Mais que venait faire Fausto Coppi dans cette galère ? Que pouvait bien espérer ce « goéland des cimes », ce parfait esthète du macadam, en venant défier, dans leur jardin, des Flahutes rompus aux us et coutumes des bourbiers glauques et nauséabonds du nord de la France, dans une épreuve aussi atypique que Paris-Roubaix, en cette année 1950 ? Véritable héros d’une saison 1949 qui l’a vu ensorceler puis éclabousser de sa classe éblouissante partenaires et adversaires lors du Giro et de la Grande Boucle, le Campionissimo aurait très bien pu se permettre d’éviter pareil écueil machiavélique. En outre, sa première expérience, en 1949, aurait dû lui signifier qu’une ballerine ne se mue pas ainsi impunément en rockeuse patentée. A l’issue d’un Enfer du Nord dont l’arrivée fut un pur chef d’œuvre de fantaisie alliant le rocambolesque au burlesque, Fausto Coppi fut d’une transparence et d’une impuissance telle que les suiveurs et organisateurs en demeurèrent muets de convenance.

Finalement, seule la victoire conjointe, mais très controversée, de son frère Cerce, au détriment du seul André Mahé, aura permis aux préposés des communiqués de course de s’attarder sur le patronyme emblématique et adulé au-delà des massifs alpins. Initialement peu enclin à renouveler une expérience dont il n’avait tiré aucun profit révélateur quant à ses prédispositions à battre le pavé, le coureur de Castellania aura en outre la stupeur d’essuyer les foudres d’une presse peu amène envers un homme, selon eux, incapable et inapte à contrecarrer les assauts incessants des martyres invétérés des chemins de traverse. Malgré cet ouragan, ce déferlement de désaveux collégiaux qui aurait sans aucun doute anéanti pour le compte les prétentions et ambitions du plus entêté des kamikazes de l’inénarrable Hirohito, le tout frais émoulu champion du monde de poursuite, lui, s’imprégna à l’inverse de ce déchaînement unanime, de ce plébiscite contraire pour se blinder bien au-delà de la désuète motivation et s’offrir un défi digne à ériger, si besoin était, plus haut, plus inaccessible encore, une domination implacable car totale.

En cette année 50, Paris-Roubaix s’est mis sur son 31 et s’est affublé de son habit du dimanche. Tout le Gotha s’est donné rendez-vous pour démontrer, par les faits plus que par les palabres, que tout Fausto Coppi qu’il était, la frêle gazelle n’était pas la bienvenue au pays des besogneux cantonniers du pavé. Sont en effet présents, entre autres, le flamboyant Rik 1er, lauréat deux ans plus tôt et héros malheureux d’une récente Primavera remportée, malgré sa position d’archi-favori, par Gino le Pieux, l’Italien Fiorenzo Magni, la terreur des Flandres auteur d’un hat-trick qui le consacrera premier Lion des Flandres et le Boulanger de Saint-Méen à l’aube d’une carrière qu’on lui prédisait à l’époque prometteuse. Toutefois, il serait hasardeux voire suicidaire de ne pas mentionner le contingent français, riche des Maurice Diot, André Mahé bien entendu, ou Charles Coste, particulièrement remonté par la misérable farce dont fut victime André Mahé, un an auparavant. Les conditions météorologiques s’avèrent exécrables et le plafond nuageux semble épouser les cimes des habitations lors du départ de Saint-Denis.

En outre, une pluie diluvienne s’est invitée aux festivités, ce qui laisse augurer une bataille de tous les instants, âpre et incertaine. Le début de course est abordé prudemment par des hommes déjà trempés jusqu’aux os. Rien de bien conséquent pour soulever les foules, si ce n’est les démarrages intempestifs mais rapidement annihilés du Belge Frans Gielen ou du Français Edouard Fachlietner, tous deux avides de reconnaissance. Le peloton contrôle les moindres velléités offensives et les hommes de Van Steenbergen ou de Diot et Mahé cadenassent ce dernier, tout le moins jusqu’à l’ascension de l’incontournable côte de Doullens, rampe de lancement originelle des hostilités. Dès son apparition les muscles tressaillent d’impatience et les choses s’accélèrent sous la houlette de Jacques-Jésus Moujica, le bien nommé. Le Français de Villaréal, un moment seul aux avant-postes, voit soudain un grand escogriffe lui chatouiller la roue arrière puis le happer tel un vulgaire vermisseau.

Le Campionissimo vient tout simplement de placer sa première banderille. Reçu, apparemment cinq sur cinq, l’Italien franchit le sommet de la difficulté flanqué d’une demi-douzaine de survivants, parmi lesquels Magni et Mahé mais dont, ô surprise, Rik Van Steenbergen se trouvait exclu. L’Anversois, atteint dans son orgueil, mettra plusieurs kilomètres pour résorber son amertume et colmater la brèche. Le coureur aux plus de mille victoires réintégrera finalement, en compagnie d’une quinzaine de coursiers, le groupe de tête. Sur la route menant les fuyards vers Arras, l’Italien Gino Sciardis, accompagné du bouffeur de pavés autochtone Maurice Diot, prend à son tour la poudre d’escampette. Derrière, la poursuite s’engage mais le ravitaillement vient malencontreusement troubler le bon ordonnancement de celle-ci. C’est alors que Fausto Coppi tente un coup de poker osé sous la forme d’un « grillage en règle » du poste aux agapes.

En tête de colonne, il abandonne sa musette aux mains de son mécanicien éberlué et place un démarrage du feu de dieu qui le propulse une centaine de mètres devant le groupe d’une vingtaine d’unités, un temps perplexe, puis furibard de s’être laissé ainsi piégé. Et quand le coureur de la Bianchi se poste ainsi résolument en tête d’une épreuve, il est extrêmement ardu voire irréalisable de ne serait-ce que subodorer venir lui taquiner de nouveau le boyau arrière. Lancé alors à vive allure, Fausto Coppi ne tarde pas à rejoindre Sciardis et Diot qui, un soupçon songeur, se laisse glisser dans le sillage du métronome transalpin. Celui-ci enroule avec une aisance déconcertante un développement de 52×15 qui ne tarde pas à écoeurer ses deux compères. Le premier à sauter est son compatriote de Popciena, incapable de suivre le train d’enfer imprimé par le belliqueux champion d’Italie. Maurice Diot, quant à lui, entretient l’illusion en s’accrochant tant bien que mal à la locomotive bleue. Le râblé « Titi Parisien » tente même de temps en temps de se porter en tête pour esquisser un relais à la machine roulante. Ce qui a pour effet immédiat de faire sortir de ses gonds un « Tonin » Magne toujours aussi exubérant. Pensez donc !

Alors que le patron des Mercier, malin comme un ouistiti, échafaude minutieusement la possibilité d’un hypothétique mais non irréalisable retour de son leader Van Steenbergen en tête de la course, voilà que son plus fidèle lieutenant se retrouve pris en flagrant délit de haute trahison. Fausto Coppi, insensible aux atermoiements du Français et sevré des manigances du sorcier qui gesticule dans son dos, décide alors d’abandonner Diot à son triste sort. L’Italien n’éprouve même pas le besoin de placer une attaque tranchante et décisive, il s’autorise tout simplement une longue et insidieuse accélération qui désarçonne définitivement un Maurice Diot ivre de fatigue. A moins de 50 bornes de Roubaix, le Campionissimo apparaît désormais seul au monde. Derrière, c’est l’hallali pour tous les rescapés. Rik Van Steenbergen tente bien de sauver l’essentiel mais en pure perte. Le moral n’y est plus et l’aide que pourrait recevoir le Belge s’avère pour le moins hésitante, pour ne pas dire nulle. Au rendez-vous de Wattignies, Maurice Diot, toujours en chasse-patate, parvient, à force de volonté et de courage à conserver son honorable deuxième place au dépens du duo Fiorenzo Magni et Charles Coste, qu’il précède d’environ trois minutes. Quant à Gino Sciardis, il navigue à vue du peloton cinq minutes derrière l’homme de tête.

A 20 bornes de Roubaix, la messe est dite. Fausto Coppi file grand train vers son premier triomphe dans l’Enfer du Nord. En effet, personne ne reverra le Campionissimo, pas même lors de la traditionnelle douche salvatrice de la troisième mi-temps, car le bonhomme est pressé et, dès la ligne franchie, il s’engouffre dans un véhicule, direction Côme, pour une réunion sur piste prévue le lendemain… et qu’il remportera. Derrière, c’est un Maurice Diot hilare et déchaîné qui coupera la ligne un peu moins de trois minutes derrière l’intouchable. Cette place de dauphin suffit amplement au bonheur du Bourguignon d’adoption. Dès sa descente de monture, Diot se fend d’un : « j’ai gagné Paris-Roubaix. Coppi est hors concours… ». Ce qui démontre ainsi et de manière formelle l’implacable et colossale domination du Campionissimo sur la reine des classiques. Les avis, à l’arrivée, sont unanimes. De Charles Pélissier, venu en voisin, à Rik Van Steenbergen, adversaire privilégié du Piémontais outrageusement dominé, tous louent l’exploit de l’Italien, sa mainmise sur la course et son aisance, sa faculté à déborder puis atomiser ses adversaires même les plus récalcitrants. Par cet acte de bravoure et de panache, le Campionissimo vient de clouer le bec à jamais à tous ses détracteurs, et ce n’est pas le moindre de ses exploits.

Michel Crepel