Dans la longue et riche histoire du cyclisme français, cet homme occupe une place toute particulière. Pour avoir fait tomber le roi Merckx, pour avoir mis fin à une tyrannie insupportable, pour avoir libéré un peuple tricolore avide de succès, cet homme-là est définitivement entré dans la légende. Ni son sacre de « Champion des champions français » décerné par le quotidien L’Equipe en 1975, ni sa place éponyme dans sa commune natale de Saint-Julien-de-Civry, ni même le titre de Chevalier de la Légion d’Honneur obtenu en 2001, ne peuvent égaler l’enchantement et le prestige de son tour de force de Pra-Loup. Bourreau du « cannibale », il avait accédé ce jour-là au rang des mythes de la Grande Boucle pour être parvenu à détrôner l’indétrônable, et à rendre à la France une tunique dorée qui lui avait pendant si longtemps échappé. De son épopée du Tourmalet en 1970 à ses aveux de dopage huit ans plus tard, la carrière de ce coureur extrêmement populaire regorge d’histoires, des triomphes aux déroutes. Encore bien présent dans le paysage médiatique du cyclisme, il honore désormais la mémoire du sacro-saint maillot jaune. Ce mardi, portrait d’un double vainqueur de la Grande Boucle, portrait de Bernard Thévenet.Bernard Thévenet sur le Critérium du Dauphiné en 2015Bernard Thévenet sur le Critérium du Dauphiné en 2015 | © Wikimedia Commons 

Son parcours :

En ce 14 juillet 1970, jour de fête nationale, un bleu résiste à une meute entière de champions confirmés et affamés de succès. Sur les pentes du Tourmalet, les ascensions précédentes des cols de Peyresourde et d’Aspin ne semblent pas peser dans les jambes du jeune Bernard Thévenet. Inconnu du grand public, il ne doit même sa place sur les routes pyrénéennes qu’à un incroyable concours de circonstances, semblable à un clin d’œil du destin. Logiquement écarté de la sélection initiale pour le Tour de France de l’équipe Peugeot, le jeune bourguignon n’avait été appelé qu’à la hâte par son directeur sportif, Gaston Plaut, pour rejoindre le grand cirque du Tour à Limoges dans les plus brefs délais. Sans qu’il n’ait le temps de réfléchir sur ce bouleversement tout à fait inopiné des éléments, ni qu’il ne prenne conscience de la bascule que connaît alors sa saison, le voilà projeté sur les routes de la mythique Grande Boucle, pour sa première saison professionnelle. C’est par conséquent un parfait inconnu qui dispose d’assez de force, d’audace et d’insolence pour attaquer le groupe de tête à la sortie de Gripp. Pas d’inquiétude chez les cadors, ce jeune fougueux ne devrait pas tarder à rentrer dans les rangs, condamné pour avoir surestimé son potentiel.

Tous s’y trompent. Au niveau du premier paravalanche caractéristique de la montée, le maillot à damier du natif de Saint-Julien-Le-Civry a disparu dans le brouillard, ne réapparaissant que par éclipses. Le nez dans le guidon, le corps arc-bouté sur sa machine, les jambes broyant un pédalier au développement herculéen, le jeune tricolore se livre corps et âme dans une bataille féroce, opposé à une pente sans répit, poursuivi par une bande de requins. Héros du jour, révélation d’une saison, il remporte haut la main ce bras de fer aux allures pourtant inégales, rejetant l’ogre Merckx à plus de deux minutes. « Ce Thévenet devrait être un coureur d’avenir » déclare à l’arrivée le belge, grand seigneur, ignorant que ces dires encensent alors son futur tombeur.Bernard Thévenet vainqueur à La Mongie lors du Tour de France 1970Bernard Thévenet vainqueur à La Mongie lors du Tour de France 1970 | © loucrup65.fr

 

14 juillet 1975. 5 ans jour pour jour après cette révélatrice épopée, le coup d’Etat survient. Eddy Merckx, monarque tyrannique de la Petite Reine, tend cette année à être vertement contesté par le peuple français, las de ses abus de pouvoir et de ses systématiques anéantissements de l’opposition. Cependant, si sur un air de déjà-vu le belge a fait sienne de la première semaine, survolant les chronos, reléguant soigneusement tout sérieux concurrent à un retard conséquent, il affiche des failles inédites dans le massif pyrénéen. Mis à la peine par la raréfaction de l’air due à l’altitude, émoussé par un enchaînement inhumain de difficultés gargantuesques, le vieux despote peine face à la fougue du jeune cavalier Thévenet. Déchaîné et opportun, ce dernier multiplie les offensives et les attaques aux lieux où la déclivité de la pente exerce une résistance monstrueuse, parvenant à ébrécher la défense d’ordinaire impeccable du « cannibale ». Touché au foie par un spectateur un peu trop véhément, le Roi Eddy se présente au départ de l’étape reliant Nice à Pra-Loup avec un physique blessé mais un orgueil échauffé.

Dans la descente du col des Champs, le belge parvient à se défaire de son rival français en profitant d’une crevaison de ce dernier. Libéré de sa silhouette menaçante, il décuple ses efforts pour annihiler tout espoir d’un hypothétique renversement. Une fois de plus, Merckx lance les grandes manœuvres pour ramener l’ordre dans son inébranlable royaume. Dans une chevauchée absolument frénétique sur les pentes du col d’Allos, le coureur de la Molteni contraint le bourguignon à une poursuite drastique et alarmante, virant à la déroute. En difficulté face aux ardeurs du maillot jaune dans la montée, le français voit « l’ogre de Tervueren » effectuer un véritable numéro d’équilibriste dans la descente. Sur un bitume fondant sous les rayons ardents de l’astre de feu, ce dernier slalome comme un acrobate entre les différents gravillons et plaques glissantes émaillant le parcours. Dans cette valse avec la mort, aussi emphatique que terrifiante, le belge se livre sans arrière-pensée dans la défense mirifique d’un bien que l’on croyait lui ravir.

A quatre kilomètres de la station alpestre de Pra-Loup, le suspens est inexistant, l’issue est indubitable. Avec plus d’une minute d’avance sur Bernard Thévenet, Eddy Merckx semble avoir fait l’essentiel, écrasant toute velléité de révolte d’une autorité tout à fait féroce. Cependant, rongé par les effets de cachets de Glifanan administrés à la suite du coup de poing du Puy de Dôme, usé par le fracas de la chaleur environnante, le « cannibale » s’effondre soudainement. Sous les yeux ébahis des rangées de spectateurs hostiles à son égard, le flamand est littéralement frappé par le sort, écrasé par une foudre divine. Son coup de pédale à la cadence d’ordinaire si haletante paraît alors se liquéfier, se ramollir, se syncoper. La tête baissée, les yeux dans le vide, le belge ne parvient plus à faire face à la pente. D’abord rattrapé puis aussitôt attaqué par le Bergamasque Felice Gimondi, le coureur de la Molteni est soudainement happé par une mise en scène digne des plus grands péplums. En une poignée de minutes, ô combien cruelles, celui qui semblait régner d’une main de fer sur la Ronde de Juillet se voit jeter sur le sable brûlant de l’arène pour que son bourreau le décapite.

C’est ce que Bernard Thévenet s’empresse de faire à trois petites bornes de l’arrivée, sous les encouragements tonitruants d’un public amplement acquis à sa cause. Au passage de la ligne d’arrivée, le crédit que possédait Merckx au départ de l’étape par rapport au français est renversé. Prince enfin couronné, celui-ci dispose sur le podium protocolaire d’une avance de 58 secondes, qu’il s’empressera s’accroître dès le lendemain à Serre-Chevalier. Sur les pentes de Pra-Loup, Bernard Thévenet venait alors de forger sa légende, celle de l’intrépide chevalier défaisant le plus grand coureur de tous les temps. Auteur du plus grand acte de reddition de l’histoire du cyclisme, « Nanard » reste dans la postérité ce héros mythologique qui a renvoyé le Dieu Merckx dans le monde des mortels.

 

1978. L’ultime épisode de cette trilogie biographique est celui de la déchéance. Hospitalisé l’hiver précédent pour des maux de foie et encore convalescent, Bernard Thévenet n’est sur le Tour que l’ombre du champion qui s’arrogea l’édition 1977. Diagnostiqué d’une prostatite depuis le mois de février, le bourguignon voit les ennuis de santé s’accumuler et son niveau de forme stagner à un état proche du néant. Hors de rythme à chaque compétition, la saison ne semble être qu’une éternelle rechute pour le vainqueur en titre de la Grande Boucle. Sous antibiotiques et surveillé de près par les médecins, il s’accroche cependant jusqu’à la Ronde de Juillet, croyant naïvement au miracle. Tentant de faire illusion, affichant une attitude décomplexée, le coureur Peugeot s’accroche comme il le peut, avant de s’effondrer définitivement sur les pentes du géant pyrénéen qui l’eut autrefois couronné. Le Tourmalet, ce véritable monstre de la nature, aussi abominable que fantastique, s’octroie alors le luxe de mettre fin à une légende qu’il avait lui-même fait naître, comme le symbole de sa toute-puissance sur la Petite Reine. Las, morbide et vidé, « Nanard » quitte la route du Tour par la petite porte, hanté par cet obstacle qu’il n’a pas pu franchir, sonnant l’avilissement du tombeur du roi Merckx.

Quelques moi plus tard, le français se décide à avouer, à divulguer la vérité pure et brute, quitte à se déshonorer, et à diffamer par la même occasion le cyclisme. Dans une interview à Vélo France, il déclare avoir pris régulièrement des doses de cortisone entre 1975 et 1977, ajoutant également que cette pratique est commune parmi les champions de la bicyclette. Miné par les effets dévastateurs de la molécule sur son organisme, il souhaite que son cas serve d’exemple aux autres, afin d’abolir un système atrocement néfaste. Lâché par une presse pourtant dithyrambique à son sujet jusque-là, ostracisé par le monde du cyclisme, renvoyé par son sponsor Peugeot, Bernard Thévenet quitte progressivement les pelotons professionnels la tête basse, raccrochant définitivement sa monture à l’hiver 1981. 

Son statut aujourd’hui :

Un temps directeur sportif chez La Redoute puis RMO, Bernard Thévenet contribue en partie au titre de champion du monde de Luc Leblanc en 1994 en tant que sélectionneur national. Commentateur du Tour de France sur France Télévision de 1995 à 2004, il voit sa parole mettre des mots sur les ères Indurain et Armstrong, rappelant par la même occasion ses douces années de règne aux français. Particulièrement attaché aux 6 jours de Grenoble, qu’il a couru à de maintes reprises lors de sa carrière, il en prend les rênes en 2010, tout en étant chargé par Amaury Sport Organisation (ASO) de la gestion du Critérium du Dauphiné.

Encore hyperactif dans la sphère médiatique aujourd’hui, Bernard Thévenet est resté proche de la société dirigée par Jean-Etienne Amaury, et participe à de nombreux évènements organisés par cette dernière. Dernier vainqueur français de la Grande Boucle encore en vie avec Bernard Hinault et Lucien Aimar, il arpente chaque année les espaces privés du Tour pour représenter les années dorées durant lesquelles la tunique jaune ne quittait plus les épaules tricolores. Encore sous le feu des projecteurs lors des funérailles de Raymond Poulidor, il y a porté avec le « blaireau » le cercueil du natif de Saint-Léonard-de-Noblat. Si, désormais, le rôle du bourguignon est davantage symbolique que décisif, sa présence dans le monde du vélo porte en elle le lourd héritage d’un succès tricolore sur la Grande Boucle, tel le témoin présent d’une gloire passée.

Par Jean-Guillaume Langrognet