Le retour tonitruant de Laurent Fignon en cette année 1986 n’émeut pas outre-mesure un Blaireau goguenard et malicieux à souhait, à la veille d’aborder l’ultime défi de sa monstrueuse et éclaboussante carrière. La superbe, car inattendue, victoire de l’Intello au sommet du Mur de Huy, deux mois plus tôt, lors d’une Flèche Wallonne où les Français ont comme rarement fait bonne figure, engendre les supputations les plus farfelues. N’en demeure pas moins vrai que le festival du Francilien, réalisé sur les routes d’outre-Quiévrain, a marqué les esprits des non initiés des choses de la petite reine. Plus d’un an après sa dernière victoire au Tour Méditerranéen 1985, Laurent Fignon réintègre le monde des vivants nanti d’une motivation à fleur de peau et d’un panache ébouriffant. Bernard Hinault, quant à lui, subodore à tort ou à raison que le présomptueux s’est délecté de l’effet de surprise généré par une absence prolongée. En un mot, le leader de Cyrille Guimard aurait profité à merveille de son statut d’éclopé notoire afin d’endormir son monde pour ensuite mieux le piéger puis l’exécuter. Nous ne rentrerons pas dans le jeu d’allégations toujours juteuses du Blaireau, même si ce dernier avance en conclusion que le Parisien se fourvoierait piteusement si d’aventure il tentait de le défier sur une épreuve longue de trois semaines. Néanmoins, son raisonnement a le mérite d’être tenu par un coureur qui a vécu le même cauchemar traumatisant que son congénère. Or, la récupération complète voire définitive nécessaire pour espérer reprendre les rênes du succès peut s’avérer longue et fastidieuse. De l’ordre d’un an à un an et demi, selon l’avis éclairé et pertinent d’un Blaireau qui est passé par les mêmes maux et les mêmes galères deux ans auparavant.

Outre le succès flatteur du Parisien lors de la Flèche Wallonne, le début de saison a été dominé et même survolé par l’extraordinaire personnalité de l’Irlandais Sean Kelly. A la manière d’un Cannibale revisité, le natif de Carick-on-Suir, cité ancestrale du XVème siècle, a marqué de son empreinte le printemps des épreuves du calendrier. Lauréat, entres autres, de la Primavera de l’Enfer du Nord et dauphin du Néerlandais Adri Van Der Poel lors d’un Tour des Flandres du feu de dieu, Sean Kelly s’en est pas moins montré intraitable sur les épreuves d’une semaine telles Paris-Nice, le Tour du Pays-Basque et le Tour de Catalogne, où ses nouvelles prédispositions à la montagne ont fait sensation. Du côté de la Vie Claire, toute cette entame de saison a été axée en fonction du seul et unique Tour de France. Dans ce but, les dirigeants et Bernard Tapie en tête se sont attachés à ériger une formation en tous points insubmersible. A un groupe qui avait fort bien tenu son rôle douze mois plus tôt sont venus s’ajouter le talent en herbe du Nivernais Jean-François Bernard, énorme espoir de la discipline s’il en est, et le zest d’originalité dû à la présence du compatriote de Greg LeMond, le sémillant Andrew Hampsten. A tout juste 24 ans, cet enfant de Great Plains dans le Kansas a tapé dans l’oeil de Bernard Hinault lors de son troisième et dernier succès dans le Giro, en 1985. En effet, au terme de ce Tour d’Italie aseptisé, lors de la 20ème étape, à l’occasion d’une course de côte de 60 bornes qui s’achevait au sommet du Gran Paradisio, le coureur de 7 Eleven s’était imposé de fort belle façon en culbutant la concurrence au-delà de la minute. Ce jour-là, des coursiers de grande notoriété tels les redoutables Colombiens Montoya et Acevedo, ou encore l’Espagnol Lejarreta voire les Belges Van der Velde et Van Impe mais surtout LeMond et Hinault en personne ont tous mordu la poussière face à l’insouciance juvénile de l’impétueux yankee. En outre, ne vient-il pas de triompher sous ses nouvelles couleurs du dernier Tour de Suisse avec une autorité et une maîtrise qui en dit long sur les ressources insoupçonnées de ce surdoué.

Maintenant, concernant Bernard Hinault, les choses sont apparemment, claires. Tout le monde se souvient à cet égard que le Breton, douze mois auparavant, s’est engagé à favoriser les desseins de Greg LeMond. Rien ne vient infirmer ni affirmer non plus d’ailleurs que le deal est bancal même si, depuis, le lauréat 85 a saupoudré l’accord de principe de quelques conditions inhérentes, rassurez-vous, au statut d’un vainqueur potentiel de la Grande Boucle. Cette phrase sibylline vient corroborer, s’il en était besoin, que le Blaireau n’a pas enseveli définitivement toute ambition. Jugez vous-même : « d’accord pour aider Greg, mais dans la mesure où il saura se montrer digne du Maillot Jaune » ! Bref, tout va pour le mieux  dans le meilleur des mondes au moment où les 210 participants s’apprêtent à se soumettre aux ordres du starter pour un bref et tourmenté prologue situé dans les faubourgs de Boulogne-Billancourt.

Après un rodéo musclé de Thierry Marie lors du prologue, suivi d’un numéro cadencé et rythmé de la formation de Cyrille Guimard, Système U, à Saint-Quentin-en-Yvelines à l’occasion du contre-la-montre par équipes, Bernard Hinault décide alors d’aider tout ce joli monde à redescendre sur le plancher des vaches en atomisant le chrono de Nantes. Sur les 65 bornes d’un parcours linéaire, le Breton a déposé son « ami » Californien au-delà des 40 secondes et le reste des rebelles récalcitrants plus loin encore. Les hautes cimes pyrénéennes se profilent déjà à l’horizon et la tactique du Blaireau, élaborée depuis le départ, se met en place précautionneusement et s’assemble minutieusement tel un puzzle géant. Trafalgar était à venir.

Lors de la 12ème étape, première de montagne, qui emmène les coureurs de Bayonne à Pau, l’Espagnol de la Teka, Eduardo Chozas, prend la tangente et amorce dans son esprit l’idée d’un raid au long cours. C’était sans compter toutefois sur l’état d’esprit belliqueux du Breton d’Yffiniac en ce lendemain de « Prise de la Bastille ». En effet, plus volontaire et hargneux que jamais, Bernard Hinault assène un contre qui irradie l’assemblée environnante excepté Pedro Delgado et Jean-François Bernard qui, à la limite de la rupture, parviennent tant bien que mal à recoller à la roue arrière de locomotive lancée à plein régime. Ne laissant à personne le soin de la conduite à tenir, le Blaireau, arc-bouté sur sa machine, imprime un train dément au trio. La punition comptable infligée au peloton est immédiate et conséquente. La triplette en goguette harponne bientôt l’éclaireur Ibère et l’abandonne un peu plus loin, en compagnie de Jef, sur les pentes surchauffés et noires de monde de Marie-Blanque. Le nouveau duo, constitué du Blaireau et de Périco, s’en donne à cœur joie et carapate de concert à une allure vertigineuse. A l’arrière, Greg LeMond est soudain envahi par un heaume d’angoisse. Faisant fi, à ce moment-là, de tout esprit d’équipe, l’Américain se lance dans une contre-attaque aussi vaine que désespérée. Limiter l’hémorragie sera son seul but avéré, dira-t-il.

Ignorant la présence de l’Espagnol sur son porte-bagage, Bernard Hinault assassine le pédalier et martyrise les pignons avec délectation. Enfin arrivé à Pau, le Français fait don de la victoire d’étape à son accompagnateur du jour mais, sublime récompense, il endosse la tunique jaune et rejette la concurrence à cinq minutes et plus. Ce coup de sang est indéniablement un coup de maître et tant pis si, au soir de l’étape, on fait grise mine dans la chaumière la Vie Claire. Après tout, ne venons-nous pas de vivre une journée d’anthologie ? Pourtant, le lendemain, sur les hauteurs de Super Bagnères, le Blaireau, portant comme un fardeau les stigmates de sa chevauchée fantastique de la veille, va être victime de sa générosité. Encore en tête de la colonne au sommet de l’avant-dernière difficulté de la journée, Peyresourde, il s’éteindra progressivement puis dangereusement sur les rampes interminables et étourdissantes menant à SuperBagnères. Tout le capital amoncelé la veille avait en majeure partie fondue comme neige au soleil à l’issue de cette journée cauchemardesque. Le bénéficiaire, Greg LeMond en personne, victorieux en solitaire au sommet et ravi du tour pendable qu’il venait de jouer à son aîné, n’en menait pourtant pas large le soir à la veillée. Plus que quiconque, il subodorait la rage qui devait couver et bouillir sous le capot d’un Blaireau fulminant.

Finalement la chance de l’Américain, qui s’était rapproché à une quarantaine de secondes du Breton, fut que ce crime de lèse majesté ait été perpétré lors de l’ultime étape pyrénéenne. Cela permit à la bouillotte de passer du bouillonnement au frémissement. Alors que les gros bras s’apprêtent fermement à en découdre dans le massif alpin pour ce qui sera, selon toute vraisemblance, le point d’orgue de ce Tour 86, le néophyte et talentueux Jean-François Bernard, grand espoir en devenir, nous gratifie d’un one man show de superbe facture. Sorti comme un obus dans le col d’Espreaux, à 80 bornes de Gap, en compagnie de Bernard Vallet et de l’Espagnol Julian Gorospe, le Nivernais profitera à merveille de la détresse de ses deux compagnons de galère, victimes de crevaisons simultanées. Dans son style huilé, la pédalée ointe, le jeune funambule fend la route et entreprend alors un contre-la-montre de grand cru. A Gap, Jef relègue ses poursuivants à plus de trois minutes. Du bel ouvrage.

Las des prérogatives intempestives et suicidaires qu’il s’est ingénié à réaliser et à multiplier à foison, Vars, Izoard et Granon coïncideront avec une inhumation en grande pompe d’un Blaireau aphone de forces vives. L’érosion du temps ayant accompli avec parcimonie son oeuvre, Bernard Hinault n’est pas le dernier à reconnaître que ses aptitudes en haute altitude sont par trop émoussées pour tenter de rivaliser becs et ongles avec les escaladeurs patentés et bien plus juvéniles que lui. Aussi s’était-il appliqué jusque-là, et avec l’aide d’une formation besogneuse mais ô combien expérimentée, de s’octroyer des bons de sortie aux endroits les plus improbables mais stratégiques du parcours. Les descentes, les raidars et les longs bouts droits des vallées seyant à merveille à son tempérament d’indécrottable bagarreur, le pugnace Armoricain avait passablement et inexorablement entamé les réserves des Colombiens et autres montagnards de haut vol. Même si, pour sa part, il s’était ingurgité des éclats savoureux mais légitimes, en revanche, il avait érigé à la force des mollets un impressionnant  boulevard à son alter ego Américain. C’est pourquoi personne ne fut surpris lorsqu’il essuya un coup de buis monumental lors de l’étape Gap-Serre Chevalier.

Derrière le chamois ailé, Eduardo Chozas, auteur d’un périple d’un autre âge, le duo constitué de Greg LeMond et du Suisse Urs Zimmermann avait faussé compagnie au reste du peloton et s’en était aller quérir les accessits assez loin de la concurrence. Si la pilule fut amère à avaler pour le Breton, elle fut d’autant plus synonyme d’indigestion lorsque celui-ci constata, un brin furax, que l’Helvète le précédait dorénavant au classement général. Et cette situation lui sembla alors intolérable. Le pauvre Zimmermann, quant à lui, incrédule et à cent lieux d’imaginer tout le brouhaha fait autour de sa personne, savoure comme il se doit cette remontée inespérée au général. Pris en étau entre les deux La Vie Claire, le natif de Muhledorf dans le canton de Berne, ne pavoise pas pour autant car le terme de la prochaine journée, au sommet de l’Alpe d’Huez, risque fort pour lui de ressembler au remake de Fort Alamo. Nombre d’observateurs avertis ne donnent d’ailleurs pas cher de la peau du Suisse dès l’instant où le Blaireau aura décidé de lâcher les chevaux de l’apocalypse. Et l’apocalypse, Urs Zimmermann va apprendre à le connaître et le subir au-delà de ce qu’il subodorait, à tel point qu’il ne s’en remettra jamais tout à fait par la suite.

Fidèle à l’attitude qu’il a mûrement réfléchie et échafaudée tout au long de cette Grande Boucle, Bernard Hinault attaque dans la descente du Galibier. Il entraîne dans son sillage son coéquipier, l’excellent rouleur Canadien Steve Bauer. Dans la vallée de la Maurienne, après un regroupement où figurent tous les favoris encore en lice pour la victoire finale, le Blaireau remet le couvert, mais n’omet pas cette fois de disposer les sets de table. L’effet est immédiat et le Suisse Zimmermann a fait les frais de la nouvelle mise en place du maître d’hôtel. Le Breton survolté cravache son pur sang tel un maréchal ferrant martelant le fer encore rougeoyant. Trois hommes se joignent alors au démoniaque prédateur, le Maillot Jaune Greg LeMond, bien évidemment, Steve Bauer, toujours sur la brèche, et l’Espagnol de service Pello Ruiz Cabestany, autre éminent rouleur. Sur les pentes abruptes de la Croix de Fer, irradiées de soleil, le Canadien et l’Ibère explose en plein vol. A l’agonie, les deux paras de fortune contemplent, éberlués et la mine déconfite, les deux mirages disparaître au détour d’un lacet à la vitesse du son. Au sommet, le duo Hinault-LeMond possède déjà près de trois minutes sur le Suisse de la Carrera. C’est l’hallali annoncé même si Zimmermann est loin d’être une proie aisée. Bien au contraire, le partenaire de Stephen Roche résiste et tente, avec un certain succès ma foi, d’enrayer l’effroyable rouleau compresseur franco-américain. Néanmoins, les deux hommes de tête abordent maintenant le premier des vingt-et-un lacets qui les conduira en terre promise, nanti d’une confortable avance. Bien calé dans la roue du Blaireau, l’Américain commence à humer le parfum de la victoire. Bernard Hinault, comme à ses plus beaux jours, emmène un braquet de mammouth et exerce sur les pédales une pression inouïe. Le combat est inégal entre le duo d’enfer et l’Helvète désormais seul au monde. Au sommet, qu’ils franchiront main dans la main, Bernard Hinault et Greg LeMond, dans cet ordre, marqueront à jamais une des plus belles et émouvantes pages de l’Histoire du vélo. Urs Zimmermann perdra dans l’affaire plus de cinq minutes et sa place de dauphin. En revanche, il aura bien mérité du podium sur les Champs-Elysées.

Un triomphe de plus, lors du chrono de Saint- Etienne, qui aurait tout aussi bien pu tourner à l’avantage de LeMond sans une chute et un changement de vélo, et le Blaireau refermera pour l’éternité la saga légendaire de son œuvre extraordinaire. Une œuvre dont le palmarès hors du commun le verra côtoyer au firmament de la légende cycliste les monuments que demeurent à jamais le Cannibale, le Campionissimo, Maître Jacques ou Gino le Pieux ! Greg LeMond, pour sa part, remportera en cette année euphorique le premier de ses trois Tours de France, un malencontreux accident de chasse, l’année suivante, l’empêchant sans aucun doute d’égaler son maître.

Michel Crepel