Dans le milieu du cyclisme, c’est un coureur qui détonne autant qu’il étonne. Pédaleur inarrêtable la journée, feuilleteur effréné de livres le soir, le garçon cultive d’une manière assumée son image « d’intello du cyclisme ». Il faut dire que le peloton ne compte pas beaucoup d’admirateurs de Platon, peut-être encore moins de connaisseurs des protons. Bercé et muri aux paroles de Zarathoustra, abreuvé inlassablement par les écrits de Nietzche, cet homme brillant a su prendre de la hauteur sur le petit monde du cyclisme. Eclairé par ses lectures des sages, il a pu lui porter un regard détaché, fort de la hauteur du savoir. Il est parvenu à faire du sport une philosophie de vie, plutôt qu’une raison d’exister. Pédaler pour avancer, s’arracher pour gagner, résister jusqu’à émerger parmi les meilleurs grimpeurs des épreuves. Finalement dans ce sport où la souffrance est poussée à l’extrême, où la brûlure qui incendie les cuisses n’est cessée d’être avivée par le rythme imposé, le vainqueur est celui qui est un maître stoïcien : nier les souffrances dues à des évènements extérieurs afin de parvenir au bonheur intérieur. Et cela, être capable de se désinhiber de l’atrocité de la souffrance du coureur cycliste en pleine ascension, Guillaume Martin en a fait sa spécialité. Portrait d’un homme cartésien, insistant sur la prééminence de l’esprit mais ne négligeant pas son corps.

Son parcours :

Au départ de la grande, difficile et splendide épreuve qu’est la vie, rien ne prédestinait Guillaume Martin à devenir coureur cycliste. Fils d’une mère comédienne et d’un père facteur, le vélo ornait bien le décor de son existence mais il n’en faisait pas l’essence. Pourtant, rapidement, la philosophie l’a rattrapé. D’abord Socrate, aiguisant son esprit de compétition par sa conception d’association inéluctable de l’examen à la vie. Ainsi, après une enfance parsemée d’épreuves anodines, où la compétition se mêlait sans cesse au banal, face à ces intrépides adversaires imaginaires des frères Pétochin, le désir d’en faire son métier naquit. Alors, considérant son existence à la manière de Nietzche, c’est-à-dire un « instinct de croissance, de durée, d’accumulation de force, de puissance », ajoutant que « là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin », Guillaume Martin s’est attaché à ne jamais connaître cette chute. Continuellement désireux de progresser, de gravir une à une les marches de la hiérarchie, pour enfin fracasser les verrous des portes du monde céleste des professionnels, à la manière d’Epicure narré par Lucrèce deux millénaires auparavant, il franchit déjà le seuil de l’équipe de France junior en 2011, alors qu’il évolue encore au modeste club local du
VC Saint-Hilaire-du-Harcouët. Son rôle majeur dans le titre de son compatriote Pierre-Henri Lecuisinier cette année-là consacre une saison riche en succès, avec notamment une belle victoire d’étape sur la Course de La Paix juniors. Ses exploits lui permettent alors d’être repéré par l’équipe réserve de Sojasun pour y courir durant deux années, avant d’intégrer le prestigieux club formateur du CC Etupes.

Guillaume Martin mène alors une double vie, dissociant presque les deux parties fondamentales de son être : alors que le corps s’use à parcourir les compétitions amateures, l’esprit, lui, s’occupe vivement dans les amphithéâtres de philosophie de l’université Paris-Nanterre. 2015 est alors la consécration de cette jeunesse divisée sur deux fronts : alors qu’il remporte Liège-Bastogne-Liège Espoirs, épreuve où les plus grands ardennais ont brillé, il reçoit quelques mois plus tard son diplôme de Master de Philosophie, consécutif au rendu d’un mémoire de 183 pages intitulé : « Le sport moderne : une mise en application de la philosophie nietzschéenne ? ». Voilà ainsi en un sujet, en quelques mots propices à un faramineux développement, comment concilier les deux passions qui égayent et nourrissent sa vie. En rédigeant cet écrit d’une singularité toute particulière, il mettait à l’honneur le philosophe allemand en le présentant comme un pionnier : décédé trois ans avant avant la première Grande Boucle, il offrait déjà des réflexions de précurseur sur l’aspect mythique de l’épreuve. En 1905, quand l’Etat se détachait définitivement de l’Eglise, quand la foi connaissait un profond déclin, le Tour de France et ses héros étaient érigés au statut du sacré, loin du sacer de l’Antiquité. Le sport, avec ses défauts, ses dérives et ses dangers, remplaçait peu à peu la religion dans l’âme des peuples. Progressivement, le Tourmalet et le Galibier devenaient de véritables lieux de culte, et les chaleureux dimanches d’été étaient occupés à séjourner le temps de quelques heures sur le bord des routes plutôt que sur les bancs des cathédrales.

Un centenaire et deux années plus tard, c’était au tour de Guillaume Martin de goûter aux sacrements de la messe de juillet. Après une première saison réussie, marquée par de nombreuses places d’honneur mais restée toutefois sans succès, le normand découvrait les joies de la Grande Boucle. A travers ses chroniques quotidiennes pour le journal Le Monde, le grimpeur de Wanty-Groupe-Gobert fait vivre au grand public ces trois semaines d’épreuve intense avec la hauteur de la philosophie. Sous sa plume, il relie les grimpeurs aux héros nietzschéens, associe son directeur sportif à un philosophe grec, rapproche Anquetil et Rousseau ou encore Wiggings et Socrate, pour donner au Tour de France une hauteur que même les cimes des grands sommets pyrénéens et alpestres ne peuvent pas lui offrir. Renouvelant l’expérience en 2018 et en 2019, il dénote au sein du peloton. Invité de France Inter, il s’insère sincèrement dans une culture que la popularité de la Petite Reine n’était pas encore arrivée à pénétrer. Et surtout, au fil de l’encre écoulé et des pages tournées, ses performances renforcent son leadership discret. En effet, en 2017, il offre à son équipe belge de deuxième division une troisième place sur l’étape à la Station des Rousses, puis collectionne les bouquets en fin de saison, ses premiers dans le monde professionnel. Un rendement qu’il n’est pas parvenu à conserver par la suite, en dépit d’une volonté de puissance préservée.

Son statut aujourd’hui :

S’il fait partie de cette liste des 101 personnes qui font le cyclisme français, c’est parce que je l’aime bien, moi, ce petit homme adepte des théories nietzschéennes et à l’attitude digne de la célèbre doctrine d’Epictète : « supporte mais abstient toi. ». Capable de surmonter la douleur à un seuil de tolérance inouï, le récent auteur de la pièce de théâtre « Platon vs. Platoche » est parvenu au périphérique de la cour des cadors des Grands Tours. Faute de faire partie de leur cercle, il fait figure de principal prétendant. 12e de la Grande Boucle cette année, il a fait preuve d’une impressionnante régularité, sans pour autant parvenir à briller. C’est un peu son paradoxe socratique : longtemps présent auprès des meilleurs, Guillaume Martin est absent des hauts de tableaux. Participant invisible des ascensions finales, il ne peut peser sur le résultat final en dépit de sa fidélité au rendez-vous.

C’est ainsi ce que l’on peut lui souhaiter de mieux pour l’avenir, qu’il envisage désormais sous les couleurs de Cofidis. Vaincre à nouveau, dominer enfin. Mais c’est peut-être ici la limite de la philosophie stoïcienne : si par sa force d’esprit Guillaume Martin est parvenu à se détacher de toute souffrance pour atteindre sa posture actuelle, il est aujourd’hui rattrapé par la cruauté du destin : celle de ne pas avoir la maîtrise de son talent physique.

Par Jean-Guillaume Langrognet