Tout au long de l’été, Vélo 101 vous propose la lecture de l’enquête passionnante de David Walsh qui a fait tomber Lance Armstrong. « Les Sept péchés capitaux » (Editions Talent Sport : www.talentsport.fr, https://www.facebook.com/Talentsport2014) ont été adaptés au cinéma par Stephen Frears sous le titre « The Program » (2015), avec Ben Foster dans le rôle de Lance Armstrong, Chris O’Dowd (David Walsh), Guillaume Canet (Michele Ferrari), Elaine Cassidy (Betsy Andreu) et Denis Ménochet (Johan Bruyneel). Acheter le livre de David Walsh. Disponible chez le même éditeur : « Marc Madiot – Parlons vélo« .

CHAPITRE 5

« Ce n’est pas le messie, c’est un très vilain garçon. »
Monty Python, La Vie de Brian

Les Américains qui voient les Français comme un peuple de singes capitulards bouffeurs de fromage n’ont pas rencontré Pierre Ballester. Si chacun de nous autres, trolls de salle de presse, pouvait être comme Pierre, je pense que même Lance nous respecterait. C’est un type impressionnant. Nous avons beaucoup travaillé ensemble, réalisant un boulot dont je suis fier, mais toute personne œuvrant aux côtés de Pierre se sentirait comme Art Garfunkel avec Paul Simon.

J’ai aimé ce garçon dès le départ, son sens de l’humour, son point de vue sur ce qu’était le journalisme. Nous nous sommes rencontrés durant le Tour de France 1993, alors qu’il travaillait à L’Équipe, et nous nous sommes tout de suite bien entendus. Il est sérieux dans le travail, prompt à servir le scoop du jour, mais moins sérieux dans la vie. Pierre est drôle à table, comme un Français devrait l’être. Quand il est appelé par le devoir, il se montre vif et concentré. Ce qui nous rapprochait en tant que journalistes était nos craintes et notre dégoût au sujet du Tour 1999 ainsi que notre allergie commune à la version officielle de l’histoire de Lance Armstrong. Plus l’UCI, Jean-Marie Leblanc et beaucoup de nos amis dans les médias nous forçaient à prendre des cuillères de bonnes nouvelles, plus nous devenions irritables.

Au centre de nos difficultés se trouvait l’énigme constituée par Lance Armstrong. Il y avait une étrange contradiction dans la façon dont les autres coureurs voyaient Armstrong. Beaucoup au sein du peloton n’appréciaient pas l’arrogance du Texan ni sa perception de lui-même comme leader naturel. Beaucoup, cependant, estimaient que Lance constituait une bonne chose pour un sport qui était toujours en soins intensifs après le scandale Festina. Une année plus tôt, quand Festina avait révélé sa noirceur en Technicolor, Armstrong commentait sur le Tour. Beaucoup de coureurs se sentaient traqués par la police et aliénés du public. Maintenant, Lance était à nouveau parmi eux. Il n’avait pas été éclaboussé par le scandale de 1998. C’était une bonne nouvelle. Les coureurs appréciaient la chaleur que dégageait son halo quand ils roulaient dans son sillage.

La vision d’Armstrong comme une chose positive pour le sport, un stimulant pour le Tour, devint conventionnelle et fut propagée par l’organisateur du Tour, Jean-Marie Leblanc, les sponsors, l’UCI et la majorité des journalistes. Il y avait un moratoire sur les questions : les intérêts supérieurs du cyclisme exigeaient qu’Armstrong sauve le Tour et purifie chacun avec les eaux scintillantes de ses échantillons d’urine.

Lance était un sauveur qui apportait des bienfaits supplémentaires. Il montrait la voie vers l’eldorado, le lucratif marché américain. De même que la limaille de fer allait à l’aimant, le public serait ramené vers le cyclisme. Les gens réaliseraient combien ils aimaient ce sport et combien il leur avait manqué. Ils avaient envie de faire partie de cette ère parce que la saga Armstrong était une sacrée bonne histoire.

Tout ceci était évident et beaucoup en salle de presse, comme dans le monde embué de l’administration cycliste, étaient soulagés que l’affaire recommence à tourner.

Au fil de nos discussions, Pierre et moi avons découvert que nous partagions le même point de vue, emprunté à La Vie de Brian des Monty Python. Nous avions envie de dire au monde : « Ce n’est pas le messie, c’est un très vilain garçon. » Peut-être était-ce notre esprit de contradiction face à une telle effervescence mais je considère que votre réponse viscérale vous appartient, quoi que l’on vous dise. Ce sentiment intime est la seule chose qui vous reste quand on vous a tant ôté. Les journalistes devraient toujours suivre leur instinct.

Comme moi, Pierre ne croyait pas en Armstrong. Il eut des doutes sur le chemin du retour. Il se souvenait s’être senti très mal à l’aise après avoir rendu visite à Lance à Austin (Texas) en novembre 1996, durant sa convalescence après la phase 4 de son cancer des testicules. Sur le Tour 1999, Pierre souffrait intérieurement d’un trop-plein de déjà vu. Pierre est un intervieweur particulièrement peu intimidé. Il souffre d’une sorte de déficience de déférence. Il n’est pas arrogant mais personne ne l’impressionne ni ne l’intimide. Ce questions-réponses avec Armstrong que l’organisateur du Tour, Jean-Marie Leblanc, avait décrit comme « un interrogatoire de police », était un beau moment de journalisme. J’aimais ce que Leblanc n’aimait pas. Pierre ne s’était pas agenouillé devant le futur champion. Il n’avait pas enrobé les questions difficiles d’une mielleuse lâcheté morale.

« Vos critiques disent que…, bla-bla-bla. – Comment répondez-vous à ceux qui…, bla-bla-bla. – Est-ce que cette expérience est atténuée par… », bla-bla-bla.

Pierre a demandé Armstrong s’il avait utilisé de l’EPO. Question directe : oui ou non ? Pierre Ballester voulait savoir. Par la vertu de cette question, Pierre inscrivait son nom dans les mauvais livres d’Armstrong. Une bibliothèque dont il ne pourrait pas sortir. Par procuration, Leblanc était furieux. Une injure faite à Armstrong était une injure faite à tous. Tel était le cri de guerre de ceux qui voulaient protéger la soupe des crachats journalistiques.

Cette désapprobation ne dérangeait pas une seule seconde Pierre. Pour lui, c’était plutôt comme remporter une récompense. Son interview de Lance était un exemple type de ce que nous devrions tous faire : nous relever et approcher les stars les yeux dans les yeux, avec des questions honnêtes. J’ai bu ses paroles et me suis senti mieux, plus fort.

Pierre avait posé ses questions. Armstrong n’étant pas ouvert ni honnête dans ses réponses, on éprouvait le sentiment de regarder un jeune homme dont la nécrologie dirait un jour qu’il savait rouler, mais pas rouler quelqu’un dans la farine. Pierre avait simplement fait son boulot mais dans une bulle journalistique remplie, à un niveau dangereux, de flagorneurs et de conformistes à qui on aurait remis le prix Pulitzer sans hésitation.

Nous savions que le Tour de France 1999 ouvrait le règne d’un grand simulateur mais nous étions impuissants à y changer quoi que ce soit. Il n’y avait pas seulement le sentiment qu’Armstrong avait gagné en se dopant. Ce qui nous restait le plus en travers de la gorge, c’était la protection que lui offrait la confédération des cheerleaders : les boss de l’UCI, qui connaissaient les taux d’hématocrite uniformément élevés, en particulier dans l’équipe US Postal, et décidèrent qu’il valait mieux garder une partie de l’histoire secrète ; les journalistes, qui virent le pauvre Christophe Bassons bouté hors de la course et pensèrent « Ça va, ce n’est qu’un petit coureur » ; et l’organisateur du Tour de France qui décréta qu’Armstrong avait « sauvé » le Tour.

Pauvre Jean-Marie Leblanc. Il était allé à Notre-Dame des Cyclistes pour dire une prière afin qu’un sauveur apparaisse sur le Tour 1999. Il avait oublié de demander le miracle supplémentaire dont il avait besoin pour convaincre les agnostiques. Leblanc devait réussir un prêche inspiré pour nous faire croire, Pierre et moi, à ce qu’il était en train de raconter.

Pierre était tellement fatigué par la malhonnêteté ambiante qu’au cours de l’une de nos dernières discussions sur le Tour 1999, il déclara qu’il continuerait à couvrir le cyclisme mais pas comme avant. Chaque article aurait dès lors affaire, d’une manière ou d’une autre, avec le dopage. Si son journal ne lui permettait pas de faire ça, il se tournerait vers quelque chose de plus épanouissant.

(On m’a rappelé l’histoire peut-être douteuse d’un journaliste du New York Times qui était allé voir ses supérieurs et avait déclaré qu’il continuerait à couvrir les Jeux Olympiques si et seulement si chaque article portant sa signature se concluait avec un astérisque et ces mots : « Rien ci-dessus ne reflète la pensée du journaliste. »)

Si vous disiez à Pierre que parler uniquement de dopage dans le cyclisme affecterait sa carrière à L’Équipe, il haussait les épaules et répondait : « Oui et alors ? »

J’aimais Pierre pour son obstination et ressentais le même désir de pousser plus loin l’investigation pour commencer à écrire sur le dopage. J’ai regardé un miroir et me suis entraîné à hausser les épaules comme un Français.

Linford Christie, champion olympique du 100 mètres à Barcelone, comprit ma situation. Il me tendit la main. Six mois plus tôt, en février, il avait couru dans un meeting indoor à Dortmund (Allemagne) et avait été choisi au hasard pour le contrôle antidopage. Son échantillon contenait un niveau de nandrolone, stéroïde banni, quasiment cent fois supérieur à la limite autorisée. Il fêtait ses 39 ans deux mois plus tard. Ceux qui étaient dans son camp se moquèrent de l’absurdité de la chose. « Croyez-vous réellement qu’il compromettrait sa réputation en prenant de la nandrolone alors que sa carrière est pratiquement terminée ? »

C’était un autre pan de la défense d’Armstrong, en apparence inattaquable : « Croyez-vous réellement qu’après ce qu’il a traversé, il se mettrait des substances interdites dans le corps ? » Dans les deux cas, je pensais : « Oui. En fait, c’est tout à fait possible. »

Christie avait 38 ans mais il ne courait pas comme un vieil athlète. Trois semaines avant son test positif, il avait fait 6 »57 sur 60 mètres à Karlsruhe (Allemagne). C’était le meilleur départ de sa saison indoor depuis six ans. « C’est la performance du second, Linford Christie, qui fut vraiment sensationnelle », raconta l’envoyé d’Athletics International sur le meeting. Sa forme était telle que Christie avait parié avec un ami qu’il courrait en 6 »50 avant la fin de la saison, chose que seulement trois Européens avaient réussi à faire. Christie était l’un des trois.

Après avoir souffert dans un Tour de France où la plupart des prétendants à la victoire remplirent leur réservoir avec de l’EPO indétectable, ceci était le rappel que les tests pouvaient parfois donner des résultats. Souvent juste sur un coup de chance. Quand les athlètes sont testés positifs, il est surprenant de voir une petite entreprise artisanale fabriquer des excuses pour le coupable. Des équipes sont envoyées pour battre la campagne, à la recherche d’une faille à travers laquelle leur homme pourrait s’échapper. Le dopage est le grand fléau ; il faut faire davantage de tests. En attendant, il semble que seuls des innocents se fassent attraper.

Il y avait plein de gens, dans la communauté des athlètes britanniques, qui n’avaient pas envie de croire que Christie avait pris de la nandrolone. C’était la plus séduisante des stars : mi-homme, mi-médias. Ses collègues dans le panel de consultants de la BCC – Roger Black, Steve Cram et Sally Gunnell – l’ont tous soutenu. Peut-être auraient-ils dû discuter avec le professeur Wilhelm Schanzer, responsable du laboratoire de Cologne (Allemagne) habilité par le Comité international olympique, qui avait traité l’échantillon de Christie.

« Je n’ai pas eu à réfléchir beaucoup après avoir procédé aux analyses, dit-il. La conclusion était vraiment claire. Si la concentration de substance interdite est basse, nous devons procéder à des analyses supplémentaires pour nous assurer que nos estimations sont bonnes. Dans ce cas précis, ce n’était pas nécessaire. Il est à peu près correct de dire que le résultat était cent fois supérieur à la limite autorisée. C’était un résultat clair, très clair. »

C’était bon de raconter l’histoire de Christie et de demander pourquoi il avait fallu six mois pour rendre la chose publique. L’affaire éclata seulement au grand jour quand une source de l’IAAF (Association internationale des fédérations d’athlétisme) fit fuiter l’information à L’Équipe. UK Athletics, la Fédération d’athlétisme du Royaume-Uni, qui avait été informée du contrôle positif de Christie en mars, nia avoir étouffé l’affaire et expliqua qu’elle avait dû laisser la procédure disciplinaire se poursuivre. Cette fuite lui força la main. UK Athletics bannit l’ancien champion du monde et champion olympique pour deux ans.

Pour le journaliste sportif déterminé à être davantage journaliste que fan (et voyons les choses en face, désireux de finir devant Sally Gunnell pour le titre de journaliste sportif de l’année), la difficulté naît quand vous calculez la taxe que le dopage prélève sur votre enthousiasme.

Armstrong remporte le Tour de France mais vous êtes sûr qu’il a triché. Du coup, ce n’est pas très amusant. Le monde est heureux, applaudit et vous êtes là, secouant la tête de désolation, lentement. Mais regardez bien, vous n’êtes pas seul. Alors que l’empressement à transformer l’eau du maillot jaune en vin du salut sportif soulève un nuage de poussière et d’acclamations, l’Italien Vincenzo Santini est lui aussi de votre côté. « J’espère que les gouvernements et les autorités du cyclisme pourront mettre fin au désordre dans lequel se trouve ce sport. D’ici là, nous pouvons oublier l’allégresse de la victoire. »

De retour en Angleterre, un sprinteur âgé, champion olympique, peut lui aussi oublier l’allégresse de la victoire : il est attendu pour accuser réception d’une suspension de deux ans.

En ce qui me concerne, je me rends sous le soleil d’Espagne, dans la magnifique ville de Séville, pour les Championnats du monde d’athlétisme. J’espère que cela va me regonfler. Faire renaître le vieil enthousiasme, restaurer la foi. Ces derniers temps, je m’asseyais tristement dans un coin, dans les bars, tandis que les gens faisaient la fête, se bécotaient et chantaient. Il y a un petit signe devant moi, à côté de mon verre. Il dit : « Prends garde, homme qui pose trop de questions. »

Malheureusement, à mon arrivée à Séville, on ne parle que d’une chose. La nouvelle de l’exclusion de Merlene Ottey suite à un contrôle récent, un autre test positif à la nandrolone, a atteint la ville avant moi. Je suis fatigué de trimballer partout une tête pleine de questions. Surtout des questions sur Merlene Ottey, la reine de Jamaïque, qui deviendra plus tard la reine de Slovénie. Elle est très séduisante et admirablement athlétique. À ce point de sa carrière, elle a 39 ans, possède huit médailles olympiques et fait encore de la compétition à un très haut niveau. Elle est terriblement sympathique. Quatre jours avant le début des épreuves à Séville, elle a annoncé qu’elle avait été testée positive à la nandrolone. Dis-moi que ce n’est pas vrai, Merlene, dis-moi que ce n’est pas vrai.

Ainsi, dans le même mois, deux sprinteurs de 39 ans, l’un médaille d’or olympique sur 100 m, l’autre huit fois médaillée sur les Jeux Olympiques, sont empêtrés dans les conséquences d’un test positif.

Peu importe le nombre de fois où vous dites aux gens que vous êtes journaliste sportif, la réponse est la même : « Oh, j’aimerais faire votre métier ! » Il paraît mesquin d’argumenter. Quand tout le monde fait la fête, il semble étrange de se demander s’il est naturel qu’un sprinteur fonçant sur ses 40 ans soit aussi compétitif (13). L’option la plus simple serait de taire l’incrédulité et de se fondre dans la masse. Acceptons que tout ceci soit un simple divertissement, pas du sport. Libérez le sport de toutes les attentes que vous placez en lui, juste par passion du sport, par foi en lui, par envie d’être inspiré par lui. À Séville, cela signifiait essayer de ne pas se souvenir que la nouvelle championne du monde du 200 m Inger Miller avait amélioré de trois dixièmes son meilleur temps en finale. Il était préférable d’oublier également que plus tôt dans l’année, Miller avait été testée positive à la caféine.

Au milieu du débat sur le test positif d’Ottey, Marion Jones prit la défense de sa rivale. Avec des amis comme Marion…

« Je ne suis pas sûre à 100 % que ce soit la procédure de contrôle normale. Durant les deux dernières semaines, notre beau et magnifique sport a été sali par tout ça. » (14)

Merci Marion. Rendez-vous sur la piste pour un lot de cinq médailles.

J’ai regardé Michael Johnson courir majestueusement le 400 m, Hicham El Guerrouj briller sur 1 500 m et Maurice Greene remporter le 100 m. Mais je n’étais plus le gamin émerveillé par la rivalité Kip Keino-Jim Ryun ni le jeune homme qui avait les yeux rivés sur Steve Ovett et Sebastian Coe. Après la finale du 1 500 m hommes à Séville, mon pauvre cerveau bouillonnait de questions. Je me demandais pourquoi le troisième, le quatrième et le cinquième étaient tous espagnols et pourquoi ils avaient tous couru en 3’32 ». Etais-je en train de rêver ? Concevait-on maintenant des produits dopants qui ne faisaient pas simplement courir les athlètes plus vite mais les faisaient tous courir exactement dans le même temps ?

En rencontrant un officiel de l’IAAF, j’ai souligné combien cela était improbable.

« Pensez-vous que j’y croie ? » a-t-il demandé.

Alors, j’ai décidé d’écrire sur Paula Radcliffe, son dodelinement de la tête, son visage grimaçant, le fier ruban rouge épinglé à sa veste anglaise. Le ruban était un appel à une action antidopage de plus grande envergure de la part des autorités, c’est-à-dire l’introduction de tests sanguins. Mon attirance pour Radcliffe était due au sentiment qu’elle était digne de confiance. Elle se vida les tripes pour finir deuxième derrière l’Éthiopienne Gete Wami et s’effondra quelques mètres après la ligne d’arrivée. Son épuisement rappelait l’athlétisme de notre enfance, un sport plus humain et auquel il était plus facile de s’identifier.

Je l’ai interrogée au sujet de la décision de porter un ruban. « Cela a pris forme en moi, dit-elle. Je me vidais les tripes à l’entraînement, consentant tous les sacrifices. Je me suis demandé : “Ai-je envie de faire cela si je ne vais nulle part ?” Je n’accuse personne mais j’avais le sentiment que les femmes suivaient les hommes dans le recours aux produits dopants. Je haïssais l’idée que les gens pourraient se demander : “À quoi court-elle ?” »

En janvier 2000, des enquêtes distinctes en matière de dopage dans le sport furent menées dans les villes italiennes de Turin, Bologne, Ferrare, Venise, Trente et Brescia. Deux impliquaient des athlètes qui m’intéressaient. Dans l’investigation menée sur le professeur Francesco Conconi, installé à Ferrare, le vainqueur irlandais du Tour de France Stephen Roche figurait parmi vingt-trois coureurs dans ce qui fut appelé « un fichier EPO ». Tout aussi intrigants étaient les liens de Kevin Livingston avec Michele Ferrari, un autre médecin basé à Ferrare, suspecté d’aider au dopage des cyclistes. Livingston était le lieutenant le plus proche de Lance Armstrong dans l’équipe US Postal sur le Tour 1999 et ses liens avec Ferrari soulevaient d’importantes questions.

Le Sunday Times fut d’accord pour m’envoyer en Italie. C’était un beau voyage. Il fut rendu mémorable par une interview de Fulvio Gori, un sympathique policier italien travaillant pour le NAS (Narcotics Affairs Section), la brigade des stupéfiants italienne, à Florence. Gori s’assit derrière une grande table dans un bureau qui ressemblait plus à un petit entrepôt, avec un sol recouvert de cartons pleins de dossiers. C’était un homme corpulent, affable, qui riait au moindre prétexte et gardait, sur le mur, une photo de l’équipe de football amateur qu’il entraînait. Tenter de mettre à jour le dopage dans le cyclisme fut le pire moment de sa vie.

« Dans cette enquête, dit-il, j’ai interrogé presque trente cyclistes. Je les ai fait venir dans ce bureau, je les ai fait s’asseoir et je n’ai pas obtenu la coopération d’un seul d’entre eux. Ils ne disent rien de ce qu’ils font. »

En mai 1996, les carabiniers découvrirent qu’une pharmacie en Toscane avait vendu de grandes quantités d’EPO à des cyclistes professionnels. Ils n’avaient pas besoin de Sherlock Holmes pour comprendre que les coureurs reconstituaient leurs réserves pour le Giro, plus tard dans le mois. Alors, les carabiniers de Florence décidèrent de débarquer à l’improviste sur le Tour d’Italie pour voir s’ils trouveraient des traces de cet EPO.

Cette année-là, le Giro démarrait de Grèce. Il passait trois jours là-bas avant une traversée en ferry jusqu’à Brindisi. Le plan de la police était d’arriver au moment où les voitures des équipes quitteraient le ferry. « Nous étions en train de rouler jusqu’à Brindisi, raconta Gori, huit cents kilomètres. Je lis La Gazzetta dello Sport, les pieds sur le tableau de bord, et je tombe sur un minuscule écho dans l’une des pages Cyclisme. Cela dit : « La police prépare une visite surprise sur la course à Brindisi où elle fouillera les voitures des équipes à la recherche de produits interdits. » J’ai tapé du poing sur le tableau de bord. J’étais furieux. Comment savaient-ils ? Pourquoi était-ce imprimé dans un journal ? Cela a renforcé notre détermination. J’ai juré à ce moment-là qu’on ne les lâcherait jamais. »

Sachant que les carabiniers venaient, certaines voitures d’équipes prirent le chemin des écoliers, traversant l’Albanie, le Monténégro et la Croatie avant de rentrer en Italie par le Nord. D’autres équipes décidèrent de se débarrasser de leurs stocks de produits dopants dans la mer. Gori et son coéquipier revinrent sans avoir trouvé une trace d’une substance interdite où que ce soit. Leurs collègues du bureau les attendaient. « Nous avons entendu dire qu’un poisson anormalement gros, avec beaucoup d’endurance, nageait à travers la Mer adriatique… » Cela n’amusa pas Gori.

On peut s’attendre à ce que des coureurs ne parlent pas de leurs pratiques dopantes à des journalistes. C’était une surprise d’apprendre de la bouche de Gori que les coureurs italiens avaient le sentiment de pouvoir apporter leur omerta dans un poste de police à Florence. À cette époque, se doper n’était pas un crime en Italie. Ils pouvaient faire obstruction à Gori et à ses collègues en toute impunité. D’une certaine façon, ils en étaient venus à considérer leur personne et leur culture secrète comme un élément coupé du monde extérieur, hors d’atteinte pour la loi.

Au lieu de prendre conscience du fait que les médecins qui leur conseillaient d’utiliser des substances interdites et que les pharmacies qui les vendaient enfreignaient la loi, ils se sentaient tenus de protéger leurs fournisseurs.

Fulvio Gori était un homme relativement jeune – au début de la quarantaine -, marié, sans enfant. Treize mois plus tard, il mourut d’un cancer. En partie parce qu’il s’en alla trop tôt, le temps passé avec lui demeura un souvenir vivace.

Les liens de Stephen Roche avec Conconi étaient une affaire compliquée car l’histoire entre Roche et moi remontait à loin. Il s’était retiré six ans plus tôt mais les dossiers concernaient les deux dernières années de sa carrière. Il figurait dans le dossier sous son vrai nom mais aussi sous des pseudonymes, parmi lesquels Rocchi et Roncati.

La carrière de Roche avait été particulièrement brillante. En 1987, il remporta le Giro, le Tour de France et les Championnats du monde, triplé seulement réussi avant lui par le légendaire Eddy Merckx. Avant que n’apparaisse sa relation avec Conconi, Roche n’avait jamais été relié au dopage. J’avais écrit sa biographie officielle en 1987, The Agony and the Ecstasy, et même si nous n’étions pas des amis proches, nous avions conservé des liens.

Durant la rédaction de son livre, j’avais séjourné à son domicile à Paris et dans la résidence de vacances de ses beaux-parents de l’époque, dans le Sud-Ouest de la France. Nous avions passé beaucoup de temps ensemble. Le contacter au sujet de cette affaire n’était pas facile. Il fut relativement calme : « J’ai rencontré Conconi une fois. Après cela, j’ai fait tous mes tests sanguins pour le médecin de notre équipe, Giovanni Grazzi. Je sais que Grazzi était installé à l’université de Ferrare (comme Conconi) et il est possible que ce soit comme cela que nous nous sommes retrouvés dans les dossiers de Conconi. »

Il essayait de dire que ceci était une erreur. « Mon taux d’hématocrite était de 46 ou 47 quand je courais, 44 quand je me reposais, et il n’a jamais dépassé ces niveaux », dit-il, ignorant peut-être que l’hématocrite tombe quand un coureur roule et augmente durant ses plages de repos.

J’ai demandé à Roche pourquoi Conconi avait utilisé des pseudonymes. « J’ai posé la même question à Grazzi et il m’a dit qu’il n’était pas inhabituel d’utiliser des noms de code pour des athlètes très médiatisés. »

Mais pourquoi ?
Roche avait été autrefois un trésor national en Irlande. C’était un ancien champion qui restait très médiatique. Aussi, l’idée qu’il ait pu se doper faisait sensation. Je savais qu’il y aurait des retours de flamme. J’ignorais simplement combien.

Laissez-moi expliquer une chose. Il y a seulement deux catégories de personnes en Irlande. Aujourd’hui, il serait difficile d’indiquer laquelle est minoritaire. Il y a ceux qui regardent The Late Late Show (émission phare de la télévision irlandaise RTE). Et il y a ceux qui sont passés au Late Late Show. En 2002, j’ai intégré le second groupe.

Le Late Late Show a été le creuset de la plupart des débats qui ont façonné la société irlandaise à travers les années mais les présentateurs ont changé. Les nouveaux sont devenus plus lisses. Le format a dû s’ajuster à quelque chose de plus sage et de plus prévisible. Malgré tout, le programme a toujours gardé un peu du cachet de ses grandes heures. Il essaie encore de marier les responsabilités d’un forum national et les exigences d’un divertissement léger. Le show a toujours un côté « tout le monde vient ici ».

Une invitation à participer au Late Late Show n’est pas très différente d’une invitation à Buckingham Palace. On s’attend à ce que vous soyez conciliant et légèrement admiratif. Vous devez vous habiller avec goût, arriver en état de sobriété et tenter de vous conformer aux desiderata de vos tout-puissants hôtes, quoi qu’ils proposent. Voici ce que The Late Late Show me proposait : un « débat » avec Stephen Roche sur la question des produits dopants après ma découverte de son nom dans les dossiers de Conconi. Cette production accueillerait Stephen Roche dans le rôle de la partie trompée. Stephen viendrait le premier, s’assoirait et serait interviewé avec une sévérité respectueuse par nôtre hôte, Pat Kenny. Au bout d’un moment, le sujet des produits dopants serait abordé. Là, la caméra se tournerait vers moi. Je serais assis dans le public, tel un observateur malveillant.

J’aurais à m’expliquer sur les choses que j’avais écrites sur un homme qui n’était pas dans le public, un homme qui avait acquis suffisamment de notoriété dans la société irlandaise pour être invité au Late Late Show. Pat Kenny et Stephen Roche m’auraient défié du regard et les gens assis de part et d’autre de mon fauteuil se seraient sentis mal à l’aise à l’idée d’être vus en compagnie d’un cinglé. Aussi, j’ai décliné l’invitation.

Exaspéré par mon ingratitude, The Late Late Show suggéra que je m’asseye sur une grande chaise à côté de Pat et Stephen pour le débat. Mais je ne pouvais pas venir et m’asseoir avant que Stephen n’ait obtenu quinze bonnes minutes, dans un tendre tête-à-tête avec Pat. Stephen réussissait très bien le sourire béat. Il affichait une grande piété. Chacun se rappellerait qu’on pouvait lui donner le bon Dieu sans confession. Là, j’arriverais. « Bouh ! »

J’ai accepté le marché à contrecœur. Ce soir-là, Stephen portait un costume, une chemise et une cravate sombres. Il avait plaqué ses cheveux en arrière et s’il n’avait pas eu cet accent mi-français, mi-irlandais incroyablement théâtral, il aurait pu passer pour l’aimable croque-mort d’une famille mafieuse sujette aux accidents. Comme convenu, il parla de sa vie et de sa carrière pendant environ quinze minutes avec Pat Kenny. Puis le journaliste fut introduit au cri de « Libérez le boiteux ». Les premiers échanges furent civils et un peu ennuyeux. Nous avons garanti à chacun qu’il n’y aurait pas d’effusion de sang, que nous nous connaissions depuis plusieurs années et que nous éprouvions le plus grand respect l’un pour l’autre.

Stephen faisait le numéro du cœur brisé. « Daviiiid, je comprends ce que tu es en train de dire mais je ne t’ai jamais menti. »

Comme tout parent ayant de l’expérience, j’avançais que je n’étais pas en colère vis-à-vis de Stephen parce que son nom (ou ses noms) apparaissai(en)t dans les dossiers de Conconi. Non, je n’étais pas en colère, juste un peu déçu. J’essayais de garder le contrôle et de faire passer mon message. Roche n’était pas sûr de l’image qu’il renvoyait. Il pouvait donner l’impression de tenter d’encaisser un K.-O. Alors, il fit mine d’être perplexe devant les preuves avancées. Ou alors il l’était réellement.

Pour montrer sa perplexité, Stephen avait apporté avec lui une feuille qu’il tendit devant la caméra. Elle comportait les différents pseudonymes que Francesco Conconi lui avait donnés durant les tests effectués en Italie. Il y avait toutes sortes d’annotations et de grands coups de surligneur fluo qui faisaient ressembler le document à un programme d’études d’écolier. Les dates et les résultats de plusieurs tests figuraient à côté des lettres « S » ou « N » (pour « Si », oui, et « No », non), inscrites par Conconi en fonction des niveaux trouvés. Tout ceci était dénué de sens et rendait suffisamment perplexe n’importe qui dans le public.

Quand on demanda à Stephen s’il avait eu affaire à Conconi, il répondit aimablement que Conconi n’était pas le médecin de l’équipe, signifiant par là que lui, Stephen, était un coureur n’ayant affaire qu’à un seul et unique médecin. Le débat faiblissait, les détails du graphique étaient confus pour tout le monde et la discussion était sur le point de s’essouffler quand Pat Kenny abattit sa carte maîtresse.

Dans le public, peut-être dans le fauteuil qui m’avait été initialement réservé, Pat avait caché un peu de renfort : le Dr Bill « C’est du divertissement » Tormey, de l’hôpital Beaumont de Dublin. En langage télé, si vous raclez suffisamment les fonds de tiroir, atteignez ce qui est derrière le fond et allez encore plus loin, vous trouverez Bill Tormey dans le public. C’est l’homme qui, un jour, qualifia une collègue de l’hôpital de « vraie salope » et devint ensuite célèbre pour ses vues primitives sur le mariage gay ou en demandant que les missionnaires revenant d’Afrique subissent un test de dépistage du sida.

Maintenant, il était là pour épater la galerie et il estimait que la galerie devait être reconnaissante. Pour paraphraser Oscar Wilde : Bill, si tu devais tout refaire, tu tomberais à nouveau amoureux de ta personne. Il commença par citer une litanie de stars du sport irlandais et annonça que « Stephen Roche était tout là-haut ».

Sans plus de cérémonie, il passa au volet scientifique. Arrêtez de lire si vous n’avez pas le Prix Nobel de physique ou de chimie. « Pat, comme vous le savez, je suis un cynique. La seule raison pour laquelle je suis ici ce soir, c’est ce qu’ils sont en train de faire subir à cet homme. Je ne serais pas venu autrement, même si vous êtes vous-même un bon gars (applaudissements d’un public extatique). »

« Je vais vous dire ceci. Stephen Roche est un chic type. (Merde. Pat et Stephen Roche sont tous les deux à l’intérieur du segment “bon-chic”. Je me sens isolé et indigne). Descendre un gars comme Stephen Roche qui, en 1987, a remporté le Tour de France, le Giro et les championnats du monde… Je suis reconnaissant à Jimmy Magee de nous le montrer à la télé (Pour les non-initiés, Jimmy Magee est un commentateur, pas une chaîne de télé) et je dois dire une chose au sujet de Stephen, réussir ça quand l’EPO n’était même pas encore sur le marché ?

Tout le monde ici doit savoir qu’on ne pouvait pas s’injecter de l’EPO en 1987 parce que l’EPO n’était pas disponible en 1987. C’est la première chose. Une chose très pertinente. Donc, Stephen a gagné ses courses proprement parce que s’il avait pris des amphétamines à cette époque – souvenez-vous de ce qui est arrivé à Tommy Simpson qui prenait des amphétamines (il mourut, mais comme Lance Armstrong le fit lui-même remarquer, il n’avait pas été testé positif ) -, Stephen aurait été pris en train de consommer des amphétamines. La seule autre chose qui vaille vraiment le coup en termes de contrôle de l’endurance pour une discipline comme le cyclisme. À ma connaissance, à ce moment-là… »

Je commençais à penser que tout ceci était en fait un sketch, un numéro de divertissement léger avec la grosse pointure de l’expertise dans le rôle du pitre. Puis Tormey gonfla un peu plus et finit par parler de lui à la troisième personne. Il s’adressa à Stephen Roche personnellement, de chic type à chic type.

« Je vais supposer que le bourreau, juge et juré assis à côté de vous, du Sunset Times, un organe de Rupert Murdoch, dit vrai. Tormey est maintenant le juge de la cour d’appel… » Et il s’employa à démontrer qu’il n’avait pas seulement l’expertise en dopage d’un gamin de 7 ans doué mais aussi, par-dessus le marché, les connaissances juridiques d’un autre de 6 ans borné. Il fit un petit monologue dans un simulacre de cour d’appel et prononça pompeusement un verdict de non-culpabilité pour Roche. Le mur de la honte pour le Sunset Times (Oscar du meilleur comique quoi qu’il en soit. Sunset Times !).

Puis nous avons repris notre discussion pendant quelques minutes, avançant péniblement jusqu’à la fin de l’émission et une coupure publicitaire. Bill Tormey et Pat Kenny avaient tiré Stephen Roche jusqu’à la ligne d’arrivée. Moi, j’étais un domestique dans le peloton des médias. J’ai soudainement réalisé ce qu’avait dû ressentir Christophe Bassons dans ses jours sombres.

En quittant la télévision RTE ce soir-là, l’un des membres du personnel indiqua qu’ils avaient reçu presque 400 appels téléphoniques de téléspectateurs et ceux-ci se répartissaient équitablement : la moitié soutenait Stephen, l’autre moitié me soutenait. À mes oreilles, cela sonnait comme une victoire (15).

Se sentant en confiance dès qu’il reniflait le parfum d’une affaire, Pierre Ballester se serait occupé de Roche et Tormey mieux que je ne le fis ce soir-là. Comme moi, Pierre connaissait Lance depuis assez longtemps. Ils s’étaient rencontrés dans un nightclub à Oslo un jour de 1993 où le Texan était devenu le plus jeune champion du monde de l’histoire.

Le nouveau champion du monde de cyclisme sur route devait encore découvrir que nous autres, journalistes, étions, comme il le dirait plus tard, des serpents dotés de bras. Il sirota une bière, parla en toute franchise à un petit groupe de reporters. D’après ses camarades de la presse, il était de bonne compagnie. Il riait facilement et ne laissait jamais la conversation retomber.

Le Lance qui se donnait à voir dans une ambiance détendue, avec la bière et la fête, était différent de celui que nous connaîtrions plus tard. Ce soir-là, rien n’était tabou. Il n’y avait pas de frontières. Il parlait énormément. Pierre nota qu’il aimait discuter et se serait assis pour échanger des anecdotes jusqu’au lever du soleil si les amis d’Armstrong ne l’avaient pas traîné plus loin.

Le matin suivant, ils s’en allèrent tôt. Quatre heures après leur départ du nightclub, ils étaient dans un avion pour rejoindre un critérium à Châteaulin. Pierre et Lance avaient noué une relation. Ils échangèrent à nouveau au printemps 1996 pour réaliser une interview. Lance déclara qu’il s’était comporté comme un idiot dans la Flèche wallonne puis à Liège. Pierre écrivit ce qu’il avait entendu. La fois suivante où il rencontra Armstrong, il se prépara à recevoir un savon du Texan mais Lance haussa simplement les épaules : « Ça va. C’est la vérité. C’est ce que je t’ai déclaré. »

Pierre avait le sentiment que le respect était mutuel. Quand Lance tomba malade plus tard dans l’année, son agent, Bill Stapleton, croula sous les demandes d’interview. Il les montra toutes à Lance, qui en retint deux : celle du vétéran Sam Abt, rédacteur pour le New York Times et le Herald Tribune pendant plusieurs années, et celle de Pierre.

En se rendant à Austin en novembre 1996, Pierre fut accueilli par un Lance amaigri et paraissant frêle. Une casquette était vissée sur sa tête chauve. Il y avait un timide soleil texan dans le ciel mais Armstrong ne semblait pas ressentir sa chaleur quand il accueillit Pierre sur le pas de la porte de sa villa de style méditerranéen, encadrée par une branche du fleuve Colorado.

Abt et Pierre arrivèrent au même moment. Lance les mena à la cuisine où ils échangèrent quelques mots pendant qu’il se faisait une boisson à base de légumes. Les deux journalistes proposèrent de l’interviewer ensemble mais Lance leur conseilla de l’interroger séparément.

Les journalistes sportifs préfèrent toujours les interviews en tête-à-tête. Aussi, Ballester et Apt furent assez contents quand Lance décida d’accorder deux interviews distinctes. Il décréta qu’Abt passerait en premier. Ne sachant pas trop quoi faire, Pierre erra dans la vaste demeure. Armstrong avait toujours été amateur de peintures. Pierre étudia les toiles accrochées aux murs. Dans le garage, il passa lentement la main sur les cinq vélos qui étaient suspendus. Il se pencha pour observer le compteur d’une Porsche noire. Les choses avaient bien changé dans la vie de ce jeune homme depuis cette nuit à Oslo trois ans plus tôt.

En se promenant au hasard, Pierre arriva dans un couloir qui menait à une chambre. Il sentit quelqu’un derrière lui.

« Tu cherches quelque chose ? », dit Armstrong.
– Quelque chose ? Non, rien de spécial. Je ne voulais pas perturber ton interview avec Sam, alors j’ai fait un tour, c’est tout. Un article de quotidien exige de s’imprégner d’une atmosphère, tu le sais bien.
– Mais il n’y a rien dans ma chambre.
– Rien ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Il n’y a rien du tout ?
– Si tu crois que tu vas trouver un sac de produits dopants…
– Un sac de… ? De quoi parles-tu ? Excuse-moi mais je ne comprends pas. »

Armstrong mit brusquement fin à l’échange et sourit. C’était un étrange épisode mais l’incident était clos.

Quand Pierre s’assit pour réaliser l’interview, il rencontra l’autre Lance, celui qui pouvait parler de manière émouvante de son face-à-face avec la mort. Pierre aimait ce Lance-là.

Leur relation changea sur le Tour de France 1999. Lance estimait que L’Équipe le traitait de manière injuste. La relation déjà délicate entre le leader du Tour et le quotidien ne fit qu’empirer avec l’interview en tête-à-tête réalisée par Pierre. Lui aussi avait changé depuis cette rencontre dans le nightclub d’Oslo.

Lance préférait le Pierre des premières heures. Leur rencontre suivante eut lieu dans le cadre d’un camp de présaison de l’US Postal, en 2000 à San Luis Obispo (Californie). C’était en janvier. L’équipe invita trente journalistes internationaux à son camp à des fins promotionnelles. Pierre estima qu’une conférence de presse était trop peu pour quelqu’un qui avait fait 9 600 kilomètres. Il prit Lance à part.

« Que veux-tu ?
– Pas ça.
– Que veux-tu dire par “Pas ça” ?
– Pas ce quart d’heure dédié à la presse. Il y a des gens qui ont fait 10 000 kilomètres pour venir te voir et j’en fais partie.
– Je sais. J’ai vu ton nom sur la liste.
– Aussi intéressante que puisse être ta conférence de presse, tu peux comprendre que mon quotidien et moi ayons envie de passer un peu plus de temps avec toi. »

Lance se retourna. Il jouait avec la clé de sa chambre, prétendit qu’il y pensait. Il esquissa un petit sourire.

« Si je n’avais pas voulu que tu viennes, tu ne serais pas là. Combien de temps veux-tu ?
– Trois-quarts d’heure, ce serait bien. Demain, c’est possible pour toi ?
– D’accord pour demain. Une demi-heure.
– Merci, Lance. »

L’interview réalisée le jour suivant dura exactement trente minutes. Pas une de plus. Pierre demanda à ce que la présence de John Wilcockson soit autorisée. Lance refusa. Les réponses furent courtes et laconiques. Rien de ce que Pierre entendit ne dissipa ses soupçons. Il s’en alla en pensant que Lance Armstrong ne s’en souciait plus guère. Pierre avait été banni, relégué dans ce monde où Lance Armstrong envoyait les gens dont il n’avait plus besoin.

Un mois environ avant le Tour de France 2000, l’autobiographie de Lance Armstrong, It’s Not About the Bike: My Journey Back to Life (Il n’y a pas que le vélo dans la vie), fut publiée. Écrite par l’entremise de la chroniqueuse du Washington Post Sally Jenkins, l’histoire du cancéreux qui revenait de l’enfer pour remporter le Tour de France était assez brillamment racontée. Le talent de Jenkins apparaissait tout au long de ce livre qui devint un best seller mondial. Mieux que cela, il devint une source d’inspiration pour beaucoup de gens accablés par de graves maladies, surtout ceux qui souffraient eux-mêmes d’un cancer. Le livre rapporta des millions de dollars à Armstrong et le transforma, plus que tout le reste, en icône absolue.

J’ai lu l’autobiographie et j’ai été transporté par le storytelling de Jenkins, qui était remarquable. Une personne de l’entourage d’Armstrong indiqua que Lance n’avait pas pu se rendre aussi disponible pour Jenkins que tous deux l’auraient souhaité. Aussi, il avait fallu compter sur des interviews d’amis et de membres de la famille, notamment son proche ami John « Collidge » Korioth. Quoi qu’il en soit, l’histoire était captivante, exaltante et extrêmement divertissante. Le public a adoré.

Il y avait malgré tout deux contradictions. Dans le livre, Armstrong était décrit comme un personnage sympathique, quelqu’un qui n’aurait jamais tourné le dos à Christophe Bassons comme il le fit dans le Tour 1999 et, bien évidemment, il n’y avait aucune mention de son différend avec le coureur français.

Le deuxième élément qui ne collait pas était l’hostilité envers les contrôles antidopage exprimée dans le livre, contrôles qu’il décrivait comme dégradants : « Juste après avoir fini une étape, j’ai été emmené avec précipitation dans une tente ouverte. Je me suis assis. Un médecin a serré un élastique autour de mon bras, m’a piqué avec une aiguille et a prélevé du sang. Alors que j’étais là, une batterie de photographes a pointé ses objectifs sur moi. »

Il poursuivit : « Les contrôles antidopage sont devenus mon meilleur ami parce qu’ils ont prouvé que j’étais clean. On a testé, vérifié et retesté. »

Cette description des opérations de contrôle sur le Tour de France était si confuse et inexacte que ça ne valait pas la peine de s’en préoccuper, si ce n’est pour donner une idée de l’antipathie d’Armstrong envers le système. Ne serait-il pas plus dégradant de courir proprement et d’en découdre avec quarante ou cinquante coureurs dopés ? C’était également une plaisanterie d’affirmer que les tests prouvaient qu’Armstrong avait couru proprement. Comment le pouvaient-ils alors que la substance la plus importante, l’EPO, était indétectable ?

Le Tour 2000 démarra d’un autre parc à thème, le Futuroscope. C’est à ce moment-là que Bill Stapleton est entré dans ma vie. Je ne l’avais jamais rencontré avant. Il ne s’est pas présenté et je ne l’ai pas reconnu. Mais il me connaissait et pensait peut-être que je le connaissais. Au milieu de notre conversation, cela fit tilt.

« David, je peux vous dire un mot ?
– Bien sûr.
– Écoutez, nous sommes conscients de ce que vous avez écrit au sujet d’Armstrong l’année dernière et aussi cette année.
– Oui ?
– Eh bien, nous pourrions avoir de meilleurs rapports. Les choses pourraient mieux se passer entre Lance et vous.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que si vous étiez plus mesuré dans vos articles, on pourrait vous fournir un meilleur accès.
– Je pense avoir été juste.
– Nous allons regarder ce que vous écrivez de très près et n’aurons pas peur de passer à l’action si c’est nécessaire.
– Bill, est-ce une menace ?
– C’est une menace. »

Bill Stapleton, agent d’Armstrong et avocat, avait délivré son message.

NOTES
(13). Ottey affirma que son test positif était le résultat d’une erreur. Après s’être vu infliger une suspension de 2 ans par l’IAAF, elle fit appel auprès du Tribunal arbitral du sport. Son appel fut reçu sur un détail technique et sa suspension fut levée. Elle vit maintenant en Slovénie et a participé aux Championnats d’Europe à l’âge avancé de 52 ans.

(14). Un an plus tard, lors des Jeux Olympiques de Sydney, Marion Jones remporta quatre médailles d’or. En 2007, elle admit avoir utilisé des substances interdites améliorant la performance dès ces Jeux Olympiques de 2000. Ses médailles olympiques lui furent retirées. Jones écopa d’une peine de prison de six mois, un an après, pour avoir menti sous serment devant un grand jury menant une investigation sur le dopage dans le sport.

(15). La question de savoir si Roche et ses camarades coureurs cités dans le dossier Conconi s’étaient dopés fut résolue par le juge Franca Oliva dans une brève déclaration quelque temps après la fin du procès des médecins Conconi, Grazzi et Ilario Casoni : « Les accusés ont, pendant plusieurs années et de manière systématique, aidé les athlètes cités dans le chef d’inculpation à consommer de l’érythropoïétine, les ont soutenus et de facto encouragés dans cette consommation avec une série de vérifications rassurantes sur leur état de santé, avec des examens, analyses et tests conçus pour évaluer et optimiser l’impact de cette consommation sur leurs performances sportives. Par conséquent, au regard de la loi, le délit initialement retenu contre les prévenus reste caractérisé. »

A suivre le mardi 2 août…