Le 6 juillet 1965, tous, inconditionnels, suiveurs, spectateurs et téléspectateurs, l’attendent. Depuis le départ de Cologne, le bon peuple de France et de Navarre sait que notre Raymond Poulidor national et son manager, l’inénarrable Tonin Magne, ont de concert coché cette date comme on note un rendez-vous d’ordinaire galant important, un jour particulier, fatidique, où après n’est plus comme avant. Cette quatorzième étape emmène en effet les coursiers de Montpellier, la souveraine, la cité des biens pensants, au sommet de l’abominable, de l’innommable, du redoutable Mont Chauve. Et, de mémoire d’anciens mouflons zélés, jamais ô grand jamais son escalade ne s’est déroulée sans ressentir une appréhension cauchemardesque voire une peur viscérale. D’ailleurs, c’est l’année ou jamais pour notre Poupou ! Pensez donc ! Maître Jacques absent, les aléas de la course ont en outre été des plus cléments envers le Limougeaud, en éjectant d’un des strapontins du podium des favoris le Transalpin Vittorio Adorni, contraint à l’abandon. Restait alors au leader des Mercier à canaliser les velléités offensives exacerbées de l’Italien Gianni Motta. Quant au porteur du Maillot Jaune, le jeune et brillant vainqueur du Tour de l’Avenir Felice Gimondi, tous les connaisseurs dignes de foi, mais pas nécessairement de raison, avaient remarqué son terrible désarroi et son immense fatigue à l’issue d’un Giro qui l’avait vu, néanmoins, monter sur la troisième marche du podium, et ce, à 23 ans.

De surcroît, remplaçant dans l’optique de ce Tour, n’avait-il pas dû sa place de titulaire aux nombreuses défections enregistrées par sa formation Salvarini depuis la fin du Tour d’Italie ? Même le temps concédé à Roubaix puis à Rouen n’altère en rien la confiance inébranlable de nos deux compères. La chaleur est accablante, comme à l’accoutumée, sur les pentes du Géant de Provence, et la foule est accourue par milliers, malgré cela. Ils sont tous là. Jeunes, moins jeunes, femmes, vieillards, même les curés en soutane, accompagnés des bedeaux endimanchés. Des paroisses environnantes ont hissé leurs carcasses empruntées et gauches tout le long de cette route qui s’élève à l’infini. Certains vocifèrent et gesticulent en brandissant fanions, casquettes ou calicots pendant que d’autres, moins démonstratifs et pour cause, se contentent d’ingurgiter à pleine bouche des rasades de breuvage euphorisant. Personne n’aurait raté un tel rendez-vous avec l’histoire, la légende de la petite reine.

Le peloton groupé aborde enfin les premières sentes grimpantes du sculptural Mont Ventoux. Soudain, la première attaque fuse, telle une balle. Elle est l’œuvre de l’Espagnol Joaquim Galera qui, à treize bornes du sommet, sonne la charge de la « brigade légère » et sème le trouble dans le bon ordonnancement du groupe. Immédiatement, Raymond Poulidor, l’Espagnol Julio Jimeñez et Felice Gimondi sautent prestement dans la roue du présomptueux. La brusque et inattendue impulsion donnée, soudaine, à la course, provoque des dégâts considérables irréversibles à l’arrière. Première victime, et non des moindres, Gianni Motta, l’ange blond de Cassano d’Adda. Le coureur de la Molteni, irrémédiablement lâché, est à l’agonie. Dodelinant de la tête, arc-bouté sur sa machine, il fait peine à voir. Il ne reviendra pas. Devant, l’allure s’accélère encore et encore. Le plus audacieux dompteur des cimes de ce Tour, Julio Jimeñez, place alors une attaque phénoménale et tranchante qui semble, à cet instant, fatale au second Transalpin Felice Gimondi et au premier attaquant du jour, Galera. Le Bergamasque décroche donc du duo de tête. Il n’apparaît pas des plus sereins, le néophyte, mais ne s’écroule toutefois point.

Plus loin, il est happé et abandonné par un groupe de poursuivants emmené par le truculent Henry Anglade mais ne saisit pas l’opportunité qui lui est donné de s’accrocher coûte que coûte, préférant au contraire attendre le trio Lebaube, Janssen et Gabica, qui suit à quelques encablures. A l’avant, les deux hommes de tête, Poulidor et Jimeñez, possèdent une petite marge d’avance avoisinant les 40 secondes sur le groupe Maillot Jaune. L’avance croît imperceptiblement mais inexorablement pendant que Felice Gimondi, un brin filou, se remet de sa défaillance passagère dans la roue de ce brave Lebaube. Quelques hectomètres plus haut, l’Italien, toujours accompagné de Gabica, parvient à fausser compagnie à Janssen et Lebaube et, tous deux, se lancent alors à la poursuite d’Anglade, qu’ils aperçoivent un peu plus haut en amont. Revenu dans le sillage du Français, à 8 kilomètres du but, Gimondi prend immédiatement le sillage de ce dernier et calque sa course sur celle de l’entreprenant et audacieux coureur de Pelforth. Henry Anglade, lui, survolté par l’enjeu, s’acharne désespérément à vouloir rejoindre la tête de la course quitte à saborder les desseins de son compatriote mais, néanmoins, adversaire.

Sous les sifflets des spectateurs surexcités, tous tifosi de Poupou, le Bergamasque, imperturbable, s’accroche tant bien que mal à cette mobylette salvatrice. Il souffre pourtant le martyr, le bougre, mais il ne rompt pas. L’écart entre les deux groupes est désormais de 2’30 ». Poulidor, à l’avant, est porté comme jamais par tout un peuple en effervescence, et dans son infini humilité se voit malgré tout déjà auréolé de Jaune. Subodorant avec raison les mailles de son beau paletot s’effilocher au fur et à mesure des kilomètres, l’impétueux résidant de Sédrina, dans un sursaut d’orgueil, jette toutes ses dernières forces dans une bagarre apparemment inégale. Le regard fixé sur l’horizon, il appuie de tout son corps, meurtri par la souffrance, sur les pédales. Désuètes et dérisoires moulinettes lorsque l’on souffre ainsi, devait-il penser. Toutefois, rien ne peut détourner ce juvénile fougueux de son but. Le mano a mano est dantesque et magnifique de suspense. L’épilogue promet d’être hitchcockien. L’écart s’est stabilisé depuis un moment déjà, malgré l’acharnement des deux belligérants à faire plier et terrasser l’autre pour le compte.

Finalement, au sommet, l’Italien, blême, éreinté mais, pas le moindre des paradoxes, de nouveau serein, conservera son Maillot Jaune pour 34 maigres secondes. Raymond Poulidor, lui, remportera l’étape 6 secondes devant Jimeñez et s’adjugera par la même occasion une minute de bonification. Le résident de Saint-Léonard-de-Noblat pense à ce moment-là que le plus dur est derrière lui et que, nanti d’un succès lors du premier chrono de ce Tour 65, il récidivera immanquablement dans les deux autres contre-la-montre qui viendront égayer la fin de l’épreuve. D’ailleurs, tous en sont persuadés, n’est-ce pas Tonin ? Or, non seulement Poupou ne reprendra rien sur le Bergamasque dans les étapes de montagne suivantes, mais il sera en outre vaincu lors des deux contre-la-montre qu’il pensait dompter. Ainsi va la vie, cruelle, amnésique même quelque part, et notre Raymond Poulidor national ne retrouvera jamais pareille opportunité ! Avec le recul, toutefois, on ne peut pas trop blâmer le plus populaire des coureurs français de tous les temps. En effet, le palmarès futur du Bergamasque montre que le pauvre Limougeaud est, tout simplement, tombé sur un nouveau Campionissimo à l’aube d’une carrière exceptionnelle.

Michel Crepel