Les « Années Folles » coïncident bizarrement à une pénurie de victoires tricolores dans la Grande Boucle, et ce n’est pas l’unique succès de Francis Pélissier en 1923 qui pourrait inverser cette insupportable et désagréable tendance. Alors, trop impliqués par la révolution culturelle et économique, les Français ? Que nenni, et même si nombre d’experts et dirigeants concernés émettent ce genre d’inepties pour se déculpabiliser, le rationalisme maladif et congénital de votre serviteur subodore une toute autre explication. En effet, si les années 20 ont indéniablement enrichi et flatté par la même occasion notre patrimoine hexagonal de mille et une choses nouvelles, il n’en demeure pas moins vrai que notre cyclisme n’a pas hérité des retombées générées par ce séisme révolutionnaire. Le balbutiement des hexagonaux durant cette décennie est essentiellement dû à une adversité perverse et intense générée par la domination de trois coursiers de toute volée. Le Belge Philippe Thys, l’Italien Ottavio Bottecchia et le Luxembourgeois Nicolas Frantz ont formé, ces saisons de diète tricolore, un somptueux et très respectable triumvirat. Nous en sommes là, à l’aube de l’année 1930, et ce constat d’échec va engendrer certains bouleversements de la part d’Henri Desgrange, grand ordonnateur de la Grande Boucle depuis l’éclosion de celle-ci en 1903. Le Patron, comme il frétille d’aise d’être nommé, imperturbable, malgré un léger agacement, possède plus d’un tour dans son sac, comme l’ont prouvé ses nombreuses innovations voire ses ubuesques frasques précédentes.

Pour ce faire, l’ancien clerc de notaire bannit les formations de marques au profit des équipes nationales, plus aptes selon lui à ne plus disperser les forces en présence et donc à galvaniser l’émulation. Si ce stratagème, osé car doté d’un effet boomerang, s’avère à bien des égards bénéfique en ce qui concerne les Français, nantis de ce fait d’une constellation de grands noms, il en va tout aussi avantageusement pour une nation telle l’Italie, peu avare à sortir des campionissimi. Effectivement, les transalpins disposent à l’orée des années 30 d’un contingent de coursiers qui pourraient, par leur homogénéité légendaire, créer de réels soucis à une formation tricolore loin d’être au diapason de l’unité voire de la solidarité de son homologue péninsulaire. En revanche, cette nouvelle donne éliminait pour le compte le Luxembourgeois Nicolas Frantz, favori légitime et incontournable, victime de la pénurie de coursiers aux talents reconnus du Grand Duché.

A la cohorte hexagonale (« Dédé » André Leducq, « Charlot » Charles Pélissier, « Tonin le Sage » Magne, son frère Pierre, et Marcel Bidot) est opposée une squadra de rêve constituée de la « Joconde » Alfredo Binda, la « Locomotive de Mantoue » Learco Guerra, Giuseppe Pancera ou Guaetano Belloni. Si la lutte au Maillot Jaune, que ne manqueront pas de se livrer Dédé, Tonin et la Locomotive Humaine, arbitrée pour la circonstance par le Belge de service, l’Anversois Jef Demuysere, fait saliver, le duel que se livreront à n’en pas douter Charlot et la Joconde pour le gain des victoires d’étapes, ravira les amateurs de sensations fortes. En outre, si le Boss de L’Auto et accessoirement premier recordman de l’heure (1893) vouait une exécration viscérale à l’intention des aînés Henri et Francis Pélissier, il louait assez paradoxalement le talent et la générosité du cadet Charles, en qui il voyait un potentiel futur lauréat à la Grande Boucle. Pas étonnant par conséquent, connaissant l’extrême vélocité de Charlot, que la partie montagneuse de ce Tour 1930 fut cantonnée à la portion congrue. L’abandon prématuré de la Joconde dès la 10ème étape, victime d’une chute et d’une non-assistance flagrante voire douteuse, servira au mieux les desseins du benjamin des Pélissier tout autant que ceux de Desgrange.

Une autre idée de génie de ce dernier viendra révolutionner et projeter le Tour de France au sein d’une ère nouvelle, propre à son ambitieuse destinée. En instaurant la première caravane publicitaire, Henri Desgrange faisait de son épreuve le plus « grand cirque du monde ». Le début de ce Tour et jusq’aux Pyrénées verra un festival orchestré par le duo Charles Pélissier et Alfredo Binda, arbitré de fort belle manière, toutefois, par Dédé et Laerco Guerra. La démesure de leur confrontation sera telle qu’elle créera des dissensions dans toute la caravane mais surtout entres les clans des deux protagonistes. Les emballages houleux et à la limite des deux belligérants fourniront aux commissaires de course et aux arrivées une propension exacerbée à la sévérité. Ainsi, à Bordeaux, Charlot fut déclassé de sa première place au détriment du Belge Jean Aerts. Le Français s’étant rendu coupable, selon eux, d’avoir retenu Alfredo Binda par le maillot. Ce que confirmera un transalpin vert de rage. La Joconde prendra, à partir de ce moment-là l’habitude de faire planer le doute quant à sa motivation de poursuivre la route. N’est pas Joconde qui veut.

En fait, l’Italien cherche un artifice pour s’éclipser de l’épreuve sans montrer un trop grand désarroi à la face du Tour. Rémunéré à chaque étape, tel un artiste des vélodromes, Binda a été prié par Emilio Colombo de participer au Tour pour redorer le blason de celui-ci et inaugurer sa nouvelle formule. Or, ce dernier n’avait en tête que les Championnats du Monde de Liège, qu’il s’adjugera d’ailleurs. En outre, la formation transalpine s’était, au fil des jours, étiolée de manière draconienne et se trouvait, au moment d’aborder le massif alpin, dépourvue de frères d’armes dignes de ce nom. Aussi, nul ne fut surpris lorsque lors de la 10ème étape, Luchon Perpignan, la Joconde, bâcha sans demander son reste. Il faut bien avouer, cependant, que l’alibi avancé par le transalpin lié à sa désertion tenait la route, qu’on en juge. En tête de la colonne au moment de basculer au sommet du Portet d’Aspet, il cassa net sa tige de sel. Après un gros quart d’heure de réparation, il rejoignit après une folle poursuite le groupe Maillot Jaune quand sa soudure de fortune céda à nouveau. Après celle survenue au départ de Bordeaux, qui l’avait vu perdre toute ambition de victoire finale, cette seconde chute précipitait une décision inéluctable. Malgré l’insistance fébrile et démonstrative d’un clan italien passablement agacé par les agissements de son coureur, celui-ci ne reprendra pas la route.

Ce moment d’intense émotion passé, la course reprend ses droits et la rencontre France-Italie, même inégale car disproportionnée, continue d’enthousiasmer les foules. Charlot poursuit sa moisson de succès d’étape avec une insolence suprême tandis que la Locomotive de Mantoue parvient tant bien que mal à entretenir l’illusion en s’accrochant comme un damné. Dédé, quant à lui en Jaune depuis l’étape de l’Aubisque et du Tourmalet, où en compagnie de Binda et de Pierre Magne, il avait assommé la concurrence, est relativement serein à la veille d’aborder les dernières difficultés. Le Français caracole en effet au sommet de la hiérarchie de ce Tour plus de 16 minutes devant Learco Guerra et 18 minutes sur Tonin le Sage, le Belge Jef Demuysere se tenant en embuscade à plus de 20 minutes du jovial Audonien.

Pourtant, lors d’une 16ème étape d’anthologie, André Leducq va humer le vent du boulet de très, très près. Le tracé originel du parcours Grenoble-Evian est par essence une étape de cols monstrueuse pouvant être dantesque et des plus incertaines. Les ascensions successives du Lautaret, du Télégraphe, du Galibier et des Aravis paralysent les tempéraments les plus fougueux, donc les plus offensifs, bien avant le départ de l’étape. Tous sont concernés, même les plus grands, par cette anxiété puis par cette angoisse insidieuse, pernicieuse et opiniâtre qui flotte un moment puis s’insinue imperceptiblement jusqu’à nouer et malaxer les estomacs les plus résistants. Le peloton mène grand train dans la première heure de course, ce qui a le don d’apaiser les pensées ténébreuses. La montée du Télégraphe se passe sans heurts jusqu’au moment où le Maillot Jaune met pied à terre, victime d’une crevaison malencontreuse, là où la pente s’avère la plus sévère. Rapidement dépanné, Dédé tente un retour sur la tête de pont lorsque, soudain, il chute lourdement sur le macadam. Un moment allongé les bras en croix, telle une icône morbide, il se relève alors prestement, horrifié à l’idée de perdre une tunique si chèrement acquise. Bardé d’égratignures et de blessures, apparemment anodines, le Français se morfond et sanglote au bord de la chaussée en attendant que Pierre Magne termine la réparation de son pédalier fracassé par le choc.

Pendant ce temps, à l’avant, Learco Guerra a fait donner la cavalerie. Accompagné de Jef Demuysere, de José Trueba et de Benoît Faure, la Locomotive étire ses wagons à la limite du déraillement. Cette poussée endiablée s’avère florissante et gratifiante puisque l’avance du quatuor atteint le quart d’heure à mi-course. André Leducq, enfin dépanné, peut néanmoins se réjouir de la présence de tous ses équipiers à ses côtés. Charles Pélissier, Marcel Bidot, Antonin et Pierre Magne sont prêts a engager la folle voire désespérée poursuite. A la vitesse de l’éclair, l’équipe de France fond sur les fuyards,, traversant les villages en trombe, appréhendant les descentes à la limite de l’inconscience, le petit groupe avale les secondes puis les minutes avec gourmandise et un appétit gargantuesque. L’honneur d’un homme et de la France est à ce prix, que diantre ! Dans leur furia dévastatrice, le groupe de chasse tricolore ramasse les morts intercalés et éparpillés tout au long de la route. Celui-ci mue bientôt en petit peloton. Devant, la fatigue rôde et commence son travail de sape. En outre, Benoît Faure, enfin renseigné sur les circonstances de course, refuse dorénavant tout relais. C’est donc un trio qui s’échine maintenant à tenter de conserver un infime espoir. Après près de 80 bornes d’une chasse hallucinante et harassante, les Français rentrent enfin sur un quatuor éberlué et interdit au grand soulagement de tout un peuple. Dédé sauvait son maillot aux forceps. L’équipe de France avait fait preuve, dans l’adversité, d’une cohésion et d’une confiance en son leader extraordinaires. Après une parenthèse qui consacrera l’inénarrable Tonin le Sage, Dédé, môme de Saint-Ouen, remettra le couvert en 1932 mais évitera de renouveler l’expérience qui le vit chanceler dangereusement.

Ce Tour, et plus tard celui de 1932, verront naître une antinomie entre André Leducq et Charles Pélissier. A l’instar de l’animosité légendaire entre Poulidor et Anquetil, une trentaine d’années plus tard, Dédé s’érigea vertement contre le traitement princier alloué par le Patron à Charlot. En effet, Desgrange faisait montre d’une profonde et légitime admiration envers Charles Pélissier, auteur tout de même de huit sprints victorieux en 1930, et le faisait savoir ouvertement en rétribuant ce dernier bien plus généreusement que le lauréat de la Grande Boucle lui-même. Henri Desgrange, impayable et un soupçon farfelu, s’autorisera à l’occasion du Tour 1932 d’allouer des bonifications énormes aux vainqueurs d’étapes. Quatre minutes au premier, trois au second… et ainsi de suite. Malgré tous les efforts du Patron pour faire de Charlot un vainqueur potentiel du Tour, Dédé fera fi de tout ce galimatias abracadabrantesque pour s’offrir sa seconde et ultime kermesse de juillet.

Michel Crepel