A une époque où la mondialisation fait débat, le peloton professionnel a pour sa part depuis des lustres consenti à l’admettre. Si les manigances qu’elle engendre au niveau économique et social sont décriées, tant les différences entre les peuples sont abyssales, elle génère à l’inverse l’approbation au sein de tous les secteurs sportifs, en général, et du cyclisme, en particulier. Aujourd’hui, les nations ancestrales de la petite reine telles la Belgique, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, la Suisse, l’Allemagne et la France se voient allègrement titillées voire dépassées par les grandes puissances économiques que sont les Etats-Unis, l’Australie ou la Russie. Un demi-siècle auparavant, rare étaient les étrangers à cette hégémonie européenne aptes à s’immiscer durablement dans ce concert international restreint.

En cette année 1951, le Tour de France est dominé, outrageusement par l’Helvète Hugo Koblet. Le « pédaleur de charme » a relégué à Paris des sommités comme le « Grand Fusil », « Gino le Pieux » ou « Stan » à plus d’une vingtaine de minutes. C’est dire si le Zurichois a, par monts et par vaux, récité ses gammes tel un orfèvre digne des plus grands joailliers de sa terre natale. En dehors du combat des chefs que se sont livrés les protagonistes à la victoire finale, un homme a défrayé la chronique par son insolence à défier l’ordre établi et à braver les interdits. Ce diablotin aux multiples facettes a pour nom Abdelkader Zaaf et est Algérois. Cet empêcheur de tourner en rond s’était fait une spécialité des sorties intempestives. Conscient de ses lacunes rédhibitoires dès que la route s’élève, il prenait un malin plaisir à s’attirer les foudres du peloton des ténors en rompant sans cesse les sacro-saintes trêves par de grands raids suicidaires dont il avait le secret.

Dernier de la classe, le leader du clan des nord-africain n’en démordait pas et seules ses échappées kamikazes lui permettraient, à court terme, de terminer dans les délais et, à plus long terme, de rallier Paris sans connaître l’affront et la honte d’un retour précipité et anticipé au bled. Aussi, chaque jour, il remettait le couvert au grand désappointement des nations-phares du peloton. Lors de la troisième étape de cette Grande Boucle 1951, entre Gand et Le Tréport, le besogneux Maghrébin apprend, alentour, que nombre de primes alléchantes jalonneront le parcours. Quand on peut joindre l’utile à l’agréable, n’est-ce pas ? Son démarrage, peu après le départ de Gand, ne sidère plus les foules, depuis un moment déjà, et c’est sereinement que l’enfant de la Ville Blanche s’offre un tapis de minutes d’avance apte à servir ses desseins gourmands à venir. La prime tombe naturellement telle une évidence dans l’escarcelle de l’audacieux. Repus, tel un prédateur après le gain de sa proie et un poil las des efforts déployés, il descend de sa monture et s’en va embrasser la femme d’un ami apparue sur le bord de la route.

Les civilités terminés, Zaaf se contente d’attendre le peloton. En fait de peloton ce sont deux Italiens qu’il voit débouler, tête dans le guidon et moulinette en folie. Tiens, tiens, se dit-il, deux « Ritals » à la planche si loin de l’arrivée ? Ça cache d’autres primes à venir ! Le rusé Abdelkader enfourche alors sa monture, rejoint les deux fuyards et les sème sans autre forme de procès et, surtout, sans l’ombre d’un soupçon de scrupule. Entre-temps, il apprend de la bouche d’un officiel indiscret, vociférant dans un porte-voix d’un autre âge, qu’une prime de 30000 francs sera versée au lauréat du sprint qui se situe 30 kilomètres en aval. Sitôt la prime octroyée, Zaaf s’offre une pause déjeuner bien méritée dans un pré jouxtant le parcours. Epuisé, tout de même, par tant de frasques inconsidérées mais, néanmoins, satisfait de la coquette recette engendrée lors de cette journée faste, l’Algérois laissera filer le peloton et terminera l’étape au Tréport, en roue libre, loin derrière ses camarades.

Il est bien évident qu’un tel comportement frisant quelque peu l’égoïsme primaire, sur bien des points, attise, sinon les jalousies, tout au moins la réprobation d’une grande partie du peloton. Ainsi, les Français qui, déjà désobligés à force de tenter de canaliser les velléités suicidaires de l’impétueux, se voient en outre affubler par celui-ci du sulfureux sobriquet de « chiens de garde » ! En effet, ceux-ci sont coupables, aux yeux d’Abdel, d’essayer d’annihiler ses tentatives d’échappée. Mais le filou Algérois a de la ressource et possède plus d’un tour dans son sac. Dès l’étape Carcassonne-Montpellier, il se tourne vers le clan transalpin pour un énième deal de haute volée. Sa stratégie ? Provoquer une attaque en compagnie de deux ou trois Italiens et prendre la tangente pendant que le reste de la squadra sera, quant à elle, préoccupée à cadenasser le peloton, empêchant ainsi toute autre nation à exploiter le filon.

Il baignait réellement dans l’euphorie irrationnelle, notre bonhomme. Toujours est-il qu’après avoir enclenché les hostilités, comme à son habitude, il se retrouva rapidement isolé à l’avant et attendit, en vain, le renfort salvateur des Italiens qui ne vint jamais. En revanche, c’est une colonie de fantassins bleu-blanc-rouge qu’il vit apparaître, le plongeant irrémédiablement dans le plus grand désarroi. Cette passe d’armes imprévue et singulière eut pour effet de rejeter à l’arrière le Campionissimo, victime d’une défaillance inattendue. Impayable, Abdelkader Zaaf se déculpabilisera avec une ironie désarçonnante en accusant les Italiens d’être les seuls responsables de la déconvenue de leur leader. Coursier atypique, l’Algérois terminera lanterne rouge de ce Tour 1951, à près de cinq heures du « Pédaleur de Charme », mais la besace agrémentée de ses ingénieuses pitreries sonnantes et trébuchantes. Les manières peu académiques dont Zaaf a usé sur ce Tour n’enlèveront toutefois nullement l’estime et l’admiration généré à son égard par un eloton reconnaissant de compter dans ses rangs un tel animateur, fut-ce-t-il rocambolesque. Le tempérament méditerranéen au paroxysme de son originalité avait plané haut sur cette Grande Boucle.

Michel Crepel