Louis, vous avez couru chez les pros entre 1958 et 1967. Comment arrivait-on à ce niveau à cette époque ?
Je n’ai jamais vraiment été amateur. Lorsque j’ai commencé le cyclisme, j’étais coureur indépendant. Je travaillais en tant que maçon et j’avais tout de même des résultats satisfaisants au niveau régional. Nous étions environ 200 au départ de chaque course mais j’avais du mal à tenir la distance, je ne pouvais pas gagner. Lorsque mes congés sont arrivés durant ma première année de maçonnerie, j’ai avoué à ma mère que je souhaitais arrêter de travailler pour me consacrer au cyclisme. Je ne suis pas issu d’une famille aisée, elle m’a donc permis de me consacrer au vélo si je le souhaitais, à condition de continuer à lui fournir 50 francs par semaine d’une manière ou d’une autre. A partir de ce moment, je me suis investi dans ma carrière cycliste, j’ai commencé à gagner des courses une semaine après avoir arrêté le travail. Je suis alors passé de quatrième en première catégorie sans même avoir le temps de changer de licence.

Parvenait-on vraiment à vivre du cyclisme dans les années 50 ?
A l’époque, il y avait beaucoup de primes sur les courses de village, j’ai donc réussi facilement à apporter à ma mère la somme d’argent qu’elle souhaitait. L’été, il y avait des courses presque tous les jours, je parvenais donc à faire un grand bénéfice. En 1956, à 18 ans et demi, j’ai fait le Tour de l’Ouest au sein de l’équipe Rouget. C’était ma première course par étapes dans le peloton professionnel. A cette époque, j’étais très grand et très maigre, de ce fait mes coéquipiers me charriaient beaucoup. Ensuite, j’ai gravi petit à petit les échelons en passant chez Liberia en 1957. Cette année-là, j’ai terminé 2ème du Tour du Sud-Est en remportant le contre-la-montre. Ça a été mes premiers succès. L’année suivante, j’ai levé les bras sur une étape du Dauphiné à Avignon, après avoir franchi le Mont Ventoux par Malaucène. J’ai franchi la ligne en solitaire avec trois minutes d’avance sur mes poursuivants.

A ce moment-là vous n’étiez pas encore salarié ?
Pas encore, non. Notre directeur sportif Pierre Brambilla est alors rentré en contact avec la patronne des cycles Liberia à Grenoble. Cette dernière m’a proposé un contrat de 20 000 anciens francs par mois. Mon père, qui travaillait dans un moulin, gagnait lui 25 000 francs. J’ai vite fait les comptes et j’ai signé à Chambéry, au lendemain d’une étape Gap-Chambéry au cous de laquelle nous avions eu cinq cols à gravir, ce qui m’avait permis de m’emparer du maillot de meilleur grimpeur. Or voilà que ce jour-là Mickey Wiegant est venu me voir. Il m’a dit que je l’intéressais et que mon prix serait le sien. Je lui ai répondu qu’il arrivait trop tard mais ça m’a donné à réfléchir.

Quel métier exerciez-vous alors en parallèle ?
J’étais militaire à Sainte-Marthe, et dans le même temps le Bataillon de Joinville me réclamait. J’y suis donc allé mais le Bataillon ne pouvant pas m’engager dans les courses en tant qu’indépendant, ils m’ont permis de rentrer à Marseille au bout de quatre mois. En réalité, je me suis retrouvé dans une base de transit à Balard, à Paris. Mickey Wiegant est alors revenu à la charge pour me faire passer professionnel chez Helyett-Leroux à raison de 40 000 francs par mois. Mais pour réaliser mon transfert l’équipe a dû payer trois millions d’anciens francs à Liberia. Et cette année-là, en 1968, j’ai gagné le Critérium du Dauphiné Libéré.

Vous avez connu toutes les fortes personnalités du cyclisme telles que Raphaël Géminiani, Jacques Anquetil, Henri Anglade… Lequel vous a le plus marqué ?
Jacques Anquetil, pour avoir été son équipier de 1958 à 1965. Nous avons gagné ensemble quatre Tours de France de 1961 à 1964, ainsi que deux Tours d’Italie en 1960 et 1964.

Vous avez été le témoin d’épisodes historiques du cyclisme (à retrouver dans le livre « Au cœur de l’âge d’or »), comme la chute qui brisa la carrière de Roger Rivière dans le Tour de France 1960…
J’étais membre de l’équipe de France dont Roger Rivière était le leader. Au départ de l’étape Millau-Avignon, le mécano est venu manger avec nous : nous étions treize à table. Notre soigneur a fait un scandale à ce sujet mais comme nous étions jeunes cette histoire ne nous perturbait pas. Nous avons tous rigolé de lui. Malheureusement la fatalité a voulu que Roger Rivière tombe ce jour-là dans la descente du Perjuret. J’ai été le seul à le voir tomber dans le vide car j’étais dans le virage en-dessous. Ça m’a donné la chair de poule. Et il a été perdu pour le vélo.

Vous avez mis un terme à votre carrière pro en 1967, à 32 ans. L’aviez-vous anticipé ?
Oui absolument. J’ai tout de même débuté ma carrière assez tôt, à 18 ans et demi. J’ai fait toutes les grandes courses et j’en avais un petit peu ras-le-bol. En fin de carrière, je n’avais plus de mensualités, je courais à la musette : cela signifie que l’on partageait l’argent que gagnait l’équipe sur les courses, si elle en gagnait, et que nous n’étions pas affiliés à la sécurité sociale. A l’époque on ne gagnait pas assez d’argent dans le cyclisme pour vivre sur ses acquis. J’ai donc préféré arrêter le vélo et aller travailler. J’ai alors passé un concours pour rentrer dans l’administration de la ville de Marseille.

Etait-ce votre seule option de reconversion ?
J’avais la possibilité de rentrer chez Ricard comme relations publiques mais je n’ai pas souhaité y aller car ce poste impliquait de boire passablement. On m’a également proposé un poste chez Pampril, où j’aurais été très bien rémunéré avec une voiture etc., mais je devais m’expatrier à Dijon… J’ai réfléchi à cette proposition, ma femme à l’époque m’avait encouragé à y aller mais après quinze ans de vélo sans avoir vu grandir mes enfants, j’en avais marre d’être en permanence sur la route. Je me suis alors dirigé vers les concours pour occuper le poste de maçon à la ville de Marseille. J’étais au service des sports donc je suis intervenu sur les stades, dans les écoles…