Bien des interrogations subsistent après le triomphe inespéré car inattendu de Lucien Aimar lors de la Grande Boucle 1966. Hissé à bout de bras au sommet de la pyramide de la notoriété par son leader initiatique Jacques Anquetil, il n’en demeure pas moins vrai que le méridional a assumé, nanti d’une grande et étonnante maîtrise à la suite de l’abandon du Normand, son nouveau rôle de rassembleur. Invariablement, depuis cinq saisons, Jacques Goddet et Félix Lévitan ont cru déceler chez une grande majorité du public un certain agacement à la reconduction immuable des formations de marques. Aussi, ces deux adeptes du consensus s’apprêtent-ils à adopter une politique qui, dans un passé récent, s’est avérée génératrice de conflits belliqueux. Mais pour être tout à fait honnête, il serait néanmoins réducteur de ne pas mentionner et omettre par la même occasion les effets bénéfiques engendrés par les équipes nationales lors des Tours de l’après-Guerre et du début des années 50. Toujours est-il que la charge incombant à Marcel Bidot, promu en ce début d’été 67 directeur en chef de l’équipe de France, s’annonce des plus improbables.

En effet, le Champenois se trouve confronté à un dilemme cornélien. Devant, dans l’urgence, tenter de faire cohabiter des coureurs dont les patrons respectifs et habituels se retrouveront aux commandes de formations adverses, sa marge de manœuvre devient de ce fait d’une faiblesse et d’une minceur déprimantes. Excepté Antonin Magne qui s’est désisté, les deux plus grands managers des deux plus importantes écuries de l’Hexagone, Raphaël Geminiani et Gaston Plaud, ont en effet été élus pour administrer les destinés des Bleuets et des Coqs de France. Lorsque l’on sait que Lucien Aimar, pour Bic, et Roger Pingeon, pour Peugeot, représentent en compagnie de Raymond Poulidor le triumvirat incontournable et gagnant de l’équipe de France, on est en droit de subodorer les cauchemars qui ne manqueront pas de tourmenter les nuits agitées de ce malheureux Marcel Bidot. Finalement, seul notre Poupou national se retrouvera orphelin de Tonin et ce sera une première pour le Limougeaud.

Une innovation vient en outre alimenter les chroniques de la cohorte de journalistes. Ces détracteurs invétérés, réfractaires à toute mutation ponctuelle, car édictée par les boss sans concertation préalable, n’apprécient guère ce hors d’œuvre des plus folkloriques. Malgré leur aversion supposée, le prologue est né. L’idée de cette brève mise en bouche musclée a germé dans l’esprit vif et inventif de l’organisateur de la « course au soleil », Jean Leulliot. Le directeur du journal Route et Piste et accessoirement précurseur il y a un demi-siècle du Tour Féminin, a eu vent de l’instauration par le démagogique et ambitieux Vicente Torriani d’un « Sprint du Centenaire » afin de marquer de son empreinte le cinquantième anniversaire de son Giro. Une malencontreuse manifestation de tifosi récalcitrants viendra cependant mettre un terme à une expérience qui, depuis lors, ne cessera de figurer à l’ouverture des grands tours et autres épreuves d’une semaine du cyclisme moderne.

La hiérarchie qui émanera du prologue, estimait-on dans les hautes sphères, devrait permettre de dégager un premier nivellement des valeurs pas le bas. Dans cette optique, les commentaires et pronostics vont bon train et Raymond Poulidor semble bénéficier des faveurs de tous, suiveurs, journalistes, partenaires et adversaires inclus. En effet, le tracé devrait convenir à merveille à ses aptitudes et à sa polyvalence coutumière. Le prologue puis l’acheminement du peloton en direction des pavés du Nord est loin de rebuter un Poupou qui a énormément progressé dans ces secteurs de la course tout en conservant sa dextérité montagnarde. Désagréablement surpris par l’Espagnol José-Maria Errandonea lors du prologue d’Angers, le résidant de Saint-Léonard-de-Noblat ne s’en retrouve pas moins en position idéale au soir de l’étape qui empruntait le final de l’Enfer du Nord. Installé dans le sillage direct au général du « Professeur » Jan Janssen, Poulidor s’est rarement trouvé en si avantageuse posture. L’incursion en Belgique, le lendemain, allait mettre un frein à l’enthousiasme ambiant.

Roubaix-Jambes, 175 bornes d’une demi-étape nerveuse jalonnée de pavés et de routes étroites propices aux échappées-fleuves et traquenards de toutes sortes. Un groupe d’une quinzaine d’homme fausse compagnie à un peloton apathique et prudent au premier tiers de la course. Parmi les fuyards figurent de sacrés clients tels le Belge Rik Van Looy, les Français Raymond Riotte, Guy Ignolin, Désiré Letort, Roger Pingeon et le champion de France Jean-Claude Theillère, l’Italien Giancarlo Polidori et l’Espagnol Fernando Manzanèque. Peu après la mi-course, le groupe de tête possède déjà une marge de manœuvre conséquente de l’ordre de plus de trois minutes sur un peloton, apparemment moribond mais habité d’une confiance déconcertante. Il est vrai, pour leur défense, que les principales nationalités étaient représentées à l’avant. Pourtant, un homme aux commandes de la course ne se satisfait nullement de l’évolution de la situation, et il le montre. A la faveur du Mur de Thuin, Roger Pingeon place une mine qui, immédiatement et brutalement, aura raison de la timide réaction de ses compagnons de fugue. L’Echassier est en train de s’offrir un raid en solitaire de plus de 60 bornes en terre hostile.

A l’arrivée, devant une foule incrédule, le Français, hilare, devance ses poursuivants et anciens camarades de sortie, scindés en deux groupes, de 1’30 », et 2’30 ». Le peloton, où figurent tous les autres favoris déclarés, franchira la ligne d’arrivée de Jambes à plus de six minutes de la Guigne. Roger Pingeon rayonnant et facétieux dépossède le Belge Joseph Spruyt, futur fidèle et dévoué du Cannibale, de sa rutilante tunique jaune. L’après-midi, consacré à un contre-la-montre par équipes, verra les représentants d’outre-Quiévrain sauver la face en remportant l’épreuve devant l’équipe de France et la formation néerlandaise. Dix secondes de bonification de plus dans l’escarcelle et voilà le coureur d’Hauteville nanti d’un matelas de minutes appréciables sur ses adversaires escaladeurs. Ce crime de lèse-majesté aura au moins eu le don de faire exploser le triumvirat et, par conséquent, de redistribuer les cartes dans la perspective éventuelle du choix d’un leader. Raymond Poulidor, une sempiternelle fois piégé, et Lucien Aimar, un brin désinvolte, se retrouvent tout de go auréolés de l’étiquette peu flatteuse d’équipiers de luxe. S’en accommoderont-ils ? Toute la question est résumée dans cette simple interrogation !

En attendant, l’Echassier à damier peut parader. En réalité, Roger Pingeon est un coureur méconnu car d’une extrême discrétion. D’une timidité maladive, il n’a pris conscience de ses énormes possibilités que lors de ce Tour 67. Excellent rouleur, comme le démontre son escapade jambienne, la Guigne s’avère être en outre un escaladeur émérite, doté d’une grande faculté d’adaptation aux circonstances de la course. Un soupçon querelleur, c’est un soliste qui dédaigne, trop souvent diront certains, le travail d’équipe. Introverti, jusqu’aux bouts des orteils, il lui arrive paradoxalement d’échanger le coup de poing avec des partenaires tel le Normand Raymond Delisle, coupable selon lui de trahison. Lauréat d’une Vuelta (1969) devant un certain Luis Ocaña, Roger Pingeon aurait fait, sans ses atermoiements répétitifs, un fringant alter ego d’un Louison Bobet, triple vainqueur de la Grande Boucle.

L’étape du Ballon d’Alsace coïncidera avec le retour en grâce d’un Lucien Aimar irrésistible, comme à ses plus belles heures. Vainqueur en solitaire, le Hyérois a, par sa chevauchée solitaire, définitivement et involontairement anéanti les dernières illusions d’un Raymond Poulidor à l’agonie, dont le débours avoisinera les 12 minutes au sommet du géant vosgien. A défaut de victoire finale à Paris, le Limougeaud se promet de faire cause commune avec l’ancien plombier-zingueur afin de lui permettre de caresser le rêve que lui n’a encore jamais pu concrétiser. Lors de l’étape suivante, qui menait les coureurs à Divonne-les-Bains, Roger Pingeon démontra un certain panache en s’adjugeant une vingtaine de secondes supplémentaires sur ses principaux adversaires. S’extirpant du peloton dans la descente des Rousses, flanqué de Mugnaini, Reybroeck et Letort, l’Echassier se lança à la poursuite d’un groupe de fuyards sorti à la faveur de la dernière difficulté de la journée. Le regroupement effectué dans la vallée permit à Guido Reybroeck de s’offrir le bouquet du vainqueur et à Pingeon d’asseoir un peu plus encore sa mainmise sur l’épreuve.

Il faut bien avouer, cependant, que la route s’avérera encore longue et truffée de pièges jusqu’au Parc des Princes. Après avoir dompté les pavés du Nord, les Vosges et le Jura, se profilaient déjà les hautes cimes alpestres. Puis, comme l’appétit vient en mangeant, les rescapés de ce Tour 67, terriblement inhumain de par son tracé, grimperont le Géant de Provence, traverseront le massif pyrénéen en empruntant ses cols légendaires, et enfin se mesureront aux pentes surchauffés du Volcan Auvergnat. Une sinécure qui rebuterait nombre de nos coursiers contemporains. Les Alpes et le Galibier furent un véritable cauchemar pour ce fils de viticulteur. Attaqué de toutes parts, il ne put que s’incliner face aux assauts maintes fois réitérés de l’Espagnol Julio Jimeñez et du Bergamasque. Raymond Poulidor, un moment en compagnie de Felice Gimondi, passablement éreinté, se laissa volontairement décrocher pour se porter à la hauteur de son leader. Aidé en outre par André Bayssière des Coqs de France de Gaston Plaud, le trio s’achemina cahin-caha vers Briançon sans trop y laisser de plumes.

Pour la petite histoire, Gimondi précédera Jimeñez pour la victoire d’étape près de trois minutes devant nos héros. Le Mont Ventoux, qui suivra deux jours plus tard, donnera lieu à la tragédie dont nous porton, encore aujourd’hui et sans doute à jamais les stigmates indélébiles et qui n’est pas utile de narrer ici. Sachez simplement que l’ascension fut dantesque, animée par un Gimondi virevoltant, un Jan Janssen surprenant, et un Roger Pingeon opiniâtre et appliqué. Raymond Poulidor en délicatesse, c’est Lucien Aimar qui s’y colla et, en compagnie de Désiré Letort, hissa l’Echassier au sommet du Mont Chauve dans le même temps que ses adversaires patentés. A propos du Bergamasque, il n’est pas vain de rappeler que celui-ci venait de triompher de haute lutte de son premier Giro. Ce qui démontre l’étendue de la classe du bonhomme. Après une attaque en règle des Ibères, Manzanèque et Jimeñez, lors de l’étape de Luchon, les Français, unis et solidaires comme rarement, parviendront à sortir des Pyrénées sans trop de perte. Nanti de deux minutes d’avance sur Julio Jimeñez, Roger Pingeon peut se permettre alors de savourer enfin la vie en Jaune, même si l’épouvantail Puy de Dôme et ses pentes abruptes, ses lacets tourmentés, ses pièges insidieux, reste encore au menu du peloton. La Formation de Marcel Bidot semble parée à toute éventualité. En outre, l’apport gracieux de membres des Bleuets et des Coqs de France, qui à longueur d’année oeuvrent pour le maillot jaune, est un gage supplémentaire de sérénité.

Le festival du Bergamasque sur les rampes de l’abominable volcan est certainement, en dehors de la probable victoire finale de Pingeon, l’exploit le plus retentissant de cette Grande Boucle 67. Le Lombard, au sommet de son art, pulvérise partenaires et adversaires pour s’octroyer une victoire de prestige en haut du monument clermontois. Avec une avance océanique de 4’55 » sur son dauphin du jour, l’épatant limougeaud Henri Rabaute, qui coiffe Jimeñez d’un souffle, et plus de cinq minutes sur un duo composé d’un Poulidor requinqué et d’un Maillot Jaune éreinté mais ô combien soulagé. Gimondi peut nourrir de légitimes regrets. Harassé en début de Tour par les retombées d’un Tour d’Italie seigneurial puis victime d’une intoxication alimentaire lors de l’étape de Luchon, Felice Gimondi nous laissera pourtant un goût d’inachevé. On peut en effet supposer que le transalpin, en pleine possession de ses énormes moyens, aurait été d’une toute autre consistance pour le Bugiste et que cet état de fait n’en aurait été que plus révélateur des indéniables mais controversés capacités de ce dernier.

La remontée vers la capitale ne bouleversera aucunement une hiérarchie bien campée et Raymond Poulidor, tel « monsieur loyal » qu’il est devenu puis demeuré malgré une amertume tenace née de ses déboires passés, clôturera ce Tour de France de fort belle manière. Dans un Parc des Princes archicomble et enthousiaste voué à la démolition imminente, l’idole de tout un peuple remporte le dernier chrono de l’épreuve, 25 secondes devant le Bergamasque, auteur lui d’une fin de Tour époustouflante et 45 secondes sur l’Echassier, tout de Jaune vêtu, et empreint d’une joie non dissimulée du plus bel effet. La formation française ne fera pas preuve, hélas, du même état d’esprit, la saison suivante, en se sabordant insidieusement et honteusement au profit d’un Batave à Lunettes, routier-sprinter de son état. Quel gâchis !

Michel Crepel