EPISODE 3

14 juillet 2011, Luz-Ardiden. L’évènement est grand mais la tâche est immense. En ce jour de fête nationale, les liserés bleu-blanc-rouge d’ancien champion de France qui ornent les manches de Thomas Voeckler sont recouverts d’or. Pourtant, l’alsacien aimerait ne pas se contenter d’une parade dans les cols pyrénéens. Il rêverait de ne pas seulement se résoudre au statut d’étendard, à cette sorte de char de kermesse qui porterait le temps d’une journée un maillot que les favoris lui auraient prêté. Il fantasme sur l’hypothétique exploit de parvenir à accrocher leur roue, pour franchir à leurs côtés la ligne d’arrivée, au sommet de ce col qui menace dangereusement sa tunique. Mais il n’y croit pas. Partout dans les médias, il affiche un pessimisme certain. Lui ? Le modeste coureur français de deuxième division, résister aux frères Schleck et consorts ? Tenir tête aux attaques d’Alberto Contador ? Il fallait être bien naïf pour en être convaincu !

Alors, dans la fraîcheur de cette matinée d’été, il s’élance la boule au ventre, prêt à connaître son ultime journée en jaune. Il s’apprête à profiter de chaque instant, à emmagasiner toute l’intensité de cette ferveur populaire qui acclame la procession du peloton, fièrement menée par ses équipiers. Si Andy Warhol avait inventé le célèbre quart d’heure de gloire, Thomas Voeckler était en train de concevoir l’étape de montagne en jaune. Cette journée où l’on est illuminé par le soleil, où l’on resplendit au sein de la meute. Ces quelques heures de selle où l’on quitte le ventre de la bête pour en prendre la tête, où l’on arrête de subir ses remous pour les réguler, même d’une manière factice. Car le natif de Schiltingheim le sait bien, tôt où tard, les plus grosses formations du peloton reprendront la main, et feront voler en éclat ses équipiers, tôt ou tard, les grands de ce sport perceront le nuage sur lequel ils l’ont placé sur la route de Saint-Flour, le laissant retomber dans l’anonymat des classements.

En effet, pour certains, le Tour de France commence réellement aujourd’hui. Les onze premières étapes ont bien satisfait l’appétit des sprinteurs et des baroudeurs, le festin est désormais réservé aux grimpeurs. D’ailleurs, le menu du jour est copieux. Il comporte même en met principal le terrible col du Tourmalet, avant de terminer par l’ascension vers Luz-Ardiden. De quoi être indigeste pour le commun des coureurs, dont Thomas Voeckler, qui craint de ne pas être en mesure de s’assoir légitimement à la table des meilleurs.

Pourtant les Europcar décident d’offrir un début d’étape aux petits oignons à leur vaillant leader, avant de l’abandonner désespérément à son propre sort. Au moment où les équipes labellisées World Tour durcissent l’allure, les Turgot, Gène et Jérome sont contraints de rejoindre le grupetto. Les touches vertes disparaissent progressivement du groupe des favoris, ne laissant aux côtés d’une maillot jaune qu’un seul lieutenant : le jeune Pierre Rolland, qui participe à son troisième Tour de France.

Les kilomètres défilent, les montées se succèdent et l’arrivée se rapproche doucement. Au sommet du Tourmalet, après une heure d’un fiévreux effort, Thomas Voeckler relève péniblement la tête et observe les rescapés, découvrant que la sélection a pourtant été sévère. Il fait partie des derniers survivants de la cadence infernale des Leopard, il est l’un des derniers résistants. Au passage de la stèle Henri Desgranges, en hommage au fondateur de la Grande Boucle, il ressent une pointe d’espoir perçant son cœur. Et s’il conservait sa précieuse tunique ? Et s’il parvenait à créer l’exploit ?

La réponse est située dans l’ascension vers Luz-Ardiden, juge de paix du jour. Après quelques kilomètres de calme, le tonnerre décidé d’ébranler le maillot jaune, de le pousser dans ses retranchements les plus profonds. La bataille entre les cadors se déclare, et il n’est pas censé être admis dans l’arène. Alors, lorsque la douleur est trop vive, lorsque la brûlure est trop intense, lorsque les crampes sont trop acharnées, il finit par s’en faire éjecter.

Pourtant, il se décide à ne rien lâcher, à poursuivre cette infernale progression, à continuer de s’arc-bouter sur son pédalier, comme un véritable forçat de la route. S’accrochant à la roue de Pierre Roland, il ne cède pas face à la déclivité de la pente. Il plie simplement. Alors il arpente ces quelques kilomètres les yeux rivés sur le groupe des favoris situé à quelques centaines de mètres devant lui. Il garde ses rivaux en point de mire pour que persiste en lui ce déchaînement interne, alimenté par la magie du maillot jaune. Il refuse catégoriquement d’abdiquer, de s’abandonner à perdre son trésor, et arrache tout ce qu’il y a de plus profond en lui-même pour réaliser ce souhait.

Finalement, après d’interminables minutes d’un effort phénoménal, monstrueux, titanesque, il franchit la ligne d’arrivée aux côtés de son précieux lieutenant, seulement quelques secondes après le passage des cadors. L’essentiel est sauvé. Le maillot jaune est conservé. Alors, malgré son puissant épuisement, il esquisse une accolade à « Pierrot », le remerciant de l’avoir empêché de sombrer pendant la tempête. Grâce à lui, l’épopée se poursuit.