Au sein de l’existence, il est des matins où l’atmosphère est chargée d’électricité, de prémonitions, d’émotions palpables. La vie, disons-nous, mais le sport en général, le cyclisme et le Tour de France en particulier, regorgent de situations telles que l’on pressent in extenso et inconsciemment ce qu’il va advenir dans un futur proche. Le théâtre des événements y contribuent pour l’essentiel, bien évidemment, mais les femmes ou hommes, impliqués et donc protagonistes de l’instant génèrent cet enthousiasme exacerbé, perpétuellement en éveil, qui nous étreint. Celui-ci, prêt à sourdre, à jaillir puis à nous imprégner totalement n’est nullement pléthorique, ce qui lui confère une place privilégiée dans nos mémoires passablement encombrées de futilités voire de pseudos souvenirs inoubliables quoiqu’anodins hérités de nos vacations, tribulations voire fantasmes divers.

Sans remonter au temps béni du Vieux Gaulois, lors de ses errements en Bigorre un été de 1913, veille de la Grande Guerre, voire au dévouement sacerdotal du Roi René à l’égard de Tonin le Taciturne en Pays Gascon en 1934, période post-Années Folles et accessoirement antichambre du second conflit mondial, les occasions, les moments de s’émouvoir, de vivre un moment exceptionnel, d’assister à une journée extraordinaire et inoubliable sont devenus rares dans un cyclisme moderne stéréotypé et formaté où la technocratie financière a muselé, aseptisé, puis étouffé en son sein l’envie, l’audace et le panache, l’essence même de ce sport unique en son genre.

Souvenez-vous le Campionissimo volant vers Sestrières lors d’un Giro 1949, le Cannibale annihilant l’adversité aux Trois Cimes de Lavaredo sur le Tour d’Italie 1968 ou encore l’Espagnol de Mont-de-Marsan plongeant ses banderilles acérées dans les entrailles béantes et endolories du Cannibale à l’agonie du côté d’Orcières-Merlette lors d’un Tour de France 1971 d’anthologie. Tous ces faits d’armes uniques, ces joutes dantesques, ces duels homériques, ces situations rocambolesques, tantôt burlesques, tantôt ubuesques, encore très présents dans toutes les mémoires individuelles mais également collectives sont devenus aujourd’hui une denrée d’une rareté affligeante et désespérante encore jamais atteinte dans une discipline non avare d’excès athlétiques comme le cyclisme.

Ce 18 juillet 1992 s’avère être un de ces jours majeurs car magiques. Au départ de l’étape, Saint-Gervais-Sestrières, de cette Grande Boucle 1992, tous les suiveurs crient « au fou ». Effectivement, dès les premiers kilomètres, l’Italien Claudio Chiappucci, de la formation Carrera, qui pédale comme on assène des uppercuts dans le Noble Art, toujours prêt à délivrer des coups, jamais d’humeur à abdiquer, vient de sonner l’hallali d’un peloton pour le moins apathique en déposant une mine irradiante et sismique en guise de démarrage. La stratégie en berne mais l’hystérie toujours en éveil et prompte à imploser, le Lombard ne réalise que rarement l’ampleur de la tâche qui lui incombe lors de ses crises de démence suicidaire. Son récurrent leitmotiv, tout faire péter et basta, s’avère à ses yeux être la seule stratégie dans le cyclisme. Maintenant, il serait bon de se montrer honnête et d’avouer que ce comportement pour le moins hétéroclite ne lui a pas trop mal réussi dans un passé récent. Toutefois, la question que toute la caravane se pose est pertinente à souhait : « mais jusqu’où espère  aller Claudio Chiappucci ? »

Son délire de grands espaces a de quoi interpeler, en effet. 7ème du général à un peu moins de cinq minutes de Pascal Lino, alors leader de l’épreuve depuis son escapade collégiale le troisième jour en compagnie de Jérôme Simon, Massimo Ghirotto, Rob Harmeling, le vainqueur de l’étape et consort, l’Italien est en droit de fantasmer à satiété. La démarche de notre kamikaze est visiblement vouée à l’échec d’autant que cette terrible étape de montagne offre au menu, tenez-vous bien, l’ascension du truculent col des Saisies, puis l’escalade du non moins fringant Cornet de Roseland puis les rescapés ou survivants, au choix, graviront dans la foulée le céleste Iseran, accessoirement sommet du Tour 92, châtieront sans se désunir l’appétissant Mont Cenis, avant de s’envoyer en l’air en se goinfrant la grimpette finale vers Sestrières. Une étape pour gastéropode en goguette, somme toute alléchante, quoique indigeste de plus de 250 bornes.

El Diablo, surnom dont il a été affublé par un journaliste colombien lors d’une Clasico RCN, est un bel hommage à son fougueux tempérament, surtout venant du compatriote d’un certain Lucho Herrera, escaladeur hors norme s’il en est. Révélé sur le tard, c’est lors de la saison 1990 que le natif d’Uboldo prend conscience de ses aptitudes en haute montagne. 12ème d’un Giro escarpé, il s’offrit le maillot vert de meilleur mouflon. Dans la spirale de cette nouvelle notoriété, il grimpa sur la deuxième marche du podium de la kermesse de juillet à la suite d’une échappée-fleuve le premier jour de course. Dauphin de Greg LeMond sur les Champs, le Transalpin parvint, au-delà de ses propres espérances, à titiller la suprématie du Yankee jusqu’à la veille du terme de l’épreuve. 3ème l’année suivante, derrière l’Espagnol Miguel Indurain et son compatriote Gianni Bugno, Chiappucci n’avait pas perdu espoir de mater le Grand dans ce qui ressemblait à s’y méprendre à sa chasse gardée. Si El Diablo pouvait damer le pion à l’Homme de Villava lorsque la route s’élevait, en revanche il apparaissait par trop limité dans l’exercice solitaire à une période où les organisateurs privilégiaient les chronos aux arrivées en altitude. Pourtant, personne ne pourra dire qu’il n’aura pas tout tenté pour arriver à ses fins afin de réaliser ses desseins.

Ceint du maillot à pois rouges de meilleur grimpeur, le lauréat de Milan-San Remo 1991  veut atomiser les esprits dans une étape riche en épopées et en échappées au long cours et au terme de laquelle son compatriote le Campionissimo Fausto Coppi avait écrit, lors d’un Giro (1949) et d’un Tour (1952) deux des plus belles pages du cyclisme italien et mondial. Idéalement placé au général, donc, il a pour ambition d’asseoir un peu plus sa domination au sommet de la hiérarchie des escaladeurs de légende. Lorsqu’il lance les hostilités dans les Saisies, seuls l’Espagnol Pello Ruiz Cabestany, l’Aigle de Vizille Thierry Claveyrolat et son compatriote et équipier Fabio Roscioli parviennent à accrocher sa roue arrière. Assurant un tempo soutenu en tête du petit groupe, El Diablo ronge son frein. Dans les premiers lacets du Cornet de Roseland, réalisant qu’aucun de ses compagnons de galère ne lui sera d’une grande aide, Chiappucci préfère les abandonner à leur triste sort. Dans son style caractéristique de pur grimpeur, debout arc-bouté sur les pédales, sa monture passablement chahutée par l’effort déployé, Claudio s’envole et disparaît bientôt, à la vue de ses camarades de fuite, au détour d’un virage. Dès lors, il ne cesse d’accroître son avance sur ses poursuivants. Même la chaleur caniculaire qui règne cet après-midi-là n’exerce a priori aucun sentiment de doute dans l’esprit belliqueux d’El Diablo.

Derrière, c’est l’hallali. Du peloton, il ne demeure que des grappes sporadiques de coureurs disséminés à tous les niveaux de la course. Certains coureurs à l’agonie arpentent les rampes des cols tels des pantins désarticulés. Nombre d’entre eux, victimes de l’étouffante chaleur et de l’âpreté de la tâche à accomplir se laissent glisser dans des gruppettos de fortune improvisés. Ses adversaires, Chiappucci les a punis, châtiés et de quelle manière. Luc Leblanc explosera dans le Cornet de Roseland abandonné tel un vulgaire comparse, Greg LeMond subira la même punition dans l’Iseran sur les pentes duquel il erre comme une âme en peine à la recherche hypothétique d’un second souffle qui ne viendra jamais. Perico Delgado, relégué à près de huit minutes, Stephen Roche à dix… El Diablo n’a pas fait dans la dentelle. Echappant au naufrage collectif en évitant tant bien que mal l’hécatombe, Gianni Bugno et Miguel Indurain font cause commune, une fois n’est pas coutume, afin de circonscrire, à défaut de stopper, l’hémorragie. Ce qui n’est pas vraiment du goût de Claudio, qui ne se prive pas de rappeler au vainqueur du Giro 90 les sacrifices passés à son endroit.

Dans le final sur Sestrières, le Grand, conscient qu’il portera le lendemain le paletot jaune, s’efforce de ne pas trop abandonner de temps à l’homme de tête en vue des échéances montagneuses encore à venir. On n’est jamais trop prudent. Pour cela, il doit se débarrasser de l’encombrant fardeau que représente le double maillot irisé Bugno. Sans coup férir, Bugno rend les armes. Indurain, ne conservant à ses côtés que Franco Vona, plus sensible à un accessit à Sestrières que son illustre compatriote déjà repu, s’attache surtout à grappiller quelques précieuses secondes dans les derniers hectomètres de la station transalpine. Au sommet, Claudio Chiappucci conservera 1’34 » sur Franco Vona qui s’est débarrassé de Miguel Indurain dans le final. Ce dernier abandonnera une dizaine de secondes supplémentaires. Les autres, tous les autres, sont loin, certains même à des années-lumière. Bugno à 2’57 », Hampsten à 3’32 », Fignon à 5’27 », Theunisse à 7’36 », Breukink à 8’55 », Roche à 10’30 », Chioccioli à 15’34 », Virenque à 26’30 », Leblanc 136ème à 49’38 ».

Miguel Indurain, remportera naturellement son second Tour de France consécutif mais sans la présence d’El Diablo, nous aurions, à n’en pas douter, assisté à une édition des plus insipide pour ne pas dire soporifique, même si on ne peut jamais jurer de rien. Lorsque Claudio Chiappucci franchit la banderole d’arrivée, quarante ans jour pour jour après le Campionissimo, devant le Grand Hôtel, à l’endroit même où une foule hystérique scandait son nom, El Diablo sentit les larmes perler de ses yeux humides. Il pouvait, désormais, quitter le cyclisme, la conscience en paix, il avait son Wagram, son Austerlitz, à lui ! Quel plus bel hommage, pour un champion, que l’ovation de tous les journalistes présents dans la salle de presse, applaudissant à tout rompre le héros du jour dès son entrée.

Claudio Chiappucci, à l’instar de nombreux coureurs à panache, ne traduira hélas jamais en ligne de palmarès, tous les moments de joie et de folie qu’il a offerts à son public chéri. Finalement, quelle importance ?

Michel Crepel