L’ombre inquiétante du fourgon blanc aux vitres noires qu’il pilote depuis huit ans tranche avec la bienveillance du bonhomme. Crâne lisse, anneau doré à l’oreille gauche, la moustache grisonnante taillée avec soin, Alain Daniel en est à son vingt-et-unième Tour de France, son neuvième dans la voiture balai. « J’ai occupé divers postes sur le Tour mais au fond de moi j’ai toujours eu envie de faire la voiture balai, confie-t-il. Je voulais vivre la course de l’intérieur, y tenir un rôle et pouvoir apporter quelque chose. » Ancien coursier de 1ère caté au CSM Persan dans les années 80/90, celui qui « sait ce que c’est que de galérer sur un vélo » porte un regard fasciné et fascinant sur ce monde de l’arrière, et conte avec passion ces histoires d’hommes qui se trament loin des projecteurs, plus près des cœurs. Le sien a chaviré pour toujours pour ces héros à part.

« Les coureurs qui se retrouvent en fin de course, devant la voiture balai, sont en réelle détresse, rappelle celui auquel un journaliste attribua un jour le pseudonyme de Gaulois en référence à son look de l’époque, moustache et cheveux longs. Ce sont des garçons qui connaissent un jour sans, qui se ressentent de la chute de la veille. Quand le gruppetto se forme, ça va, mais voir un coureur tout seul, on n’aime pas ça. » C’est là qu’Alain Daniel entre en action. Pas pour ramasser les coureurs à la dérive, le dernier de ses souhaits, mais pour les soutenir, les remotiver, et faire en sorte qu’ils rentrent dans les délais et poursuivent leur route jusqu’à Paris.

« Un commissaire m’assiste dans la voiture balai, poursuit le chauffeur. Quand il m’en donne l’autorisation, je peux échanger avec le coureur distancé s’il n’est plus suivi par son directeur sportif, qui me laisse parfois une musette ou une roue pour ravitailler ou dépanner son coureur. » L’intervention d’Alain Daniel va au-delà de ce rôle de substitution. La vitre baissée, il soutient avec ferveur celui qu’il talonne. Sans fatalisme aucun, à l’inverse de certains directeurs sportifs qui invitent leur coureur à s’arrêter en leur certifiant qu’ils auront bien d’autres occasions de revenir sur le Tour. « Moi je leur dis qu’ils ont le droit d’avoir un coup de moins bien mais pas d’abandonner, je leur dis de se battre avec leurs moyens. » Et il les renseigne, les conseille. « Vers Seraing Guillaume Levarlet avait lâché prise. Les délais étaient courts. Je connaissais le final et sa rude montée, je lui ai dit de bien rouler dans la plaine en prévision de la bosse. Il m’a tapé dans la main et il a atteint l’arrivée à temps. »

Des anecdotes, le Gaulois en a plein le camion balai. Et il les partage avec une telle flamme que ses mémoires feraient un best-seller en librairie. Morceaux choisis. « Il y a deux ans, Jens Voigt était lâché dans les Pyrénées. Son directeur sportif l’a abandonné. Soudain, l’Allemand est tombé dans un ravin et a cassé son vélo. Dans le camion balai, nous en possédons un fourni par Mavic en cas de pépin. Nous le lui avons prêté. Il a fait 15 kilomètres avec. Aujourd’hui il s’en souvient encore. » « David Millar était distancé dès le départ d’une étape alpestre. Son directeur sportif nous a passé une musette. Je suis monté à sa hauteur tous les quarts d’heure mais il n’en voulait pas. Il ne voulait ni manger ni boire. Et puis au bout de 80 kilomètres il a commencé à se refaire la cerise. Il a bu une gorgée et il est allé au bout, après 180 kilomètres devant la voiture balai. Le lendemain il m’a remercié en m’offrant son maillot. »

Mais les bons mots d’Alain Daniel ne suffisent pas toujours. Et quand le courage abandonne le coureur en détresse, obligeant le chauffeur originaire de la Manche à actionner le frein à main, les cœurs se serrent. « Le plus dur, c’est le moment où le coureur déchausse et pose pied à terre », confie le Gaulois. Le règlement indique alors que le commissaire doit retirer le dossard du coureur. Arracher dit-on, comme on arrache un cœur. Alors l’arbitre fait souvent preuve de tolérance, comme il autorise souvent le coureur contraint à l’abandon à monter dans la voiture de son directeur sportif quand le règlement stipule là aussi que ce coureur doit finir dans la voiture balai. Ceux qui n’auront pas cette chance embarqueront dans le camion balai. Là, ils parleront s’ils en ressentent le besoin, assurés de trouver en leur hôte une oreille attentive.

« Mais bien souvent les coureurs qui abandonnent sont encore dans leur course et plongés dans le désarroi. En 2004, par un temps de chien, Bradley McGee avait balancé son vélo dans un champ de labour. Marc Madiot avait dû aller le récupérer en petites chaussures. L’Australien est monté dans la voiture balai, a pris deux couvertures et n’a pas décroché un mot jusqu’à l’arrivée. L’abandon de Magnus Backstedt m’avait aussi beaucoup ému. Le Suédois, sur le bord de la route, était impossible à consoler. J’ai pris dans mes bras ce colosse en larmes, ce guerrier qui avait pourtant gagné Paris-Roubaix. »

Et Alain Daniel de conclure : « le cyclisme est un sport exigeant. Il n’y a pas de place pour les malades et les blessés sur le Tour. Ce sont des moments poignants mais ce sont aussi ces moments-là qui font que le Tour est grand. »