Née de l’imagination fertile du Desgrange local, Clemente Lopez Doriga, en 1935, la Vuelta, dernier né des grands tours nationaux, n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements en 1959. Parrainé par un quotidien, à l’instar du Tour et du Giro, Informacions en l’occurrence, le Tour d’Espagne, malgré l’assentiment enthousiaste des aficionados de tous bords, n’a pas fait l’unanimité parmi l’intelligentsia politique de l’époque. Le « Frente Popular », instauré cette année-là, en est sans aucun doute la cause. Toujours est-il que la liesse populaire née de cette offrande faite aux amoureux de la petite reine au pays de Cervantès aura tôt fait de convaincre les plus récalcitrants. Quatorze éditions se sont succédées depuis l’éclosion de la reine des épreuves ibères et son épanouissement, à défaut de sacralisation, a énormément de difficultés à concurrencer les mastodontes que sont le Giro et le Tour en matière de participation. Son déroulement, au cœur même du printemps, nuit indéniablement aux ambitions et aux desseins de nombre de coursiers complets de ces années-là. Les classiques printanières sont très prisées en ces temps immémoriaux, ce qui soulève l’interpellation et l’incompréhension de ceux qui souhaiteraient néanmoins participer à l’épreuve espagnole. En outre, le Giro, véritable phénomène de société au pays de Léonard De Vinci, prend son envol seulement quinze jours après l’épilogue de la Vuelta, ce qui, invariablement, condamne la présence du peloton transalpin au départ.

Pourtant, au crépuscule des années 50, les organisateurs volontaires et tenaces, et qui n’ont à aucun moment versé vraiment dans la sacro-sainte fatalité, vont parvenir, et ce n’est pas le moindre de leur gageure, à débaucher quelques coureurs à la notoriété bien établie. C’est ainsi que, de la Castille au Pays-Basque, en passant par la Mancha, l’Andalousie, la Catalogne et la Navarre, le peuple de la péninsule ibérique aura l’occasion rêvée, aux côtés de leur « Aigle de Tolède » bien aimé, d’applaudir, conspuer ou vénérer à loisir et à gorge déployé les monstres sacrés que sont, au demeurent, le Campionissimo, l’Empereur d’Herentals, le Grand Fusil, le Roi du Vigorelli ou encore l’Africain. Si Fausto Coppi n’est plus que l’ombre du Campionissimo qu’il fut, il n’en demeure pas moins vrai que son aura apparaît toujours aussi porteuse et véhicule invariablement autant de passions exacerbées que jadis. En revanche, la manne conséquente de pesetas allouée par les organisateurs au plus prestigieux coursier de tous les temps, provoque l’incompréhension, l’agacement voire l’aversion de nombres de ses congénères envieux et pour le moins cupides.

Outre les autochtones à la tête desquels Federico Bahamontès trône tel un épouvantail, les favoris de cette 14ème édition ont pour nom Roger Rivière et à un degré moindre Rik Van Looy. Si ce dernier éprouvera des difficultés dès que les pourcentages iront crescendo, sa classe intrinsèque de rouleur patenté peut lui permettre d’amortir le matelas de minutes concédé en haute altitude. Quant au Forézien, son dernier Dauphiné a démontré que celui-ci possédait des aptitudes intéressantes et inavouées d’escaladeur des cimes et confirmé ses dons exceptionnels de rouleur. Le dilemme est de savoir, par conséquent, comment les deux coureurs se comporteront face à la coalition acariâtre, opiniâtre et perpétuelle des locaux.

Dès la première étape, l’Aigle de Tolède sonne le tocsin en étant l’instigateur d’une échappée royale où figurent tous les favoris. Le terme de l’étape, au sein même de la cité impériale, n’est pas étranger aux velléités offensives du Picador. Dans sa quête de reconnaissance absolue, Bahamontès a entraîné dans son entreprise de déstabilisation des hommes aussi dangereux et voraces que Rivière, Van Looy, Zegu et Suarez. La victoire de Rik Van Looy à Tolède n’étonnera bien évidemment personne et encore moins l’intéressé, un brin jovial et carrément hilare sur le podium, au moment d’endosser le premier maillot amarillo de cette Vuelta partie sur les chapeaux de roues. Ce coup de Trafalgar, initié et fomenté de main de maître par le Castillan, laissera un goût amer aux adversaires des premiers arrivants. En effet, ces derniers débourseront la bagatelle de cinq minutes à l’infernal et irrésistible quintette.

L’Espagnol Antonio Karmany, honnête saute-ruisseau et accessoirement coéquipier de Bahamontès chez Kas, sera l’auteur, dès le deuxième jour, d’un raid solitaire qui le verra triompher à Cordoue avec quelques cinq minutes d’avance sur le peloton et chiper par la même occasion le maillot de leader des épaules de l’Empereur d’Herentals. Malgré les succès de Federico Bahamontès et d’Antonio Suarez les jours suivants, rien de bien transcendant ni même d’essentiel n’interviendra avant la septième étape. Ce jour-là, les coureurs s’élancent d’Alicante la douce pour s’acheminer cahin caha, tout en empruntant des routes d’un autre âge, jusqu’à Castillon l’orgueilleuse. Route pour le moins piégeuse et semée de rets insidieux car invisibles. Dès le départ, une échappée se dessine, composée des Français Pierre Everaert, Roger Chaussabel et Marcel Rorhbach, des Belges René Van Meenen et Josef Vloebergh et des Espagnols Antonio Barrutia, René Marigil, Beninio Azpuru, José Segu, José-Luis Talamillo et José Gomez Del Moral. Ayant affaire à un peloton apathique, adoptant bon gré mal gré un train de sénateur des plus séniles, les onze grégarios ne tardent pas à se vautrer allègrement sur une confortable moquette épaisse en minutes. De ce groupe, Antonio Barrutia va s’extirper pour couper la ligne en solitaire six minutes devant José-Luis Talamillo et ses compagnons de bonne fortune. Le peloton, quant à lui, rejoindra Castillon une demi-heure après le lauréat du jour. Les écarts, à l’issue de cette journée, sont aussi abracadabrantesques que faramineux. Si le Belge Josef Vloebergh, le mieux placé au général le matin même, s’empare du maillot amarillo au détriment de Karmany, ce dernier est, désormais, relégué à plus de vingt-trois minutes. Quant aux autres favoris déclarés, ils naviguent tous entre vingt et trente minutes de l’Anversois. Le Campionissimo, pour sa part en tournée d’adieux, s’inflige un déficit de l’ordre de quarante minutes qui laisse pantois les suiveurs et interpelle ces mêmes observateurs sur les réelles ambitions du transalpin au départ de Madrid.

L’évolution de cette Vuelta est pour le moins surprenante. Le spectacle y est permanent et les nombreuses situations scabreuses prédominent et donnent un certain cachet à l’épreuve. Bien malin celui qui osera un pronostic tant la course est débridée et indécise. Bref, on ne s’ennuie pas. Et la farandole se poursuit de plus belle. Dès le lendemain, sur la route qui mène à Tortosa, un groupe où figurent Everaert, Van Looy et Rivière, prend la poudre d’escampette. A l’arrivée, l’Empereur d’Herentals claque sa seconde victoire d’étape et reprend, ainsi que ses camarades de fugue, pas loin de onze minutes au peloton. Le maillot amarillo passe alors des frêles épaules du Belge Josef Vloebergh aux trapèzes légèrement déclinant du Français Pierre Everaert. Cette 7ème étape sera le théâtre d’une ire inique d’un Bahamontès, remonté comme une pendule sévillane, à l’encontre de la doublette franco-belge Van Looy-Rivière. L’objet de cet éhonté courroux aurait pour cause embryonnaire l’entente illicite des deux renégats, un comble lorsque l’on connaît l’animosité et l’unité que sont capables d’élaborer et de créer les Ibères lorsqu’un étranger vient, ne serait-ce que fouler leurs plates-bandes. Bref, la violente colère de l’icône hispanique n’influera en rien sur le comportement belliqueux et dévastateur d’un Van Looy conquérant qui s’offrira sans trembler un troisième bouquet dès le lendemain. La 10ème étape, qui mène les rescapés de cette Vuelta à Lérida, sera l’occasion d’une joute poignante et virulente entre Antonio Suarez et le Grand Fusil. L’Espagnol, plus prompt que le Montferrandais, remportera l’étape et profitera de cette journée, faste pour lui et ses couleurs, pour se hisser au sommet de la hiérarchie à seulement treize minutes d’Everaert.

La 11ème étape, Lérida-Pampelune, s’apprête à irradier toute la Navarre et constituera indéniablement le tournant de cette quatorzième édition du Tour d’Espagne. Une échappée de six hommes prend forme peu après le coup de pistolet du starter. Au sein de ce groupe hétéroclite, on reconnaît à peu près tous les protagonistes de ce début de course, à savoir les incontournables, Van Looy, Rivière, Segu et Suarez accompagnés, pour la circonstance, de l’Espagnols de service, Jesus Galdeano et du Français de Peugeot, Emmanuel Busto. Seuls manquent à l’appel, outre le maillot amarillo Everaert, Bahamontès et à un degré moindre Geminiani. A l’arrière, le travail des équipiers, colossal, ingrat et besogneux, permet aux hommes de tête d’accroître inexorablement leur avance. Six minutes au premier tiers de course, la machine est lancée à plein régime et seul un impondérable semble pouvoir enrayer la belle mécanique. Les relais tombent telles les bielles d’un Titanic lancé à trente noeuds. La chaleur est caniculaire dans le nord de l’Espagne en ce printemps 59. Devant, les deux purs sang que sont Van Looy et Rivière assurent les relais les plus longs et les plus drastiques. Décidément, les deux compères s’entendent comme larrons en foire. A ce petit jeu, l’écart grimpe d’une manière inouïe pour atteindre bientôt quinze puis vingt-trois minutes. A ce moment précis, Roger Rivière perce, contrariant quelque peu le bon ordonnancement et la progression linéaire des fuyards. Le Stéphanois, le bras haut dans le ciel, attend un secours qui ne viendra pas. Fataliste, le coureur de Saint-Raphaël se décide à réparer seul sa monture. A ses côtés, Van Looy l’attend. On apprendra plus tard que Fred Olivieri, son directeur sportif, erre à la l’arrière de la course, plus précisément derrière le peloton, en soutien assidu mais désespéré de son leader et maillot amarillo Pierre Everaert, en pleine déconfiture. Même si votre serviteur exècre les oreillettes, il serait malhonnête de ma part de ne pas avouer que dans un tel cas.

Toujours est-il qu’une fois le dépannage effectué, les deux hommes se remettent à l’ouvrage de fort belle manière. Pas pour longtemps, hélas, car Roger Rivière, après quelques kilomètres d’une poursuite effrénée, est une nouvelle fois victime d’une crevaison. Mais cette fois-ci, le Forézien ne possède plus de boyau de rechange et doit se résigner, contraint et forcé, de patienter dans l’attente d’un éventuel et vain secours. Celui-ci interviendra onze minutes plus tard et sera finalement synonyme de grosse désillusion. En effet, jamais le Stéphanois ne reverra la tête de la course et perdra ainsi toute chance de remporter une Vuelta qu’il gérait et administrait, jusqu’à cet incident impromptu, à la manière d’un vieux briscard. Rik Van Looy en profitera pour inscrire un quatrième succès à son tableau de chasse et Everaert perdra son beau maillot amarillo au profit de José Segu. Cette étape aura été dramatique pour l’inénarrable José Bergareche, organisateur et maître d’oeuvre de l’épreuve. Devant faire face à l’abandon inopiné et inattendu d’un Federico Bahamontès en pleine crise de confiance, Bergareche prit même la décision surprenante car illicite de faire dépanner Rivière pas les mécanos de Kaz, ennemi juré des Saint-Raphaël. Il faut bien avouer que l’épreuve espagnole prend une tournure des plus inattendues. Les leaders fourmillent au commandement et les favoris se désintègrent au fur et à mesure que l’épreuve avance. Le bilan de cet chienlit est éloquent. Si Van Looy poursuit sa moisson de victoires tout en demeurant dans les premières positions, José Segu, pour sa part, parade tout de jaune vêtu tandis que l’énigmatique et talentueux Antonio Suarez se positionne en embuscade à seulement trois minutes du nouveau leader de Kaz.

Roger Rivière sauvé de la noyade et de l’abandon par le philanthrope Bergareche, ne sera pas ingrat envers son bienfaiteur. La 14ème étape interviendra à point nommé pour mettre les compteurs à zéro. Le long et difficile contre-la-montre de Vitoria verra le Stéphanois écraser voire atomiser de toute sa classe la concurrence. A l’issue des 62 bornes d’un parcours accidenté mais assez roulant, Rivière laisse son plus proche adversaire Antonio Suarez aux portes des deux minutes, Luis Otano à plus de deux, enfin Van Looy et consorts à cinq minutes et plus. Antonio Suarez endosse l’aarillo au dépens de son compatriote Segu, relégué désormais à 1’06 ». Le triple champion du monde de poursuite et tout frais émoulu recordman du monde de l’Heure s’adjugera au sprint, s’il vous plaît, la 16ème et avant-dernière étape de cette Vuelta, preuve s’il en est que le Forézien est passé tout près de la grande consécration. Pour la petite histoire, la veille, par l’intermédiaire de Radio-Vuelta, nous apprenions interloqué mais dépité le bâchage aussi confidentiel qu’affligeant de la légende vivante Fausto Coppi, beaucoup plus nanti de pesetas aujourd’hui qu’il ne l’était voilà trois semaines au départ de l’épreuve. Le prix du déshonneur en quelque sorte.

La dernière étape, agrémentée de six cols, ne viendra pas bouleverser une hiérarchie bien établie concernant le classement général. Seul le maillot amariollo tentera, avec succès d’ailleurs, de s’octroyer le maillot récompensant le meilleur grimpeur. Un doublé rare, réussi en seulement deux occasions auparavant. Pour arriver à ses fins, et alors que ses deux principaux adversaires pour la conquête du maillot blanc immaculé ont pris la tangente, Suarez envoie à l’avant son fidèle et virevoltant équipier Fernando Manzaneque. Ce dernier a pour mission de se joindre aux deux fuyards Karmany et Van Genesthen, les deux fameux rivaux de son leader, de les titiller et enfin de leur chiper les points tant convoités aux sommets des ascensions du jour. La chance sera du côté de Suarez car les deux présomptueux ayant par trop présumé de leurs forces, se retrouveront bientôt proches de l’hallali, laissant ainsi le champ libre à Manzaneque, qui s’en ira quérir une victoire de prestige à Bilbao, terme de l’étape et de l’épreuve.

Antonio Suarez conservera sa minute et six secondes sur José Segu et sept minutes tout rond sur le bonhomme de cette Vuelta, le Belge Rik Van Looy, pour s’adjuger un Tour d’Espagne ébouriffant. Cette 14ème édition demeurera, malgré nombre de déceptions dues à certains abandons, défaillances et autres avatars malencontreux, comme une cuvée royale de celles dont on se remémore volontiers et sans ambages la date lorsque le moment de citer les plus grands faits de course nous vient à l’esprit.

Michel Crepel