Le 1er juillet 1903, le journal sportif l’Auto affichait fièrement en première page le parcours du tout nouveau Tour de France, s’élançant le jour même. Henri Desgrange, alors directeur du quotidien, devient logiquement directeur de la course. Au cours du XXe siècle, les ventes de l’Auto croissent en parallèle de l’affirmation de la Grande Boucle dans le paysage sportif, devenant rapidement l’épreuve reine en France, rassemblant les meilleurs coureurs de l’époque et suscitant le vif intérêt des foules. Interdit à la libération en raison de son soutien à l’occupant allemand, l’Auto se mue alors en l’Equipe en 1946 sous l’action de Jacques Goddet, gardant ainsi la même structure que son ancêtre. Un an plus tard, le journal récupère l’organisation du Tour de France aux côtés du Parisien-Libéré, qu’il relance cette année-même, après sept ans d’interruption. En 1964, alors que le rapprochement entre les deux médias co-organisateurs a été effectué depuis 1956, ils fusionnent avec les éditions Emile Amaury, donnant ainsi naissance au groupe éponyme. Progressivement, le binôme de journaux passe alors la main de la direction du Tour à une filiale crée spécifiquement à des fins d’organisation sportive, Amaury Sport Organisation, au cours des années 1990. Ainsi, si l’Equipe ne détient plus aujourd’hui la responsabilité de la Grande Boucle et ne dispose plus d’un droit d’ingérence dans sa mise en œuvre, le quotidien sportif dispose cependant d’une histoire indéniablement liée à celle de l’épreuve mythique, en gardant aujourd’hui encore une proximité du fait de leur groupe d’investissement commun.Une de l'Auto à l'occasion du départ du Tour de France 1903Une de l’Auto à l’occasion du départ du Tour de France 1903 | © Wikipédia

Si Henri Desgrange ou Jacques Goddet, mythiques directeurs de la Ronde de Juillet ont également été des acteurs majeurs du développement du journal, d’autres reporters ont également participé à la renommée de l’épreuve à travers l’écriture de papiers largement lus par les français, constituant pendant longtemps la principale source d’information du public sur la course. D’Antoine Blondin à Jacques Marchand en passant par Pierre Chany, tous ont contribué à la grandeur de la Ronde de Juillet dans l’esprit des français, fascinés par ces récits épiques de forçats de la route se livrant une bataille intrépide en parcourant les plaines et les massifs de l’hexagone. Désormais, les temps ont changé. La télévision offre la retransmission intégrale de toutes les étapes sur les chaînes du service public, internet et les réseaux sociaux permettent un accès instantané à l’information, et les articles liés au Tour prolifèrent. Alors les tons d’écritures doivent changer, les comportements sont contraints de s’adapter. On ne raconte plus la course comme avant. On décale le regard, on aborde d’autres points de vue, on met de la lumière sur ce qui est resté dans l’ombre. « Il faut se mettre à la place du lecteur » déclare un successeur au sein de la rédaction de l’Equipe des illustres journalistes cités précédemment. Voici donc son portrait, celui d’un journaliste cycliste contemporain, à l’ère de Twitter et de Google, voici le portrait de Gilles Simon. Gilles Simon aux côtés de Claire BircogneGilles Simon aux côtés de Claire Bircogne | © Compte Twitter de Claire Bricogne

Son parcours :

Comme beaucoup, l’amour contracté par Gilles Simon pour la Petite Reine, comme une maladie incurable subsistant à vie dans les veines, provient de la simple posture de spectateur au bord d’une route un après-midi de juillet. D’abord une longue attente en famille, autour d’un pique-nique spécifique à l’occasion, puis le temps de s’agiter avec excitation en espérant recevoir sur le bas-côté un petit objet issu de la caravane, puis à nouveau une longue attente, avant le fameux cri : « les voilà ! ». D’abord les échappés, une poignée de coureurs entourés d’un essaim de véhicules motorisés, puis le peloton, filant devant les spectateurs à une allure ahurissante, sous les hourras d’une foule occupée à reconnaître les maillots distinctifs au sein de cette meute ébouriffante. Enfin, c’est le défilé des voitures suiveuses qui conclut le bal, et sonne la fin d’une délicieuse journée chaleureuse, suscitant immédiatement l’espoir que le Tour revienne au plus vite parcourir les routes de sa région. Gilles Simon a été victime de cette magie, et si d’autres en sont resté au stade du loisir, lui a vu sa vie basculer à la suite de cette découverte fabuleuse. S’il n’a malheureusement pas eu la chance de grimper chaque week-end sur la selle d’une bicyclette durant son enfance, le natif de Nancy nourrit depuis cet épisode un lien étroit avec le vélo, découvrant progressivement la diversité d’épreuves organisées par la Petite Reine, dont le Tour se fait l’ambassadeur.

Au fil des années, la passion se transforme naturellement mais l’intensité reste et s’affermit même. Impressionné par l’héroïsme des coureurs, Gilles Simon est ébahi par l’ensemble des sacrifices qui constituent leur métier, à l’hygiène de vie strictissime, marqué par un rapport à l’effort particulier, presque herculéen, qui fait perdurer dans le temps et à travers les époques l’image de véritables « forçats de la route ». Pour le lorrain, les cyclistes sont pour la plupart des champions anonymes, endurant des souffrances extrêmes à l’entraînement comme dans les finals de course, tels des figures démiurge se démarquant du commun des mortels par leur résistance à la douleur, mais revenant au stade humain lorsqu’il s’agit de communiquer avec le public. En effet, ce qui convainc Gilles Simon de plonger irrémédiablement, et la tête la première, dans la marmite du cyclisme, c’est la proximité unique qui lie spectateurs et coureurs sur l’ensemble des courses de la saison, cette ouverture à la discussion des sportifs, cet abord d’une facilité inimaginable en football.

Ainsi, après une licence d’histoire, le nancéen choisit définitivement sa voie en intégrant l’école de journalisme de Lille. Diplômé en 1988, il répond alors à l’annonce du journal d’économie Référence pour décrocher son premier emploi dans le métier. Si l’expérience est intéressante, il est cependant vite rattrapé par les sirènes du sport, et rentre à la prestigieuse rédaction de l’Equipe moins d’une année plus tard. Il s’occupe alors du football en priorité, avant d’être nommé responsable de la rubrique athlétisme en 2007, où il suit une autre forme d’héroïsme sportif, puisant ses sources deux millénaires plus tôt dans la splendeur des Jeux Olympiques antiques. Après plus d’un an passé à ce poste, il se retrouve chargé du passage du journal au format tabloïd, précurseur d’un changement qui n’intervient en réalité que neuf ans plus tard, en septembre 2015.

Le projet provisoirement enterré, il devient responsable du service cyclisme, vivant dès lors pleinement son amour pour la Petite Reine, avant de voir les rubriques supprimées par le bouleversement de 2015, qui ne laisse subsister que deux pôles majeurs : le football et l’omnisport. Au fil des années, Gilles Simon continue de rédiger de temps à autres des articles et billets sur le cyclisme, mais s’investit également dans des reportages d’une autre temporalité, élargissant ainsi son angle d’attaque au sport dans sa globalité, en abordant des sujets essentiels de la discipline comme le dopage. Mais s’il y a bien une épreuve qu’il ne manque jamais, c’est bien le Tour de France. 

Son statut aujourd’hui :

La Grande Boucle, mais aussi l’ensemble du sport, Gilles Simon les a donc vu évoluer du point de vue de leur traitement médiatique. En effet, journaliste depuis les années 90, le lorrain a été un témoin de l’émergence d’internet puis de l’arrivée des réseaux sociaux, bouleversant son métier, révolutionnant les pratiques. Le nancéen a alors vu sa direction faire des choix, pas toujours de bon cœur, quant à l’organisation de la rédaction et son mode de fonctionnement. Progressivement, si L’Equipe est bien évidemment resté un quotidien dans la forme, il a transité vers le magazine dans le fond, laissant davantage la place aux reportages de terrain et aux enquêtes de long-terme, dont la plus célèbre a notamment participé à la mise en lumière des pratiques dopantes de l’ex-septuple vainqueur du Tour, Lance Armstrong. Mais c’est aussi le journal édité à Boulogne-Billancourt qui a été récemment à l’origine du scandale des agressions sexuelles dans le milieu du patinage artistique, brisant alors une omerta jusqu’ici bien tenue par les dirigeants de la Fédération Française de Sport sur Glace.

Ainsi, alors que l’audience croît déjà tout savoir grâce aux informations florissant sur ses smartphones ou ordinateurs, le journal tâche désormais de la surprendre avec l’aide du recul. Grâce à l’horaire de clôture particulièrement tardif du quotidien sportif, allant parfois jusqu’à minuit, les reporters sur place ont la possibilité de récolter des informations jusqu’au bout de la nuit, qui paraissent dans l’édition du lendemain-matin. Si internet offre l’instantanéité de l’information, il n’est toutefois pas garant de l’analyse, qui reste majoritairement réservée aux experts de la discipline, les journalistes. Ainsi, le temps passant aide à refroidir le spectacle de l’après-midi, à passer des émotions à la raison, et fournir des lectures plus réfléchies de la course, aussi bien du côté des coureurs que de leurs intermédiaires médiatiques. Le journalisme n’est donc plus aux exclamations, aux envolées passionnelles d’antan, mais il s’attache plutôt à observer au prisme de son œil de connaisseur les cendres tiédissantes du feu d’artifice de la journée, livrant ainsi aux lecteurs ce cœur dont les parois brûlantes avaient empêché l’accès dans la zone mixte d’arrivée.

Enfin, comme l’explique Gilles Simon, les reporters de terrain restent des observateurs privilégiés du grand cirque du Tour malgré la prétendue omniscience des réseaux sociaux, et nul spectateur ne peut vivre la course aussi intensément qu’eux. Le journalisme actuel profite donc de cette posture « de l’intérieur » pour être le véritable œil du spectateur dans la course, et retraduire avec des mots tout le décor accompagnant la compétition retransmise à la télévision. A ce titre, le lorrain s’attache alors à « écrire en couleur et utiliser la palette », pour reconstruire avec un clavier le théâtre naturel mis à profit par les organisateurs, afin de faire concorder spectacle sportif et splendeur paysagère. Alors que la France du vélo est encore impressionnée par le show du binôme Alpahilippe – Pinot dans le final de Saint-Etienne, Gilles Simon prête quant à lui une attention toute particulière à l’environnement hors du commun dans lequel s’est effectué l’exploit tricolore, tentant ainsi de faire cohabiter à l’écrit cette furie cycliste et cette magnificence scénographique. En effet, si le sommet de la compétition est amplement diffusé par les nouveaux médias et le petit écran, il reste aux journalistes de la presse écrite la vie du Tour de France à restituer, offrant alors au lecteur un complément d’information, et non une redondance de faits.

Par Jean-Guillaume Langrognet