Tout au long de l’été, Vélo 101 vous propose la lecture de l’enquête passionnante de David Walsh qui a fait tomber Lance Armstrong. « Les Sept péchés capitaux » (Editions Talent Sport : www.talentsport.fr, https://www.facebook.com/Talentsport2014) ont été adaptés au cinéma par Stephen Frears sous le titre « The Program » (2015), avec Ben Foster dans le rôle de Lance Armstrong, Chris O’Dowd (David Walsh), Guillaume Canet (Michele Ferrari), Elaine Cassidy (Betsy Andreu) et Denis Ménochet (Johan Bruyneel). Acheter le livre de David Walsh. Disponible chez le même éditeur : « Marc Madiot – Parlons vélo« .

CHAPITRE 1

« C’est par son nom que demeure la rose d’autrefois. Nous ne conservons que des noms vides. »
Umberto Eco, Le Nom de la Rose

Le petit-déjeuner au 10 rue Kléber, à Courbevoie, à l’ouest de Paris, suivait un rituel. Une promenade matinale jusqu’à la boulangerie, une halte chez le marchand de journaux sur le chemin du retour, puis le luxe d’un café fort accompagné de croissants chauds et de la lecture de L’Équipe. Nous sommes en septembre 1984. Paul Kimmage, un jeune cycliste amateur irlandais que ma femme et moi avons sauvé d’un taudis à Vincennes, de l’autre côté de Paris, est assis à la table. Je connais Paul depuis quatre ans. J’étais reporter sportif débutant et couvrais les courses de vélo auxquelles il participait. Il était d’humeur changeante, têtu – et l’est toujours – mais également intelligent et honnête. C’était un compromis acceptable.

Nous sommes rapidement devenus amis. Paul était venu à Paris pour caresser le rêve de devenir coureur pro. Je l’ai suivi peu de temps après. J’avais accepté d’écrire un livre consacré à mon héros, le cycliste Sean Kelly, et voulais vivre dans le monde qui était le sien. Paul et moi étions à Paris au même moment, c’était toujours comme si j’allais lui rentrer dedans. Il était venu dans la capitale avec son frère Raphaël qui espérait lui aussi passer pro. Ils couraient pour l’ACBB, l’équipe amateur parisienne la plus connue. Mais Raphaël tombait souvent malade. Il loupa des courses et finit par en avoir marre de tomber malade. Aussi, il retourna à Dublin, laissant son frère seul à Vincennes. C’est à ce moment que Paul s’installa chez nous.

Paul et moi partagions l’amour du vélo. Il s’éveilla au deux-roues lorsque je pris en marche le train alimenté par le succès de Kelly. À ce moment-là, j’étais déjà allé sur le Tour de France à trois reprises, j’avais couvert toutes les classiques de printemps, Paris-Nice, le Tour de Suisse et j’étais capable de lire les pages Cyclisme de L’Équipe. Je me considérais pratiquement français. Ce fut toutefois l’accomplissement le plus anodin de mon apprentissage qui créa une forme de tension à la table du petit-déjeuner, ce matin d’août 1984.

« Merde ! Roche ne court pas les Mondiaux. Un insecte l’a piqué ou un truc dans le genre, dis-je, parlant du cycliste irlandais, Stephen Roche, et tentant de deviner la signification de mots en français que je ne comprenais pas.
– Écoute, je préfère lire le papier moi-même après que tu l’auras fini, dit Paul.
– Quelle différence ? Je te dis qu’il ne fait pas les Championnats du monde.
– Je te le répète, je préfère le lire moi-même.
– C’est stupide.
– OK, c’est stupide. »

Nous n’avons peut-être pas parlé durant une heure ou deux. Puis nous avons peut-être parlé pendant une heure ou quatre. Il racontait des histoires sur les obstacles et bassesses inhérentes aux courses amateurs. Je rapportais des histoires dignes d’Hollywood. Je racontais ce dont Kelly et Roche étaient capables. À quoi ressemblait le Tour de France. Je lui disais combien ce jeune Américain Greg LeMond avait de talent. Laurent Fignon avait-il raison de railler son rival français Bernard Hinault ? Mais nous avons surtout parlé de Kelly et Roche.

J’ai raconté à Paul ce qui s’était passé un samedi après-midi, après l’Amstel Gold Race en Hollande. Nous attendions que Roche en termine avec le contrôle antidopage pour prendre la route de Paris – ils me ramenaient chez moi tandis que la fiancée de Kelly, Linda, rapportait leur voiture chez eux, près de Bruxelles. Alors que nous nous étions assis au parking, attendant Stephen, Linda s’appuya contre la Citroën propre et immaculée de Sean, en posant sa paume sur le capot. Lorsqu’elle s’éloigna, Sean alla à l’endroit où elle se tenait, tira discrètement un tissu de sa poche et essuya la petite empreinte laissée par celle qui allait devenir sa femme.

Linda capta cette réprimande non formulée. Elle n’était pas impressionnée. Plaisantant à moitié, elle lança : « Sean, c’est tout à fait toi. Dans ta vie, il y a la voiture et le vélo. Je passe seulement après. » Kelly ne cligna pas des yeux un seul instant et n’offrit pas l’esquisse d’un sourire : « Tu n’as pas le bon ordre. Le vélo passe en premier. »

L’endroit dont nous étions originaires définissait nos affinités. Comme Roche, Kimmage venait de Dublin. Il était dans son camp. Je venais du sud-est de l’Irlande, pas plus de 30 kilomètres de la ville natale de Kelly. C’était mon champion. Mais la dureté de Kelly fascinait tout le monde et il n’y avait pas une histoire sur Kelly que Kimmage n’avait pas envie d’entendre.

Il s’intéressait également au journalisme, relisait ce que j’écrivais, disait s’il trouvait cela bien. Il s’énerva au sujet de mon refus de parler le peu de français que je connaissais. Un jour, dans la cuisine, il insista sur ce thème devant quelques invités :

« Il lit L’Équipe mais ne parle pas français, lança-t-il.
– Je ne connais pas suffisamment le français pour le parler, ai-je répliqué.
– Tu en connais assez pour essayer. Une fois que tu commences, ça devient plus facile.
– C’est simple pour toi, tu évolues dans un milieu francophone, tu es obligé de le parler. Je me mélange à des journalistes qui parlent anglais.
– Non, tu dois essayer parce que tu n’as pas assez de vocabulaire. Les Français aiment quand tu essaies de parler leur langue.
– Ah bon ?
– Mais bien sûr. Alors, n’aie pas peur de le parler. »

Paul peut se montrer persuasif. Tout à coup, je me suis enhardi.
« OK, ai-je dit. Je vais le faire. Je couvre la classique Blois-Chaville dimanche et je dois trouver un hôtel à Blois pour samedi soir. Je vais téléphoner et réserver une chambre. »

En prenant l’épais guide Michelin dans la pièce d’à côté, j’ai survolé les options et trouvé l’endroit parfait pour me reposer à Blois : hôtel La Renaissance, 150 francs (22,80 €) la nuit. « Très bien, ai-je dit devant l’assemblée qui remplissait à moitié la cuisine. Je suis prêt à passer le coup de fil. » Un silence respectueux se fit. J’ai composé le numéro de l’hôtel La Renaissance.

« Allô ? a dit une voix.
– Bonjour, ai-je dit triomphalement.
– Oui ?
– Oh… Je m’appelle David Walsh, je suis journaliste irlandais, je voudrais une chambre avec salle de bain pour une nuit, cette samedi.
– C’est une résidence privée ici, bordel ! » répondit le type en anglais.
J’aurais aimé disparaître mais j’ai fait pire que ça : « Comment avez-vous su que je parlais anglais ? »

Il a raccroché. Ainsi s’est achevée mon expression orale en langue française. À partir de maintenant, j’accepterais seulement les parties sans dialogues dans les films français.

Je suis allé à Blois et j’ai suivi la course jusqu’à Chaville, espérant que Kelly remporte sa troisième classique de l’année, car il avait été le coureur le plus dominant de la saison. En tant que biographe, je voulais que l’histoire se termine bien. Paul avait couru le Grand Prix de L’Équipe plus tôt dans la journée. Cette épreuve s’était achevée à Chaville. Il s’est placé au dernier virage pour voir la fin de la course des pros. Kelly a atteint ce virage en 10e ou 12e position. Kimmage pensa que ce serait un miracle s’il terminait dans les trois premiers. Il s’imposa facilement.

En salle de presse ce soir-là, il y eut une procession – de celles aujourd’hui coutumières – là où j’étais assis. « Parlez-vous avec Kellee (sic) ? » Tout le monde savait que Kelly me parlait. Et comme il n’était pas toujours le coureur le plus disponible, cela me conférait un statut. Ce soir-là, une fois de retour rue Kléber, Paul et moi nous sommes assis et avons discuté. Nous avons dit combien Kelly avait été bon. Nous avons parlé de ce que Paul aurait à faire pour réaliser son rêve de courir chez les pros. Peu importe le temps que nous avons passé à discuter, il n’y avait rien de plus à dire.

Voilà l’amour que je portais au cyclisme en ces temps-là. La vérité, c’est que je ne pensais quasiment à rien d’autre et que je ne rêvais pas vraiment d’autre chose. Quand je lisais un article, c’était pour avoir des nouvelles de cyclisme. Idem avec la télévision. Si je pensais à un jeu de mots, cela devait invariablement avoir un rapport avec le vélo plutôt qu’avec le sexe.

Les Championnats du monde de 1984 devaient se tenir à Barcelone début septembre. Sean Kelly était toujours en conflit au sujet de sa préparation pour les Mondiaux. Il avait besoin de quelques bonnes courses étalées sur trois ou quatre jours mais préférait empocher les gains garantis par une apparition sur des critériums dans de petites villes. Pour Kelly, il était important d’être payé. C’est pour cela qu’il faisait ce qu’il faisait.

C’est ainsi qu’il se retrouva à courir dans un critérium de troisième ordre en milieu de semaine, courant août, dans un trou paumé à Chaumeil, dans le Limousin, au centre de la France. C’était la star. La prime de la course était insignifiante. Le prix de sa présence représentait beaucoup. Me faisant son avocat, je considérais ce critérium comme une opportunité. J’ai contacté les différents médias irlandais pour lesquels je travaillais et j’ai vendu aux responsables perplexes des rubriques Sport l’idée d’un reportage à Chaumeil. Je leur ai garanti que j’aurais un accès libre à Kelly. Comme j’étais en train d’écrire sa biographie, il était intéressant de combiner les besoins des quotidiens et la nécessité d’obtenir du matériel pour la rédaction du livre. C’était mieux si les journaux payaient le voyage, ce qu’ils firent.

Je m’étais mis d’accord avec Sean pour aller au départ de la course, le regarder courir et le rencontrer après pour réaliser l’interview. En plus de fournir du matériel pour le livre, notre discussion servirait à réaliser quelques articles de présentation des Mondiaux à venir. Je faisais d’une pierre deux coups. Tous frais payés.

Sans surprise, ce fut un jour incroyablement chaud. Comment le centre de la France peut-t-il échapper à la canicule début août ? J’ai regardé la course d’un talus herbeux à l’écart de la route. Nous autres, Irlandais, n’avons jamais réellement appris à supporter une chaleur extrême avec grâce ou dignité. N’étant pas familier avec l’une ou l’autre des performances et étant peu au fait des techniques de survie de l’aventurier britannique Bear Grylls, j’ai commencé à fléchir.

J’avais pris avec moi l’attirail du survivaliste irlandais, un paquet de gâteaux au chocolat et une bouteille de Lucozade, une boisson énergisante. Je me tenais dans le soleil de ce mois d’août, la peau en train de rôtir, la bouche en train de virer au papier de verre. Tout ceci se passait à une époque lointaine, avant que l’humanité n’invente le bouchon dévissable. Le contenu de ma bouteille de Lucozade, inaccessible, devenait de plus en plus chaud à mesure que je restais assis là.

Vers la fin de la course, alors que la déshydratation m’emmenait au-delà d’un état de confusion, pas très loin du coma, je suis passé à l’action. La confusion était acceptable. Un coma aurait troublé de façon quasi certaine mon interview.

Derrière moi, sur une petite colline, se trouvait une série de bungalows attirants. La petite ville de Chaumeil se trouvait à environ 3 kilomètres à pied. Alors, j’ai abandonné mon poste et j’ai marché sur le macadam, en direction des premiers bungalows. L’avant des bungalows n’offrait aucun signe de vie. Je me suis dirigé vers l’arrière.

« Bonjour ? »
Une femme est sortie de la maison. Dans les 25 ans. Très séduisante. Sympathique. Je l’ai accueillie avec mon français de cuisine délicat, lui disant quelque chose comme « J’étais très désolé pour m’être introduit sans permission mais il me fallait de quoi ouvrir ma bouteille de Lucozade. » Je la lui ai montrée et j’ai mimé l’acte de retirer le bouchon.

Elle a compris. M’a dit de ne pas m’inquiéter. Elle a disparu dans la maison et en est ressortie avec un ouvre-bouteille. Elle me regarda boire avec l’élégance d’un homme ayant passé trop de temps dans le désert.

« Qu’est-ce qui vous amène à Chaumeil ? », me demanda-t-elle.
J’ai expliqué que j’étais un journaliste de cyclisme venu d’Irlande et que j’étais là pour interviewer Sean Kelly. Bizarrement, elle sembla peu impressionnée par ces détails. Elle poursuivit la discussion. Elle me demanda où je vivais.
« Paris », dis-je.

Ça fait toujours du bien de dire à quelqu’un que vous vivez à Paris. Ah, Paris. Son mari travaillait à Paris. Il quittait Chaumeil tôt le lundi matin et ne revenait pas avant vendredi.

Nous étions mercredi.
« Je me sens vraiment seule », dit-elle.
J’ai fait un signe de la tête en guise de compassion. J’ai dit quelques mots en français comme « Oui, oui, c’est très difficile. » Elle m’a dit que si je voulais entrer pour prendre un café, j’étais le bienvenu.

Sacrebleu. Elle n’avait rien compris. J’ai pensé à Kelly et j’ai commencé à paniquer. J’ai fait marche arrière, offrant mes remerciements et me demandant combien de temps cela me prendrait de retourner à Chaumeil à pied. Kelly prenait la direction de Limoges où nous avions convenu de réaliser l’interview. J’avais besoin qu’on m’y dépose et si j’avais une certitude, c’est que Sean Kelly n’allait pas traîner et attendre un reporter en retard, pas même son biographe. Cela faisait beaucoup à expliquer en langage des signes pour un homme qui tenait un paquet de gâteau dans une main et une bouteille de Lucozade dans l’autre. Ne pas me faire déposer là-bas serait un désastre, personnel et professionnel.

C’est seulement un an ou deux ans plus tard, alors que je racontais à un ami cette histoire – la bouteille de Lucozade, l’interview, combien cette femme avait été gentille –, que j’ai réalisé que l’affaire aurait pu prendre une autre dimension.

« Ouf ! dit mon ami. C’est comme le scénario d’un film porno. Tu as dû être tenté ?
– De quoi veux-tu parler ?
– Les allusions appuyées. Une Française séduisante et seule. Un mari absent jusqu’au vendredi. Une chaleur d’été à crever. À quoi crois-tu que je pense ?
– Oh, Jésus ! Tu crois vraiment ça ? »

Au sujet des regrets : combien de nuits cette gentille fille de Chaumeil a-t-elle passées allongée sans dormir, se demandant ce qui se serait passé avec l’Irlandais bronzé et son paquet de gâteau ?

Autant que moi ? Juste un autre innocent en pays étranger.
1984 fut une année terrible.
Mary adorait Paris. Nous étions venus avec deux enfants, nous sommes revenus à la maison avec trois. Simon est né dans un petit hôpital à environ 800 mètres de la rue Kléber. C’est une autre histoire. La nuit de sa naissance, un samedi, sa mère était allongée sur le lit, rue Kléber, écrivant des lettres et disant qu’il n’était pas nécessaire d’appeler le taxi aussi tôt. Cela prendrait des heures. J’ai écouté ce qu’elle me disait jusqu’à ce que minuit approche. Là, j’ai commencé à m’inquiéter, craignant de ne pas trouver un taxi aussi tard. Finalement, j’ai obtenu le feu vert pour marcher jusqu’à la borne de taxis à l’extérieur du Penta Hôtel à Courbevoie et m’arranger avec un chauffeur pour qu’il vienne nous prendre près de la maison.

Quand Mary posa son stylo et sortit du lit pour s’habiller et aller à l’hôpital, elle constata que les choses avaient progressé plus vite qu’elle ne l’avait imaginé. Les contractions étaient sérieuses. Entre la porte d’entrée et le taxi, il y avait peut-être dix mètres mais ma femme a dû faire le voyage en trois étapes : quatre mètres, contraction ; trois mètres, contraction plus grande ; trois mètres, grosse contraction. Elle chuchota que ça irait, que la naissance semblait plus proche qu’elle ne l’était réellement.

Atterré, le chauffeur de taxi regarda et me fit signe de faire le tour de la voiture, de façon à pouvoir examiner la propreté du siège arrière. « Monsieur, dit-il dans un français que je pouvais aisément comprendre, je fais en sorte de garder cette voiture très propre. Regardez par vous-même. Il n’est pas possible d’emmener votre femme. »

J’ai tenté de paraître nonchalant. Je devais le convaincre que j’étais expert de la chose et qu’il interprétait simplement mal les signes. « Ne soyez pas stupide, ai-je dit. Le bébé n’arrivera pas avant quatre ou cinq heures et nous avons 800 mètres à faire jusqu’à l’hôpital. » Tandis que la discussion se poursuivait, Mary se tenait droite, en s’appuyant sur la porte arrière ouverte. « Trois minutes et nous serons à l’hôpital », ai-je dit. Il a hésité, j’ai insisté et il a accepté à contrecœur. Tous les feux étaient verts. Le voyage dura peut-être deux minutes.

Une minute et demie après notre arrivée à l’hôpital, Simon était né. À la mi-septembre, Paul et moi sommes allés à Senlis, jolie ville à environ 30 kilomètres au nord de la capitale, pour le départ de la semi-classique Paris-Bruxelles. C’était un déplacement de travail pour moi, mais nous sommes allés là-bas, tous les deux, en tant que passionnés, avec l’envie de nous imprégner de l’atmosphère de la course et en espérant attraper Kelly avant que l’épreuve ne quitte la ville.

Nous l’avons retrouvé à peu près une demi-heure avant le départ. Il s’est assis et a discuté avec nous. Nous aurions pu être en train de parler avec le coureur le plus modeste du peloton. Pas le numéro 1. Pendant toutes ces années, les gens ont continuellement demandé : « Kelly, il était comment ? » Ma réponse préférée : ce n’est pas le type de gars qui trouve une chaudière et revient en expliquant avoir inventé l’eau chaude. Paul apprit à l’aimer lui aussi.

Après avoir papoté pendant une vingtaine de minutes, il était temps pour Kelly d’aller sur la ligne de départ. Il se tint debout, sauta sur son vélo et, comme il avait l’habitude de le faire, il tapa la roue arrière au sol deux fois pour vérifier que les pneus avaient la bonne pression. Quand il fit ce geste, on entendit le bruit caractéristique de pilules s’agitant à l’intérieur d’une petite boîte en plastique dans sa poche arrière. J’ai regardé Paul, demandant silencieusement : « Tu as entendu ? » Il avait entendu. Puis Kelly s’en est allé et nous sommes restés silencieux. On était comme deux enfants qui avaient approché le Père Noël et qui avaient vu la colle qui tenait sa barbe en place.

« Est-ce que ça aurait pu être autre chose ?
– Non, c’était clairement un bruit de pilules.
– Pourquoi en aurait-il besoin en course ?
– Je ne sais pas.
– Moi non plus. »

Je me suis demandé s’il pouvait s’agir de compléments mais nous
savions qu’aucun coureur n’utilisait de compléments durant la course. Cela aurait dû être un moment phare. Nous avons découvert par inadvertance les réalités du cyclisme professionnel mais nous n’étions pas prêts pour cela. J’avais une biographie à écrire, un livre dont le héros était le fils d’un agriculteur du village de Carrick-on-Suir. Un homme qui, enfant, avait mangé des navets crus parce qu’il avait faim.

Il avait atteint le sommet car il n’avait jamais perdu cette faim et il était aimé parce qu’il restait proche du milieu modeste dont il était issu. Des pilules s’agitant dans du plastique, cela n’allait pas avec le reste de l’histoire. Quand vous êtes fan, comme je l’étais, vous n’interrogez pas votre héros au sujet du bruit qui vient de sa poche. Pourtant, Paul et moi n’oublierions jamais ce que nous venions d’entendre.

Kelly termina troisième ce jour-là, alla au contrôle antidopage et tomba. On retrouva une substance interdite – du Stimul – dans son urine. Je me souviens à présent de ce à quoi Sean Kelly ressemblait ce soir-là. Un petit cercle de journalistes l’entourait à Rhode-Saint-Genèse, l’interrogeant au sujet de sa troisième place, mais c’est son visage blanc cadavérique et ses pupilles dilatées qui m’avaient frappé. Il ne ressemblait pas au coureur qu’on connaissait.

Quand la nouvelle de son test positif fut rendue publique, il fit ce que font tous les cyclistes. Il nia avoir utilisé du Stimul et affirma qu’il avait dû y avoir une confusion dans la salle de contrôle antidopage. L’un de ses arguments, c’était qu’il y avait six ou sept personnes dans la pièce quand il remit son échantillon, contre deux comme le voulait la réglementation. Si Kelly avait pris du Stimul, il avait agi de façon vraiment stupide car c’était une substance facilement détectable et en finissant troisième, il était certain d’être contrôlé.

Robert Millar, le coureur écossais, se montra dédaigneux envers les accusations, non pour des questions morales mais parce que le Stimul appartenait au passé. C’était une substance des années 70 que plus personne n’utilisait. Karl McCarthy, secrétaire international pour la Fédération irlandaise de cyclisme, prit un avion pour Bruxelles afin de plaider la cause de Kelly. Quand la Fédération belge insista au sujet de sa culpabilité, l’UCI (Union Cycliste Internationale) lui renvoya le dossier et lui demanda de le reconsidérer.

Seize mois après la course, l’UCI confirma la validité du premier résultat. Kelly écopa d’une amende de 1 000 francs suisses, ce qui représentait approximativement 1/6e de ce qu’il avait empoché pour s’être montré au village de la course, et prit un mois de suspension. Quand j’ai parlé du Paris-Bruxelles 1984 dans la biographie, je n’ai pas mentionné le saut des pilules le matin et j’ai expliqué qu’il était difficile de croire que Kelly avait utilisé une substance aussi facilement détectable. J’ai choisi de considérer l’extraordinaire clémence des autorités comme la preuve qu’il s’agissait, au pire, d’une infraction mineure. Ce n’est pas la façon dont un journaliste faisant son job aurait réagi. À ce moment-là, je savais ce que je faisais.

Les choses ont changé au cours des quinze années suivantes.
Nous sommes retournés en Irlande en 1985, quittant Paris à contre-cœur. J’ai recommencé à couvrir la gamme entière des sports majeurs. Paul passa une deuxième année sur le circuit amateur en France, obtint de meilleurs résultats et décrocha un contrat pro. C’était un rêve pour lui, quelque chose dont nous avions parlé plein de fois en prenant un thé ou un café rue Kléber. J’étais impatient de voir quelle tournure prendrait sa carrière. Cela fut une expérience douce-amère pour lui, quatre ans de confrontation avec la réalité du cyclisme professionnel. Il expérimenta la joie de terminer le Tour de France mais ceci, à la fin, fut balayé par la certitude qu’il était pratiquement impossible d’être compétitif si vous ne vous dopiez pas.

À cette époque-là, nous discutions beaucoup au téléphone. La détresse de Paul au sujet de la culture du dopage dans le cyclisme était palpable. Il courut le Tour en 1986. Le jour où Bernard Hinault et Greg LeMond franchirent la ligne d’arrivée à l’Alpe-d’Huez en se tenant la main, je l’ai interviewé pour un article commandé par Magill, un magazine d’actualités à Dublin.

C’était une longue interview. Elle dura presque quatre heures tellement nous avions de choses à dire. Kimmage n’était pas en position de parler de dopage – s’il l’avait fait, il aurait été exclu de sa discipline le jour suivant – mais il parla de la course comme je n’avais jamais entendu quelqu’un le faire. Honnêtement, humainement, sans romantisme mais avec perspicacité. Le lundi matin, après la fin de la course, l’éditeur du magazine, Fintan O’Toole, appela.
« Où est l’article ? »
Ce n’était pas la dernière fois que j’entendrais cette question.
« Combien te faut-il et quand te le faut-il ?
– Cinq mille mots et à 2h30 cet après-midi. »

Il était un peu plus de 9h du matin et je devais encore écouter les bandes.
« Fintan, ai-je dit en essayant de manifester de l’autorité, cet article sera écrit à la première personne, comme s’il sortait directement de la bouche d’un débutant.
– C’est bon. J’enverrai quelqu’un le chercher chez toi à 2h30. D’accord ?
– Très bien. »

La plus étonnante des choses s’est alors produite. Je me suis assis, j’ai enclenché la bande et j’ai commencé à taper. À chaque minute, il y avait quelque chose à ajouter à l’histoire. Paul avait un don pour le récit ; c’était rude, sans romantisme mais formidable pour la même raison. C’est, de loin, l’article de cinq mille mots le plus facile que j’aie jamais écrit : « Le Tour de France comme vous ne l’avez jamais vu. » Je me souviens encore de la description de la souffrance alors qu’il luttait dans le col du Granon. Si décomposé qu’il pouvait difficilement appuyer sur les pédales. Le danger de ne pas finir dans les temps. Sa progression lente. Son visage torturé qui lançait un appel silencieux : « Poussez-moi, poussez-moi. » Et les spectateurs l’avaient fait, le poussant comme ils avaient poussé les coureurs en difficulté depuis le début du Tour.

Bien sûr, accepter d’être poussé est contraire aux règles du cyclisme. Dans la voiture de l’équipe juste derrière, un homme que Paul connaissait seulement sous le prénom de Robert cria au public d’arrêter. Confus, les spectateurs reculèrent. La scène se reproduisit plusieurs fois. Paul rassembla alors assez d’énergie pour tourner la tête vers la voiture et dire : « Robert, bordel de Dieu, laisse-les me pousser. » Embarrassé par sa méprise, Robert cria aux fans de l’aider.

Après la publication du compte rendu de la course, écrit à la première personne, par Kimmage, Fintan O’Toole appela pour dire que c’était le meilleur article qu’il avait jamais vu depuis qu’il était éditeur. Vu l’aisance avec laquelle j’avais extrait cinq mille mots de la bande, je savais que Kimmage pouvait être journaliste et je le lui ai dit. Il ne m’a pas cru mais cela allait changer.

En 1988, deux ans après la parution de l’article de Magill, Paul commença à écrire des chroniques au sujet de sa vie de coureur pro pour le Sunday Tribune, le journal où je travaillais à ce moment-là. Sachant qu’il n’avait aucune expérience en matière d’articles sportifs, ses chroniques étaient extraordinairement bonnes. Vincent Browne était un remarquable éditeur au Tribune. C’était aussi un homme qui ne doutait pas souvent de son jugement. Il lut les chroniques de Kimmage et crut comprendre l’astuce : Kimmage avait raconté l’histoire à Walsh qui l’avait mise en forme.

« Vincent, Paul écrit ces chroniques absolument tout seul.
– Oui, David, mais tu les réécris.
– Non et si je le faisais, je ne pourrais pas les rendre aussi bonnes.
– Je ne crois toujours pas qu’il les écrit seul.
– OK, Vincent. Quand Paul appellera cette semaine avec sa chronique, tu t’assoiras avec la sténo et tu verras ce qu’il lui dicte. »

Vincent se tint auprès de Rita Byrne quand elle tapa les mots de Paul sur sa machine, mémorisant chaque phrase comme elle apparaissait sur la page. Ce petit exercice ne dura pas longtemps. Lorsque Paul revint à Dublin, Vincent lui offrit un travail à temps plein comme journaliste sportif. Paul se portait mieux avec un stylo qu’avec un vélo et il appréciait beaucoup plus cette aventure. Nous avons parlé du cyclisme pro par téléphone et j’en sais maintenant assez sur la culture du dopage dans le sport pour être convaincu qu’il n’avait aucune chance. Il s’est retiré en 1989 et a rédigé un compte rendu magistral de sa vie dans le peloton, Rough Ride.

Son mémoire devint l’ouvrage ultime sur le dopage dans le cyclisme mais Paul fut vilipendé pour l’avoir écrit. Les critiques vinrent exclusivement de la famille du cyclisme. Il était choquant d’entendre les gens mentir. Il était affligeant de voir des attaques sur la personne de Paul formulées à des fins intéressées. Son ancien coéquipier et ami Roche était l’un de ceux qui se plaignaient le plus bruyamment. L’autre grand héros irlandais des routes, Kelly, évita soigneusement de formuler la moindre critique sur le livre ou sur Paul. « J’aimerais lire le livre mais je n’ai pas encore trouvé le temps », répondit Kelly aux journalistes qui l’interrogèrent des années après.

Et on commençait, lentement, douloureusement, à ouvrir les yeux du fan qui avait suivi Kelly de course en course en 1984. Dans le Tour de France 1988, le maillot jaune Pedro Delgado fut contrôlé positif au probénécide, interdit par le Comité international olympique parce qu’il masquait l’usage des stéroïdes. De façon très commode, le probénécide ne devait être banni par les autorités du cyclisme que dix jours après la fin du Tour. Un coureur de l’épreuve n’avait aucune raison légitime d’utiliser le probénécide. Après la révélation de l’affaire, le directeur du Tour, Xavier Louy, se rendit à l’hôtel de Delgado et lui demanda de quitter la course. L’Espagnol refusa, affirmant qu’il n’avait transgressé aucune règle. Techniquement, c’était la vérité.

Le matin suivant, j’ai erré dans le village de la course à Limoges. Toujours énervé qu’un gars qui avait été pris en train d’utiliser un produit masquant soit sur le point de remporter le Tour de France. Le coureur néerlandais Steven Rooks, 2e au général et qui aurait remporté le Tour si Delgado avait été sanctionné, resta là un moment, seul.

« Tu ne te sens pas trompé ? Ne te considères-tu pas comme le vrai vainqueur du Tour de France ? », ai-je demandé, en espérant qu’il acquiesce.
Il m’a regardé comme si j’étais un alien qui ne comprenait rien aux humains.
« Non, pas du tout. Delgado a été le meilleur en course, il mérite de gagner. Finir deuxième me convient.
– Mais il a pris un produit masquant ?
– Il reste le gars le plus fort en course. »

Rooks voulait que je sache que le dopage n’était pas mon affaire. Il s’indignait des questions suggérant qu’il était le véritable leader du Tour de France. De manière frappante, il y avait une compréhension entre Delgado et lui au sujet de ce qui était admissible. Son rival n’avait pas ouvert une brèche. Toi, le journaliste, reste simplement en dehors de ça.

Le cyclisme n’était pas le seul sport avec une culture du dopage. Deux mois plus tard, j’étais à Séoul, regardant Florence Griffith-Joyner battre le record du monde du 200 m en déroulant sur la fin. Même si elle réussit les tests et affirma qu’elle était propre, la performance n’avait pas de sens. La plupart de ceux qui ont parlé de l’éclat de Flo-Jo sur la piste ont feint de s’extasier. Deux nuits après la finale du 100 m, Doug Gillon, du Herald à Glasgow, frappa à mon appartement. Il était 3h30 du matin.

« Doug, que se passe-t-il ?
– Ben Johnson a été testé positif. Habille-toi. »
J’aurais pu embrasser cet Écossais pour avoir pensé à moi.

L’Olympiade de Séoul s’est achevée dans le brouillard, avec Johnson comme unique centre d’attention. Quand tout a été fini, j’ai suivi le pavé battu par tant de journalistes jusqu’à Toronto, la salle où Johnson travaillait encore, la piste où il avait l’habitude de s’entraîner et le bureau de celui qui était alors son avocat, Morris Chrobotek. Il s’efforçait de montrer Ben sous son meilleur jour.

Chrobotek était marrant, parfois volontairement, parfois non. Lorsqu’on suggérait que l’un des rivaux de Ben était propre, il rejetait la tête en arrière puis la ramenait vers l’avant : « Je suis peut-être un sale type, dit-il, mais je ne suis pas stupide. » Plus tard, quand les soupçons de dopage ont grossi, j’ai essayé d’appliquer le principe de Chrobotek : être un sale type, soit, mais pas un type stupide.

Mais il y a un choix pour le journaliste sportif et il n’est pas simple. La plupart d’entre nous ont choisi le journalisme parce qu’ils aiment le sport. Nous prétendons aimer nos métiers mais il s’agit d’être payé pour aller sur de gros événements sportifs que nous aimons. La passion du jeu est ce qui guide notre travail. Quand les doutes au sujet de la valeur de la performance croissent, ils douchent notre enthousiasme. Voici pourquoi tant de journalistes refusent de poser les questions évidentes.

J’ai eu de la chance quand cela a touché Lance Armstrong. Pour la plupart des choses, tout est une question de timing. Si les bonnes questions avaient été posées dans les années 80 et les années 90, on aurait peut-être établi que l’EPO, dont l’usage était répandu et qui était alors indétectable, avait changé le sport. J’ai vu beaucoup de ces Tours et je n’ai jamais posé une question. Alors, pourquoi ai-je eu une réaction si différente quand Lance Armstrong a remporté le premier de ses sept Tours de France ?

J’ai toujours pensé à mon enthousiasme pour le journalisme sportif comme à l’eau d’un puits : vous tirez de l’eau, il se remplit à nouveau, mais pas tout à fait au niveau d’avant. C’était un souci. Que se passerait-il si le puits s’asséchait ? Cette pensée ne me préoccupe plus : durant le Tour 1999, quand l’histoire de Lance Armstrong commença à prendre forme, mon enthousiasme pour le cyclisme professionnel était à un niveau très bas.

Lance, extraordinaire champion du Tour, arrivait dans ma vie journalistique pile au bon moment.

A suivre le mardi 5 juillet…