EPISODE 6

21 juillet 2011. Dans le décor lunaire du col d’Izoard, où règne une roche nue à la couleur acre, ne laissant aucune chance à la végétation de se propager, un luxembourgeois s’échappe soudainement. Seul, face au vent qui balaye les versants de la montagne et remue la poussière déposée au sol, face aux dizaines de bornes qui restent à parcourir, face aux milliers de mètres de dénivelé qui restent à gravir. Les autres se moquent bien de lui, et Cadel Evans le premier, lui, le stratège, avare de l’effort, comptant minutieusement ses coups de pédales. Il préfère le laisser s’épuiser devant pour mieux le dépasser dans le Galibier, légendaire site d’arrivée de l’étape. Alors il le regarde s’éloigner et partir dans une aventure qui semble appartenir à un autre temps.

Cette attaque, Thomas Voeckler ne s’en préoccupe pas. Même s’il s’agit de son dauphin au classement général qui vient de fausser compagnie au reste de la meute, il calque sa course sur celle de l’Australien. Après tout, c’est lui le vainqueur annoncé du Tour, pas l’alsacien. Et puis il n’a encore jamais mis à contribution ses équipiers, alors il serait temps qu’il prenne ses responsabilités.

Pourtant, dans un premier temps, il ne le fait pas. L’ancien champion du monde laisse l’écart grimper à une, deux, trois, quatre minutes… Andy Schleck semble être en train de faire basculer la course, de la renverser, de la submerger d’une épique audace. Le maillot jaune virtuel est désormais sur ses épaules, et sa réalité à l’arrivée est alors envisageable. Alors qu’embarqué dans son odyssée, il broie sans pédalier sans calculer, la nervosité augmente crescendo parmi ses rivaux. « Roule ! » hurle alors Cadel Evans, ayant progressivement pris conscience du danger, à Thomas Voeckler. Mais ce dernier ne se laisse pas impressionner, et ne bronche pas. Quelques minutes plus tard, nouvelle tentative de l’Australien, de plus en plus inquiet, mais le maillot jaune reste impassible. La proposition de Pierre Roland n’y change rien, l’Alsacien est déterminé à laisser le coureur de la BMC prendre enfin ses responsabilités.

Ce qu’il finit par faire. Au pied du col du Galibier, ce dernier s’élance en tête dans l’ascension, imposant un rythme infernal pour réduire l’écart sur l’homme de tête. Thomas Voeckler s’accroche. Il refuse de lâcher la roue de l’Australien, et se démène pour s’y tenir. Il se maintient avec hargne dans son sillage, déterminé à ne pas abandonner son maillot sur ces pentes légendaires. Il souhaite franchir le sommet en leader, et recevoir une nouvelle fois sur le podium protocolaire sa tunique jaune, au sommet de ce toit des Alpes et du Tour de France. Pourtant les pentes irrégulières et parfois vertigineuses de la montée lui usent les muscles et lui fatiguent l’organisme. Elles l’affaiblissent nettement, le poussent dans ses derniers retranchements. Si bien qu’après Basso et Contador, c’est à son tour de craquer, à seulement quelques hectomètres du sommet.

Mais chez Voeckler, craquer ne signifie pas abandonner. Il poursuit en effet son effort, le visage défait, la mine blanchie, le corps aplati sur sa machine. La foule le porte dans son avancée, l’encourage, le stimule. Elle aussi y croit encore, plus que jamais. Alors c’est dans une effervescence populaire magistrale que le coureur d’Europcar rejoint la ligne d’arrivée, et hisse dans un dernier souffle son poing vers le ciel, avant de s’écrouler sur sa machine. Il l’a fait, il vient de sauver son maillot. Pour 15 secondes. 15 infimes secondes qui le séparent encore d’Andy Schleck au classement général, 15 infimes secondes qui perpétuent l’hypothèse de l’exploit. Car en effet, au sommet du Galibier, l’épopée vivait encore.

Par Jean-Guillaume Langrognet