pas de trop pour traverser cette période de doutes et de souffrance extrême. Le prix de la douleur, le goût âpre de la poussière des puits des mines sont autant de remèdes à l’infortune des jours de tempêtes et Stab était passé maître dans l’art de se sortir de tous mauvais pas. Encore une fois, il surfa sur l’adversité avec une audace comparable à celle qu’il usait lors de ses prises de risques juché, tel un acrobate, sur sa monture. Jean Stablinski dénué de tout a priori, terminera sa carrière en compagnie de Raymond Poulidor, chez Mercier en 1968, après avoir passé toute sa carrière aux côtés du meilleur ennemi du Limougeaud.

Quelques années plus tard, Jean Stablinski tenta de franchir le Rubicon et s’essaya au métier de directeur sportif. A ce titre, il eut pour élève un certain juvénile armoricain du nom de Bernard Hinault, auquel il prodigua ce conseil : « petit, n’attaque qu’une seule fois, mais fais-le au bon moment… » Sans l’ombre d’un doute, le Blaireau a certainement pensé à Stab lors de ses victoires en solitaire et il n’est pas illusoire non plus d’imaginer le rictus de malice sur le faciès du Polonais à chaque attaque du Breton !

Michel Crepel