Le 12 juillet dernier, quelque part vers Magland, entre Morzine et Megève, le Tour de France a été percuté par les soubresauts de la société. Le fait est suffisamment rare pour être souligné. Depuis les années 1980, de tels évènements ont été relevés au compte-goutte. En 1982, la tiersarisation française renvoyait sur le pallier des usines des milliers d’ouvriers désœuvrés. Désabusés par ce coup du sort, les ferrailleurs des industries Usinor se saisissaient du Tour en dernier recours. L’étape est annulée. En 2018, c’est à nouveau le vent de la mondialisation qui pousse les agriculteurs désespérés à faire entendre leurs craintes par l’intermédiaire du Tour. Le peloton marque quelques minutes d’arrêt, les plaintes des manifestants sont couvertes par le bruit des gaz lacrymogènes.

Alberto Bettiol a vu de près l'action du collectif Dernière Rénovation

Alberto Bettiol a vu de près l’action du collectif Dernière Rénovation

Le sit-in de Magland s’inscrit ainsi dans cette courte série d’intermèdes sociaux sur le Tour de France, devenu malgré-lui le révélateur ultime des maux de la société. Lorsque le citoyen lambda détourne le regard, le happening permet de le contraindre à faire face à la réalité des choses. Puisqu’il cherche à oublier via le divertissement, l’intrusion dans ce programme apparaît comme la seule manière de mettre en lumière la part sombre de la communauté. Si le mode opératoire est discutable, l’action a le mérite de lier l’une de nos représentations sociétales les plus célèbres, le Tour de France, avec des enjeux climatiques plus profonds. Car ces deux éléments sont bels et biens liés.

Dernière Rénovation, meilleure performeuse du changement climatique

L’association qui a perturbé la 10e étape du Tour de France n’en est pas à son premier coup. Comme l’a rappelé Christian Prudhomme, à l’arrivée de Megève, « C’est arrivé lors de Roland-Garros, à Silverstone en Formule 1, dans le championnat d’Allemagne de football… Heureusement, l’étape a ensuite pu se dérouler normalement. ». A chaque fois, le procédé est le même. Jaillir, s’attacher et protester. Les inscriptions et slogans des manifestants rappellent le cri d’alarme poussé par le GIEC dans son rapport du 4 mars 2022, donnant à l’humanité trois ans pour agir avant que les conséquences les plus désastreuses du changement climatique ne soient irrémédiables, soit 1095 jours. Certes symbolique, ce délai permet néanmoins d’illustrer l’urgence d’une réaction proportionnée à l’ampleur des effets. Le collectif Dernière Rénovation s’est ainsi saisi de ce compte à rebours pour signifier la coulée du sablier de la catastrophe.

Sur Twitter, l’association a revendiqué son action en listant les conséquences prédites de l’inaction : « chaleurs mortelles, événements météorologiques extrêmes, famines, migrations de masse, conflits armés… et ceci pour toutes les prochaines générations d’humains. ». Naturellement, de tels changements climatiques auraient de sérieuses répercussions sur le Tour de France. Plus que toute autre discipline, le cyclisme est effectivement soumis aux aléas météorologiques, jetant les coureurs entre les murs de neige d’un col transalpin ou sous le soleil écrasant d’un désert ibérique. La radicalisation de ces phénomènes durcirait inévitablement les conditions de course. Auparavant propices aux récits épiques, celles-ci se mueraient en terrains de drames, narrant des coureurs confrontés à l’insupportable. Le Tour de France a été perturbé par des militants de la cause climatique. Bientôt il sera perturbé par le changement climatique. Nous dressons ici le panorama de ses menaces.

La canicule, nouvelle atmosphère du Tour de France

La chaleur pousse les coureurs dans leurs derniers retranchements

Depuis une semaine, ces images se répètent sans cesse. Celles de coureurs assoiffés, asséchés, assommés par une chaleur écrasante. Le Tour de France s’est transformé en une course à la fraîcheur, aux bidons et aux glaçons. Les visages, eux, sont marqués par l’état général de fatigue des coureurs. A lutter face à ces conditions torrides, ces derniers puisent dans leurs maigres réserves caloriques et épuisent leurs précieuses forces. Chaque arrivée met en scène des hommes exténués, incapables de tenir debout, allongés ou assis sur les bas-côtés. Sur la fameuse cyclosportive l’Etape du Tour, disputée dimanche 10 juillet entre Alberville et l’Alpe d’Huez, la chaleur a d’ailleurs multiplié abandons et défaillances.

Dans la traversée des Alpes, les coureurs ont été accablés par la chaleur / Pierre_Bn / Flickr via Wikimedia Commons

Dans la traversée des Alpes, les coureurs ont été accablés par la chaleur / Pierre_Bn / Flickr via Wikimedia Commons

Jusqu’au bord du malaise

Quand le mercure s’envole, les coureurs s’effondrent. Qu’ils soient leaders, baroudeurs ou gregaris, tous sont victimes de ce brûlant fléau. Dans l’ascension du col du Granon, le soleil de plomb grillant le décor minéral a vraisemblablement participé à la défaillance de Tadej Pogacar. Dans la montée de l’Alpe d’Huez, Romain Bardet raconte avoir été victime d’un coup de chaud à son tour, décrivant des sensations proches de l’évanouissement : « A un moment donné, j’ai vraiment senti la chaleur qui m’envahissait. Quand j’ai commencé à avoir les frissons, le pouls qui tapait dans les tempes, je me suis dit qu’il fallait que je prenne mon rythme. ».

En effet, de fortes chaleurs provoquent une déshydratation via des pertes de sueur et d’eau qui peuvent à leur tour entraîner un manque de sels minéraux et notamment de sodium. Les contractions musculaires deviennent pénibles, la température corporelle augmente, l’hyperthermie guette. A ce stade, l’organisme peut céder à tout instant. En roulant dans ces conditions, les coureurs frôlent donc constamment des risques d’insolation et de perte de connaissance. La probabilité de telles conséquences augmente naturellement avec la température.

S’adapter, jusqu’où ?

Le Tour de France plie…

Aidé par une littérature scientifique de plus en plus abondante sur le sujet, le Tour de France plie et met en place toutes les conditions nécessaires au bon déroulement de la course. Les règles de ravitaillement sont assouplies, les « motos fraîcheur » multipliées, les assistants – ravitailleurs sont déployés. Ainsi épaulés, les coureurs réussissent à conserver une température temporelle convenable, quitter à s’arroser profusément toutes les cinq minutes. A cette fin, glaçons et bidons sont donc de sortie, se relayant à un rythme acharné dans la nuque et sur le cadre des héros du Tour de France. Déjà expérimentée à l’occasion de la vague de chaleur de 2019, cette stratégie semble encore atteindre son objectif, aucun cas grave n’ayant été à déplorer.

Tony Martin avec une veste de glaçons en 2019 / Crédits : le Tour de France

Tony Martin avec une veste de glaçons en 2019 / Crédits : le Tour de France

… et n’est pas loin de rompre

Mais cette organisation n’est pas sans failles. Il suffit qu’un coureur loupe un ravitaillement, qu’un cycliste disparaisse dans la pampa et passe entre les mailles du filet pour que le drame le guette. Dans l’Alpe d’Huez, Valentin Madouas (Groupama-FDJ) a frôlé cette épée de Damoclès. « J’ai fait un coup de chaud, j’avais plus d’eau depuis quelques kilomètres et je n’ai pas réussi à me ravitailler. » a-t-il ainsi expliqué à l’arrivée. En 2019, Pascal Chanteur, ancien coureur et représentant du syndicat des coureurs affirmait que « les médecins estiment qu’on ne peut pas rouler quand il fait plus de 44 degrés. ». Si le Tour de France n’a pas encore dépassé ce seuil de suffocation, il s’en rapproche. Ce dimanche, à Carcassonne, 38°C seront notamment attendus. A la vue de l’intensification du réchauffement climatique, il ne suffirait que d’une poignée d’années pour franchir le seuil médical de l’insupportable.

Tout comme le Tour de France n’est pas hermétique aux soubresauts de la société, le cyclisme n’est pas imperméable aux nuisances de la chaleur. De temps à autre, un arrêté préfectoral (2e étape du Tour d’Occitanie 2022) ou une grève des coureurs (5e étape du Tour d’Oman 2015) mettent ainsi à mal les plans des organisateurs. Et quand personne n’est assez responsable pour prendre la mesure des risques encourus, une valse avec le drame s’entame. En 2016, à l’occasion du contre-la-montre par équipes des mondiaux de Doha, au Qatar, la néerlandaise Anouska Koster, accablée par les 40°C ambiants, s’était brutalement écroulée avant d’être prise de vomissements. Sûrement avait-elle dû lire de travers le fascicule « Comment lutter contre la chaleur » fourni par l’UCI en amont de l’épreuve.

En 2016, les championnats du monde s’étaient disputés sous une chaleur écrasante au Qatar

Outre la chaleur, d’autres conséquences connaissent déjà leurs prémices. Et le Tour de France n’a pu les éviter.

L’édition 2019 rappelle instantanément, dans la mémoire collective des Français, le panache de Thibaut Pinot et l’héroïsme de Julian Alaphilippe.  Mais en creusant un peu plus loin dans ses souvenirs, on peut aisément se rappeler les conditions de leur déchéance. Une fois le franc-comtois rentré dans l’habitacle de la voiture de son équipe, et le berrichon distancé par ses rivaux, cette triste journée avait pris une tournure apocalyptique. Agitée par de violentes averses, une coulée de boue obstrua soudainement la descente du col d’Agnel, obligeant les organisateurs à mettre prématurément terme à l’étape. Egan Bernal endossait son premier maillot jaune dans l’incompréhension générale. Le Tour de France voyait son champ de bataille alpestre réduit à néant par la férocité de l’orage.

D'importantes coulées de boue avaient mis un terme prématuré à la 19e étape du Tour de France 2019

D’importantes coulées de boue avaient mis un terme prématuré à la 19e étape du Tour de France 2019

Ce jour-là, le Tour de France n’a pas pu arriver à Tignes. Deux ans plus tard, il a outragement souffert pour y parvenir. Tabassés par la grêle, glacés par la pluie et transis par le froid, les coureurs ont connu l’enfer sur la route de la chic station alpestre. 10 hommes quittent l’épreuve en son cours, abasourdis par un tel déchaînement des éléments. Une nouvelle fois, les adjectifs utilisés par la presse pour décrire les conditions vécues embrassent le registre de l’apocalypse.

Ces fois-là, le Tour de France n’a rien pu faire. Il n’existait aucun manuel, aucune méthode pour s’adapter. La première fois, il n’exista aucune autre solution que d’annuler. Annuler la fin de l’étape. Annuler l’entame de la suivante. La seconde, il n’y eut que l’alternative du calvaire. Les conséquences du réchauffement climatique connaissent déjà leurs prémices, et la Grande Boucle les subit déjà. Pour affronter les prédictions du GIEC, l’héroïsme des coureurs ne suffira pas toujours.