Tout auréolé du cataclysme qu’il a provoqué en Italie la saison précédente en s’offrant le Giro au nez et à la barbe du super favori des tifosi, Gino Bartali, l’élégant helvète Hugo Koblet s’aligne au départ du Tour de France 1951 dans un état de grâce absolu. Loin, néanmoins, d’être favori lorsque l’on côtoie sur la ligne de départ de l’épreuve française des monuments tels Coppi, Bartali, Bobet, Geminiani, Robic et autre Ockers, le dandy suisse n’en recueille pas moins les suffrages d’inconditionnels témoins de sa chevauchée transalpine de 1950. La première semaine de course se déroule comme dans un rêve pour Hugo Koblet. Dès les premiers jours, il est membre d’une échappée, au long cours qui le propulse aux avant-postes de la course. Dans la foulée, il s’adjuge l’épreuve de vérité entre Rennes et Angers devant le Boulanger de Saint-Méen et le Campionissimo, s’il vous plaît. La douceur angevine n’est pas une vaine vue de l’esprit et personne n’est plus surpris lorsque, lors de la onzième étape, l’enfant de Zurich fomente une mission suicide sous la forme d’une accélération intempestive dès le départ, en l’occurrence au kilomètre 30, à la faveur d’une dénivellation anodine.

Accompagné un temps dans son périple par le Nordiste Louis Deprez, Hugo Koblet n’en poursuivra pas moins seul sa démonstration de force insensée. A tel point que son directeur sportif, Alex Burtin, se portant à sa hauteur, lui quémande avec véhémence de refreiner ses ardeurs et d’en garder sous la pédale. Le peloton, lui, interloqué et en proie à toutes les sournoiseries des tactiques d’équipes, n’en mène toutefois pas large et, de ce fait, tergiverse un long moment sur l’attitude à adopter pour enrayer l’hémorragie représentée par le coup de folie du coureur helvète. Les atermoiements des favoris, qui composent le peloton de chasse, ont pour conséquence directe d’aggraver le débours en temps de ces derniers sur Hugo Koblet.

Les Français, quant à eux, naviguent en plein désaccord. En outre, Bobet est victime d’une crevaison au plus mauvais moment et il ne doit son retour au sein du peloton qu’au prêt de la monture de son équipier Barbotin et la chasse conjointe orchestrée par un Geminiani furax et un Lazaridès dépité. Le vent de face laisse pourtant planer un doute sur la réussite de l’entreprise et augure, pour les plus optimistes, un retour des poursuivants dans des délais raisonnables. Mais à 70 bornes de la banderole d’arrivée, l’avance de l’intrépide zurichois s’accroît inexorablement. Enfin, remisant leurs querelles de clochers, éventées pour l’occasion à la rubrique nécrologique de la guerre des peuples, Gaulois et Romains s’unissent pour une poursuite ébouriffante sous la houlette des Bobet, Coppi, Bartali, Geminiani et consorts. En configuration de poursuite par équipe, cela aurait tendance à faire réfléchir n’importe quel présomptueux, n’en doutons pas ! Pas notre fringant suisse (« il n’y a pas le feu au lac » prend tout son sens), apparemment, qui dans son style de poursuiteur émérite, coulé, la pédalée aisée et majestueuse, continue d’affoler le chrono au détriment des poursuivants lancés plein pot !

Passons sur cette passe d’armes haletante qui perdurera des kilomètres et des kilomètres sans que le train, lancé pourtant à vive allure, ne puisse raccroché la locomotive zurichoise. Et c’est relevé, le teint resplendissant de l’homme ayant accompli un exploit, recoiffant sa chevelure bouclée à l’aide d’un peigne qui ne quittait jamais son cuissard, que Hugo Koblet franchira la ligne d’arrivée à Agen, 2’35 » devant le peloton des poursuivants fourbus et ahuris. Bénéficiant d’une minute de bonification, Koblet aura parcouru les 142 kilomètres entre Brive et Agen à la moyenne conséquente et respectable de 38,946 km/h. Les adversaires du Suisse doivent à présent se rendre à l’évidence et, de concert, admettent unanimement la supériorité de leur bourreau du jour. « C’est pas possible, un coureur pareil ! S’il existait deux Koblet, je changerais de métier sur l’heure… » Bel hommage du Grand Fusil.

Pour enfoncer un peu plus le clou, si besoin était, le fantastique rouleur suisse ajouta le plus normalement du monde que lors de sa randonnée dévastatrice, il n’avait dû puiser dans ses réserves qu’à l’approche du but et non avant ! Les Pyrénées, ensuite, seront avalées dans le sillage d’un Campionissimo grandiose et les Alpes, Hugo Koblet les appréhendera à merveille dans le sillage bienveillant des Geminiani, Lazaridès ou Bartali. Il triomphera à Paris vingt-deux minutes devant l’Auvergnat volcanique Raphaël Geminiani. Sa fin de saison sera empreinte de la même maestria puisqu’il s’adjugera le Grand Prix des Nations devant son Altesse Fausto Coppi et, pour parachever le bel ouvrage, il se distinguera sur la piste en décrochant la médaille d’argent en poursuite lors des Mondiaux. Au lendemain de son triomphe dans la Grande Boucle, le chansonnier Jacques Grello, s’exprimant dans les colonnes du quotidien Le Parisien Libéré, affublera le Suisse Hugo Koblet du pseudonyme, seyant comme un gant de velours, de Pédaleur de Charme !

Michel Crepel