Malgré un succès significatif lors de la Primavera à l’aube de cette saison 1990, nous n’imaginions pas un seul instant que Gianni Bugno, coureur émérite et de grand talent s’il en est, mais encore et toujours aux prémices du Fluoriclasse escompté, franchirait, aux premières heures de cette ultime décennie du XXème siècle, le Rubicon ! Pensez, le Capo Berta, la Cipressa ou le Poggio de San Remo s’avèrent, certes, être des difficultés conséquentes et très respectables mais loin de présenter le caractère majestueux, monstrueux d’un Pordoi, d’un Marmolada ou d’une ascension de Gardena voire du Vésuve. Que nenni, décidemment, il sera dit que le plus Helvète des Italiens, sauf miracle, ne se débarrassera pas ainsi de son aversion récurrente à la haute altitude.

Pourtant, la flamboyance de son exploit au cours d’un Milan-San Remo de grand cru, aurait sans aucun doute dû diligenter chez les détracteurs du natif de Brugg l’émergence, chez ce dernier, d’un nouvel élan voire même d’un nouveau destin enjôleur. Avides et toujours prompts à gratifier le leader des Château d’Ax de tous les maux, avares, en outre, de tous élans de gratitude fussent-ils bienveillants à l’égard du Transalpin, ces journaleux à la faconde pourtant redondante auraient, pour le coup, dû faire étalage de la plus petite once d’éthique en lui reconnaissant une réelle abnégation à l’effort de guerre.

En revanche, les tifosi vouaient au futur n°1 mondial une admiration sans borne doublée d’une adoration qui frisait presque les plus belles heures d’un Coppi, d’un Bartali, d’un Moser ou d’un Saronni. La pénurie de saute-ruisseau complet capable de briller aussi bien sur les classiques du calendrier que lors des Grands Tours, expliquant cet engouement quelque peu flatteur envers un coursier encore puceau de victoire retentissante et au palmarès encore vierge et immaculé. La situation serait courtelinesque si tous les inconditionnels de la petite reine n’avaient perçu chez Bugno cette classe innée dont seuls les géants de la route sont pourvus. Or depuis le Bergamasque Felice Gimondi, héros de tout un peuple, jamais un coureur italien n’avait aussi bien marié des dons de grimpeur à ses propres qualités de rouleur. L’alchimie devait un jour ou l’autre prendre, c’était une évidence et tout un peuple le ressentait comme tel.

Encore considéré il y a peu comme un garçon anxieux et fragile mentalement, Gianni Bugno, à 26 ans, s’était décidé à chasser ses vieux démons et durant l’intersaison s’était adjoint le concours du sulfureux professeur Conconi. En vérité, il n’avait de cesse, en compagnie de ce dernier, de tenter de se débarrasser du mal insidieux dont il souffrait et qui le rongeait depuis toujours, à savoir son vertige récalcitrant en haute montagne. Outre le fait de le handicaper sérieusement lorsque l’épreuve à laquelle il participait jonglait avec les plus hauts sommets européens, cette phobie nuisait également gravement à son équilibre physique et mental. En un peu moins d’une année et après avoir eu recours à une thérapie musicale, qui n’est pas sans rappeler pour les profanes la méthode Tomatis chère aux personnes victimes de l’autisme, un nouveau Gianni Bugno naissait. « La chrysalide devenait papillon », écrivait à cet instant-là l’incontournable narrateur Pierrot Chany. Seuls quelques proches avaient été dans la confidence dont Gianluigi Stanga, Claudio Corti et bien évidemment Conconi et son médecin Giuglielmo. Le secret avait été tellement bien gardé que nul ne se doutait que la première salve tirée dès la Primavera était tout excepté un pétard mouillé. Certains présomptueux, trop souvent victimes de leur suffisance, s’en mordront les doigts lors du Tour d’Italie 1990.

Bari, 18 mai 1990, sera le théâtre de dithyrambes exacerbées. Les favoris de cette 73ème édition du Giro, une fois n’est pas coutume, sont du mauvais côté des Alpes. En effet, Laurent Fignon et, à un degré moindre, Charly Mottet, font figure d’épouvantails. Côté transalpin, la presse songe plus à Marco Giovannetti, tout frais émoulu vainqueur de la Vuelta, Flavio Giuponni, dauphin du Grand Blond la saison précédente, Claudio Chiappucci, Massimiliano Lelli voire Franco Chioccioli qui, comme son compatriote Fausto Bertoglio, coureur dans les années 70, présentait une ressemblance frappante pour ne pas dire sidérante avec le Campionissimo. Gianni Bugno, bien que cité avec parcimonie pour des actions, des barouds du type sporadiques n’engendre pas la confiance irraisonnée de l’ensemble de la bienpensante du moment. Sont encore plébiscités les Russes Piotr Ugrumov et Vladimir Poulnikov, les montagnards ibères Frederico Echave et Marino Lejarreta ou le petit mouflon vénézuélien Leonardo Sierra. Concernant le hippie batave Gert-Jan Theunisse et plus encore l’affable Yankee Greg LeMond, ce Giro arrive bien trop tôt dans la saison pour un tant soit peu les concerner. A noter que ce Tour d’Italie marquera, en outre, la dernière apparition du Beppe sur ces routes qui l’ont fait à jamais César. L’Artiste Giuseppe Saronni tire en effet sa révérence et avec lui une riche page du cyclisme italien se tourne.

Les dithyrambes mentionnées plus haut et réitérées chaque jour que dura ce Giro firent office de fil rouge à la marche triomphale d’un athlète métamorphosé. Cette divine mutation débutera dès le prologue à Bari, aux confins des Pouilles, dans le talon de la Botte et, miraculeusement ou non, perdurera jusqu’à Milan, la Lombarde, la fière reine de la vallée du Pô. Tout un programme. Gianni Bugno, puisque c’est de lui dont il s’agit, aura réussi l’exploit rare, à l’instar d’un Costente Girardengo, le premier Campionissimo en 1919, d’un Alfredo Binda, la Joconde en 1927, et d’un Cannibale nommé Eddy Merckx en 1973, excusez du peu, de s’emparer du maillot rose dès le prologue pour l’acheminer cahincaha sur ses frêles épaules jusqu’au terme de l’épreuve. Pour un moribond patenté la méprise apparaissait de taille à l’élite subitement bégayante. Pourtant, la manière dont Bugno empoigna ce Giro présageait ce qui allait suivre et personne, encore moins les personnes averties, ne pouvait ne pas admettre ce constat implacable car flagrant, Gianni avait changé, Bugno était transformé. Moins introverti qu’à l’accoutumé, courtois, parfois même un soupçon volubile avec la presse au départ de Bari et la semaine précédant le départ, le futur double champion du monde 91-92 s’était pourtant dévoilé à tous et avait montré une autre facette de sa personnalité, celle-ci encore méconnue jusqu’alors.

A Bari, sur 13 kilomètres, Gianni Bugno met Thierry Marie, le spécialiste, et le Polonais Lech Piasecki, autre surdoué du chrono à respectivement 3 et 9 secondes. Le troisième jour, nous assistâmes à un remake des Derniers jours de Pompéi. Gianni Bugno, ce jour-là, se montra intraitable envers ses adversaires. Après avoir délivré gracieusement un bon de sortie à l’Espagnol de service, Eduardo Chozas, l’Italien égrena alors méticuleusement tout le peloton dans les rampes abruptes et surchauffées du Vésuve. L’opposition, représentée principalement par Fignon et Mottet, un moment ébranlée par l’audace nouvelle du Maillot Rose, chercha et trouva des raisons d’espérer. Le lauréat 1989 n’affichait-il pas son optimisme béat en déclarant haut et fort à qui voulait l’entendre au soir du Vésuve : « Bugno marche fort ces jours-ci mais il en fait peut-être un peu trop pour un début de course. Je le connais, il coincera dans les montagnes de la dernière semaine. Il n’est pas mon adversaire principal ! Laurent Fignon a toujours été un fin psychologue » (sic). D’ailleurs, même le Cecco, Francesco Moser, sur les pas duquel Bugno ferraillait de fort belle manière, appelait son cavalier ailé à la prudence. Le principal intéressé se montra d’une totale indifférence face aux émois suscités par cette entrée en matière déroutante.

La confiance affichée de Laurent Fignon ne survivra néanmoins pas à la pelleté dont il sera victime lors de la cinquième étape sur la route de Teramo, à l’orée des Abruzzes. Aussi peu psychologue que piètre devin, le Parisien, souffrant le martyr des reins, quittera la course quatre jours plus tard sans avoir un seul instant pesé sur celle-ci. L’opposition s’en trouva in extenso décapitée. A l’opposé, le maillot rose apparaissait rayonnant, sa nouvelle notoriété de nouveau fiancé de l’Italie lui collait merveilleusement bien à la peau. FI=ignon out, seul Charly Mottet, Marco Giovannetti et à un degré moindre Vladimir Poulnikov paraissaient en mesure d’entretenir l’illusion et d’élaborer une stratégie anti-Bugno. Hélas, dominateur comme rarement sur les hauteurs de Vollombrosa en Toscane, puissant en diable à Cuneo lors des 68 bornes du contre-la-montre, devancé par le seul Luca Gelfi et stratosphérique la veille de l’arrivée sur les pentes de l’abominable Sacro Monte, lors d’un chrono apocalyptique de 39 kilomètres, Gianni Bugno a élaboré, façonné et conforté sa victoire de manière chirurgicale. Du très bel ouvrage, vraiment. Dominateur dans tous les compartiments de la course, Gianni Bugno n’a jamais laissé planer le doute. Le seul regret, peut-être, aura été sa défaite relative au sommet du Pordoi, terme de la quinzième étape. Ce jour-là, Charly Mottet et le Maillot Rose s’offrirent un mano a mano d’anthologie. Bien que dominateur, régulant l’allure durant toute l’ascension, le futur vainqueur final de l’épreuve s’inclina au sprint, surpris par la roublardise du Drômois.

Paradoxalement, Gianni Bugno ne rééditera jamais son exploit de 1990. Comme si l’Italien avait atteint son apogée cette année-là, à 26 printemps. Souvent placé lors des différents Tours auxquels il participera par la suite, jamais il n’atteindra cette plénitude, cette perfection, cette sensation de puissance éprouvée, ressentie lors de cette divine saison 1990. Outre ce succès, Bugno portera deux saisons le maillot irisé et apposera son nom au palmarès du Tour des Flandres, de Milan-San Remo et de la Clasica de San Sebastian. Finalement peu en rapport à la classe ce coureur bien sous tous rapports.

Michel Crepel