Tout au long de l’été, Vélo 101 vous propose la lecture de l’enquête passionnante de David Walsh qui a fait tomber Lance Armstrong. « Les Sept péchés capitaux » (Editions Talent Sport : www.talentsport.fr, https://www.facebook.com/Talentsport2014) ont été adaptés au cinéma par Stephen Frears sous le titre « The Program » (2015), avec Ben Foster dans le rôle de Lance Armstrong, Chris O’Dowd (David Walsh), Guillaume Canet (Michele Ferrari), Elaine Cassidy (Betsy Andreu) et Denis Ménochet (Johan Bruyneel). Acheter le livre de David Walsh. Disponible chez le même éditeur : « Marc Madiot – Parlons vélo« .

CHAPITRE 9

« Sommes-nous supposés croire tout ce que dit Betsy Andreu ? »
Lance Armstrong

Betsy Andreu entre en scène. Petite, brune, nerveuse. Intraitable. À la minute où vous la rencontrez, vous comprenez qu’elle est aussi dure et bagarreuse qu’un ratel. Si Lance Armstrong avait connu l’âme humaine, il aurait fermé la pharmacie à la minute où ils s’étaient rencontrés. Il n’en fit rien. Betsy Andreu entre en scène. Elle était dans le milieu. À présent, elle est de mon côté. Après avoir fait éclater l’histoire Ferrari en 2001, j’ai vu baisser le nombre de cartes que je recevais à Noël. J’ai également pris conscience du fait que m’attaquer au survivant du cancer le plus célèbre me mettait hors course pour le prix humanitaire de l’année. Encore une fois.L’un des nombreux avantages, c’était que cela me plaçait sur le radar des autres pauvres âmes se souciant de ces affaires.

James Startt était un photographe et journaliste américain travaillant pour Bicycling et vivant à Paris. Il se trouvait en Europe pour le boulot et avait été amené à rencontrer plusieurs coureurs américains. J’ai fait la connaissance de James sur le Tour. Je l’appréciais. Il connaissait Frankie Andreu. Si vous connaissiez Frankie, vous connaissiez sa femme Betsy. Si vous connaissiez Betsy ne serait-ce qu’un tout petit peu, vous connaissiez ses vues sur le talentueux Monsieur Armstrong.
À un moment donné, que ce soit de visu ou par téléphone, Betsy, une femme naturellement douée pour les relations sociales, a demandé à James s’il connaissait David Walsh. De fait, James connaissait David Walsh et il était prêt à l’admettre.

« Dis-lui de m’appeler.
– Très bien, Betsy. »
James a transmis le message comme convenu.
« Elle dit qu’elle sait des choses que vous devriez savoir. »
J’ai appelé le numéro directement. À Dearborn, Michigan, États-Unis, quelqu’un a répondu directement. Betsy Andreu.

Les sources sont comme les inconnu(e)s que vous rencontrez pour la première fois dans un dîner galant. Vous rencontrez beaucoup de personnes qui ne sont pas dignes d’intérêt avant de faire face à celle qui mérite votre attention. Parfois, vous comprenez simplement que vous êtes tombé sur la bonne personne. La voix au téléphone suggérait l’intelligence et une grande moralité. Rien de ce que j’ai appris au sujet de Betsy Andreu depuis les nombreuses années qui se sont écoulées
depuis cette conversation n’a modifié cette première impression.

Avec Betsy, vous n’aviez pas à prendre des pincettes au sujet de Lance Armstrong. Notre première vraie conversation a eu lieu un vendredi soir. J’avais voyagé jusqu’à Heathrow pour une mission et je devais rouler jusqu’à Cardiff pour un match de rugby programmé l’après-midi suivant. Nous avons commencé à discuter au moment où je quittais Heathrow. Nous parlions encore quand je suis arrivé à mon hôtel à Cardiff. Mes employés au Sunday Times ont payé la facture du portable sans rechigner, ce qui en dit long sur leur soutien. Si Vodafone avait sponsorisé les prix journalistiques cette année-là, j’en aurais obtenu un.

Dans les minutes où j’ai pris l’autoroute M4, Betsy m’a offert (pour reprendre une phrase de Lance) de l’or liquide. Elle m’a ramené à une réunion dans une salle de consultation de l’Indiana University Hospital en octobre 1996. La nature combative et ouverte de Frankie lui avait valu le respect de Lance en Europe. Ils étaient devenus amis. Quand la nouvelle du cancer d’Armstrong se répandit en octobre 1996, elle frappa durement Betsy et Frankie. Ils étaient à six semaines de leur mariage et voilà que leur ami souffrait d’un cancer. La vie était imprévisible et la vie était cruelle.
Ils sont allés passer quelques jours à Indianapolis avec l’intention de tenir compagnie à leur ami à chaque minute. La chambre avec un lit était devenue trop exiguë. Ils ont migré vers une chambre commune. À leur arrivée, Lance avait atteint le stade 4.

Les Dallas Cowboys (NFL) passaient à la télévision. Le petit groupe d’amis et de connaissances suivait le match à des degrés d’intérêt divers. Dans la pièce, il y avait Betsy Andreu, Frankie Andreu, l’entraîneur de Lance, Chris Carmichael, sa femme Paige, la petite amie de Lance à l’époque, Lisa Shiels, et une femme du nom de Stephanie McIlvain qui travaillait en liaison avec Oakley, le sponsor lunettes de Lance.

Deux médecins entrent dans la pièce. Ils ont des questions à poser au patient. Des questions indispensables.
« Nous devrions y aller, lance Betsy alors que les médecins commencent le bilan de santé.
– C’est bon, répond Armstrong. Vous pouvez rester. »
Betsy entend alors la conversation qui va changer sa vie, rendre sa vie et celle de Lance Armstrong très difficiles.
« Avez-vous utilisé des substances améliorant les performances ? », demande l’un des médecins.
Tout de go, Armstrong les énumère : »EPO, testostérone, hormones de croissance, cortisone et stéroïdes. »
Betsy était sidérée. Le message à Frankie Andreu, son fiancé, était résumé par son regard : »Toi et moi, il faut qu’on sorte pour parler. Tout de suite. »
Frankie en savait assez pour comprendre que ça ne sentait pas bon. Il ferait mieux de la suivre dehors. »Si tu touches à ces saloperies, je ne t’épouse pas », lança-t-elle.

Frankie était un homme dur sur les routes. Il avait appris le cyclisme dans des courses débridées autour des Dearborn Towers, près de son domicile, des épreuves difficiles sur des pistes méconnues comme Downers Grove. Et il continuait de progresser. Cet été-là, il avait fini 4e dans la course sur route des Jeux Olympiques d’Atlanta. Mais cette fois-ci, il avait de sérieux problèmes.
Quand Armstrong demanda à Frankie comment Betsy avait réagi à sa révélation, deux mots suffirent : »Pas bien. »

Au fil des ans, Betsy s’en est tenue à sa version de ce qui s’était passé dans cette pièce. Dans les jours qui avaient suivi, elle avait appelé ses amis Dawn Polay, Piero Boccarossa et Lory Testasecca et leur avait répété ce qui avait été dit. Elle était toujours sous le choc et en colère. Pouvait-elle épouser Frankie après ce qu’elle avait entendu ? Le devait-elle ? On lui conseilla d’en parler avec lui longuement et en toute franchise. C’est ce qu’ils firent.Frankie a promis d’être clean. Betsy Kramar est devenue Betsy Andreu quand ils se sont mariés deux mois plus tard, lors de la Saint-Sylvestre 1996.

Cependant, cette route allait s’avérer déserte. Pas une seconde, Betsy n’admettait pourquoi elle mentirait et couvrirait Lance Armstrong. Quand son point de vue a été connu, quand les gens ont appris qu’elle s’attaquait à une icône du sport américain, elle a été seulement soutenue par ses amis, sa famille et quelques autres. Dans le monde où son mari vivait et travaillait, seuls Greg LeMond, sa femme Kathy, Jonathan Vaughters, un ancien équipier de Frankie, et James Startt lui ont apporté leur soutien. Pendant un long moment, Stephanie McIlvain les a imités. Mais Betsy n’en avait rien à faire. L’honnêteté n’avait pas besoin d’approbation.

Quand elle m’a parlé de l’histoire de la chambre d’hôpital pour la première fois, si tôt dans notre relation, cela m’a stupéfait. C’était une si petite chose à faire pour Lance, humainement parlant. Il attendait tellement des gens. Plus tard, les gens diraient : »À coup sûr, il n’aurait jamais admis avoir pris des substances améliorant les performances devant six amis. »

Betsy et Frankie ont discuté de cela. »Frankie, pourquoi commettrait-il une telle indiscrétion ?
– Chérie, a répondu Frankie, on lui avait retiré des lésions au cerveau la veille. Il n’était pas sûr de pouvoir survivre. À ce moment- là, les substances améliorant les performances n’étaient pas ce qui occupait le plus son esprit. »
Cette pièce dans l’Indiana où la maladie qui rongeait son corps changeait tout le contexte, cette pièce très éloignée des testeurs casse-pieds et des Européens louches, cette pièce avec son espace de confidentialité pauvrement dessiné, c’est là que c’est arrivé.

Humainement parlant, c’était une petite chose, mais le récit de Betsy était tout à fait crédible. Lance se sentait en confiance, entouré de gens qui étaient tous là par intérêt, d’une façon ou d’une autre. Il a mal lu le terrain. Il n’a même pas pensé que cela poserait problème. Il n’a jamais compris que l’inquiétude de Betsy concernait l’homme qu’elle devait épouser, sa santé et son honneur.
Le tournant fut Betsy faisant signe à Frankie de sortir pour le test inopiné le plus effrayant de sa carrière : »Toi et moi, il faut qu’on parle. »Même le Lance de 1996 ne pouvait pas imaginer qu’il jouerait un tel rôle dans le drame de cette conversation.

Betsy m’a raconté cette histoire et comme chaque personne à laquelle elle l’a racontée avant ou depuis, je l’ai crue. Ce n’était pas une preuve. Ce n’était pas l’arme du crime. Pour les journalistes traitant des affaires de dopage, il n’y a jamais rien de tel. Je me souviens d’avoir rencontré en 1996 à Atlanta un journaliste américain important. Il m’avait parlé d’une longue investigation qu’il avait menée au sujet des pratiques dopantes d’un athlète américain très admiré. Finalement, après une succession d’histoires dérangeantes sorties au compte-gouttes, l’athlète avait envoyé ses avocats. Une rencontre fut organisée entre le journaliste, ses employeurs, l’athlète et ses avocats.

Énervé, autant par la célébrité que par la vision d’un tel nombre d’assassins en costume, le journal avait simplement cédé. On admit que la réputation de ce bel homme avait été salie et le journal assura à ses avocats que tout ceci cesserait. Tout le monde s’est levé, on a échangé les poignées de mains. Très civil et cordial. La dernière poignée de main fut échangée entre mon ami journaliste et sa proie, l’athlète. Ils se regardèrent dans les yeux et la poignée fut excessivement ferme. L’athlète quitta la pièce en jetant un coup d’œil en arrière et en esquissant le sourire pour lequel il était célèbre.

Mon ami a regardé sa paume. Pressée contre la peau se trouvait une petite pilule de Dianabol, un stéroïde anabolisant.
« Merde ! »
Il l’a montrée à ses supérieurs, qui l’avaient déjà rendu très mécontent. « Wow ! », ont-ils dit. Regardez ça. Tu avais raison. Mais écoute, ça ne prouve rien. Tu ne peux même pas l’écrire à cause de ce que cela provoquerait.

L’histoire de Betsy était une petite pilule bleue dans ma paume. Et par chance, elle était arrivée jusqu’à moi sans que les avocats ou les injonctions fassent obstacle. Ce n’était pas une preuve. Pendant des années, ce serait sa parole contre celle de Lance. Pour moi, malgré tout, c’était une confirmation. Un encouragement. Continue d’avancer. Continue de chercher. Continue de parler aux gens. Continue de poser des questions. Continue d’écrire. C’est une ironie que Lance n’apprécierait pas mais l’information de Betsy semblait améliorer les performances.

En permanence, elle posait autant de questions qu’elle apportait de réponses. »Que savez-vous ? Comment le savez-vous ? Lui en avez-vous parlé ? Qu’a-t-il répondu ? »Si j’avais eu un responsable des sports comme elle, je me serais épuisé il y a des années. Elle scannait les journaux du monde entier, connaissait la position de chaque rédacteur. Ceux qui ne mordaient pas, elle voulait que j’obtienne leur numéro de téléphone pour les appeler et leur demander ce qui était advenu de leur amour propre.

Betsy est unique. Son humanité et sa moralité la rendaient instantanément digne de foi. Fille d’un bijoutier serbe et d’une libraire slovaque, elle avait grandi comme catholique fervente à Dearborn, au Michigan. Elle était diplômée de l’université du Michigan. Frankie et elle s’étaient rencontrés en avril 1994 dans une pizzeria. C’était un cycliste professionnel filiforme avec l’éthique de travail d’un col bleu et un sourire éclatant. Quand ils se sont rencontrés, Betsy se tenait prête pour ouvrir un coffee shop à thème italien.

L’Italie ! Frankie vivait à l’autre bout du monde, à Côme. Il était lié à une communauté cycliste animée et libre avec un fort groupe d’Américains ambitieux. Frankie était compagnon de chambre de Lance Armstrong et les deux semblaient proches. Parmi leurs voisins, on trouvait des garçons comme Kevin Livingston, Jeff Pierce et Bob Roll qui avaient tous cheminé jusque-là. Frankie avait été déchiré par la mort de leur équipier Fabio Casartelli sur le Tour 1995. Fabio était mort en descendant le col de Portet-d’Aspet. Betsy avait vu les images. Du sang sur la route. Frankie et Lance meurtris durant la minute de silence. Des brassards noirs. Frankie avec une paire de lunettes de soleil enveloppantes pour cacher sa peine. Lance pleurant simplement. Ils étaient frères sur la route, vivant leur vie et apprenant.

Pour les amateurs, le cyclisme semble être l’effort le plus pur. Ce sport se faisait connaître des Américains dans un sens dur, professionnel. Ils le regardaient avec respect et perplexité quand des coureurs comme Mario Cipollini se présentaient à des courses de début de saison et engloutissaient les montées. C’est quoi, ce truc, mec ? Les rumeurs circulaient partout. On parlait d’EPO recombinante, des taux d’hématocrite, du son de la glace dans un thermos, indispensable accessoire pour une substance qui avait besoin d’être refroidie.

Il y avait de sombres histoires sur des coureurs tellement chargés que leur taux dépassait 60%. Ils devaient porter des compteurs d’impulsions la nuit de façon à ce qu’une alarme résonne quand leur pouls descendait sous un certain seuil de fréquence. Ils se levaient et faisaient de l’exercice de façon vigoureuse pour éviter que leur sang ne tourne à la mélasse. C’était ça, la merde qui avait tué environ dix-huit cyclistes belges et néerlandais dans les années 90 ? Et ça marchait ? Betsy Andreu n’avait que faire des courses remportées par Frankie ou de ses gains s’il fallait tricher et mettre sa santé en danger pour parvenir à ses fins. L’EPO était faite pour les gens malades, pas vrai ? Certaines femmes et petites amies étaient comme Betsy. D’autres voyaient le dopage comme une partie du deal et assistaient même leur conjoint dans le méfait.

Les portes s’ouvraient sur un monde que Frankie n’aimait pas beaucoup. C’était un bon professionnel, un stratège doué et tranquille sur la route. Il possédait une combativité naturelle qui lui valait le respect de ses pairs. Il n’avait pas embrassé le cyclisme professionnel pour commencer à toucher aux substances interdites, mais toutes ces rumeurs et la fameuse discussion étaient un nuage de poussière qui était sur le point de planer au-dessus de sa vie. Il ne savait pas comment il concilierait cela avec la perception du Bien et du Mal, en noir et blanc, de sa future femme.

Ce qui m’a le plus marqué au sujet de toutes mes conversations avec Betsy Andreu, c’est que si elles semblaient passer dans un flash, je conservais une mémoire presque cinématique de tout ce qu’elle avait décrit. Les histoires ne manquaient jamais de détails ni de consistance. Bill Clinton avait l’habitude de dire aux gens qu’il pouvait ressentir leur souffrance. S’il avait rencontré Betsy, il aurait pu ressentir la sienne, sa frustration, sa colère, son humour, sa loyauté. Elle réunissait tout cela. Quand elle décrivait une dispute avec Frankie, qui n’était pas une personne timorée mais qui était confronté au vieux dilemme – suivre les règles de l’équipe pour avoir la paix ou non -, j’étais d’accord avec son point de vue mais je me sentais désolé pour Frankie. Il faisait face à une force de la nature.

Frankie savait toutefois qu’il avait eu de la chance. Comme j’allais le découvrir, c’était bon d’avoir cette force de la nature particulière comme alliée. Poser des questions sur Lance Armstrong, héros du sport et pionnier dans la lutte contre le cancer, pouvait vous faire sentir comme un cancer vous-même. Et si vous ne ressentiez pas cela, il y avait des gens désireux de vous aider à le ressentir.

L’une des premières lettres adressées au Sunday Times émanait d’un lecteur, Keith Miller, qui n’avait pas été impressionné par mon scepticisme. »Je pense que la victoire d’Armstrong est exceptionnelle. C’est un triomphe dans le sport et dans la vie. Je pense que cela donne le bon exemple à tout le monde. Je crois au sport, à la vie et à l’humanité… Parfois, on refuse de croire pour une raison ou pour une autre. Parfois, les gens attrapent un cancer de l’esprit. Et cela en dit peut-être long sur eux. »

« Betsy, laisse-moi te dire ce que ce gars a écrit dans une lettre… »
Et au téléphone au Michigan, elle écoutait quelqu’un qui serait un compagnon de route pour le chemin à accomplir.
« Je l’ai dit à Frankie, je ne mentirai pas pour Lance. »

Si les gens autour de moi étaient fatigués de m’entendre évoquer les détails de l’affaire en leur présence, il y avait quelqu’un au bout de la ligne qui ne s’en lassait jamais. Betsy irait jusqu’au bout. Elle endurerait autant de souffrances que n’importe qui, et elle les supporterait sans se dérober.

Après leur mariage, Frankie et Betsy ont vécu un moment en Europe. Frankie avait couru avec Lance avant son cancer, sous les couleurs Motorola. Quand Lance, guéri, s’est engagé dans l’équipe US Postal, Frankie a suivi. Armstrong a continué de faire partie de leurs vies. La conversation dans la chambre d’hôpital à Indianapolis n’était pas oubliée. Betsy avait épousé Frankie en lui offrant son amour et quelques mises en garde. Cependant, pour elle, la piste des substances interdites commençait et s’achevait peut-être avec Lance. Frankie était différent. Il n’avait pas la distance froide d’un assassin, la même dureté. Lance pouvait vivre sa vie. Betsy et Frankie vivraient la leur. C’était bien ainsi.

Il y eut des tensions. La vie prend cette tournure quand vous vivez au pied d’un volcan. Frankie et Lance tiraient dans des directions opposées. En 1998, quand Willy Voet a été pris en train de conduire sa petite boutique des horreurs, Frankie a pensé à voix haute dans le bus de l’équipe, après le prologue à Dublin. Il avait de la sympathie pour Willy mais espérait que ce soit le début de la fin pour la culture du dopage sur le Tour. Il détestait cela, il détestait la pression et détestait que Betsy s’inquiète à ce sujet. Par-dessus tout, ce n’était pas juste, disait-il. Quand il était arrivé sur le Tour, on pouvait courir trois semaines en tournant aux spaghettis et à l’eau. Et maintenant ?
Frankie avait rejoint l’équipe française Cofidis avant la maladie de Lance, en espérant que son vieil ami soit dans la même. Au lieu de cela, il avait couru le Tour 1998 pour l’équipe française tandis que Lance était ailleurs, en train de se refaire une santé.

Betsy s’est rendue sur le Tour cette année-là avec la femme de Kevin Livingston, Becky. Quand le scandale a éclaté avec les descentes de police, les coureurs baissant la tête, les retraits d’équipes et les protestations assises, beaucoup, dans le monde du cyclisme pro, ont eu le sentiment que les choses devenaient incontrôlables. Frankie était un peu ambivalent. Il espérait que ce soit un tournant, la fin de la pression qu’il ressentait pour se doper. Malgré tout, la police n’avait pas à se montrer aussi rude. Absolument pas. La réaction de Betsy était caractéristique, comme d’habitude. Si les coureurs étaient irrités à ce point, c’est qu’ils avaient beaucoup de choses à cacher. Fin de l’histoire.

Chose amusante : Betsy n’a jamais vraiment eu de problèmes avec Kristin Armstrong. Quand Kristin était enceinte au printemps 1999, Betsy et elle ont eu une conversation sur une embauche de nounous. Elles étaient dans la voiture pour rallier la classique Milan-San Remo. Betsy estimait que si vous pouviez être là pour votre enfant, une nounou n’était pas nécessaire. Kristin a acquiescé. Plus tard, Betsy est tombée sur un forum consacré au cyclisme, et la discussion portait sur la grossesse de Kristin. Quelqu’un a imaginé en ricanant que les Armstrong engageraient une nounou. Betsy, plus lionne que jamais, s’est connectée, a répliqué qu’elle connaissait Kristin et que le couple ne prendrait pas de nounou. Alors, merci d’arrêter d’écrire n’importe quoi.

La fois suivante où Kristin et elle ont discuté, elle en est venue à parler de l’échange et du toupet de l’internaute qui avait fait un tel commentaire. Elle a indiqué à Kristin qu’elle l’avait soutenue et qu’elle avait mis un terme à la discussion. À sa surprise, Kristin a fondu en larmes. Elle est restée inconsolable pendant un long moment et a ensuite présenté ses excuses. C’était les hormones, prétendit-elle. Betsy comprit.

Le lendemain, Kristin évoqua vraisemblablement l’affaire devant Lance en toute innocence. En réaction, Armstrong s’en prit à Frankie, en le frappant dans la poitrine. »Dis à ta femme de foutre la paix à la mienne. Qu’elle arrête d’emmerder Kristin. »

Très vite, les deux » hombres « les plus durs du cyclisme ont échangé les amabilités, se donnant des coups de tête comme des cerfs dans la vallée. Lance était mécontent quoi qu’il en soit car Betsy était devenue proche de la femme de Kevin Livingston, Becky. Elles traînaient ensemble. Cela signifiait que Kristin Armstrong était un peu isolée et cela ennuyait Lance. Il rejeta la faute sur Frankie de la plus stupide des façons. (1)

Les choses se rafraîchirent un peu entre Frankie et Lance à l’été 1999. Ce qui arriva ne détruisit pas leur amitié, mais ce ne fut plus jamais tout à fait pareil. Betsy envoya à Lance un e-mail lui faisant remarquer qu’il ne traitait pas les gens de la façon dont il aimerait être traité et qu’il avait l’habitude d’écraser quiconque se mettait en travers de son chemin.

Et puis il y eut de bons moments. Des éclaircies dans la tempête. Des nuits passées dehors à boire et à comploter Chez Wayne, leur bar à Nice ; des soirs où Betsy et Frankie recevaient les Armstrong et où Lance parlait gentiment à Betsy de la merveille que représentait son risotto. Il allait au supermarché avec elle, elle défiait son athéisme, il bousculait sa croyance en Dieu. Ils s’entendaient bien.

Ce furent les meilleurs moments. Lance allait mieux. Frankie et lui s’étaient remis au travail. Ils avaient été compagnons de chambre à Côme, avant que la bande ne déménage à Nice. On ne pouvait pas le nier. L’US Postal était une équipe sérieuse, la meilleure pour laquelle Frankie ait jamais couru. Lance était en train de devenir la star qu’il projetait d’être en venant en Europe. Ils passaient à nouveau de bons moments.

En juillet, Lance a remporté, comme prévu, son premier Tour de France avec une équipe le soutenant d’un bout à l’autre de l’épreuve. Frankie retenu par la compétition, Betsy est rentrée à la maison, à Dearborn. Elle a suivi la plus grande partie de la course chez elle, entre deux visites à des amis et à la famille. Elle m’a parlé de ce jour qui mena les coureurs à Sestrières. C’était la première étape de montagne. Elle était à la maison, s’alarmant en voyant son mari emmener la course dans les premières montées des Alpes. Ce jour-là, Lance a remporté sa première victoire en montagne. Elle connaissait Frankie Andreu mieux que quiconque. Et elle ne reconnaissait pas son Frankie. Elle a appelé une amie à Paris, Becky Rast, mariée à James Startt, pour savoir si elle voyait ce qu’elle était en train de voir.

« N’est-ce pas génial ?
– Frankie n’est pas un grimpeur. Que diable fait-il en tête dans un col de première catégorie ? Frankie est quasiment aussi bon grimpeur que le Pape est athée. »

Vers la fin de la course, elle s’est envolée pour la France avec son fils de deux mois, Frankie. Ils ont rejoint le Tour à Carcassonne, mais ce n’était ni le moment, ni le lieu pour avoir une petite discussion avec son mari. Les garçons ont fait toute la route jusqu’à Paris avec Lance porteur du maillot jaune. Elle a observé son mari dans la roue du champion, pour son plus grand triomphe. C’était l’étape finale, célèbre et vertigineuse, passant par la rue de Rivoli, la place de la Concorde et les Champs-Élysées. Betsy laissa Frankie savourer ce moment.

Cette nuit-là, elle a rejoint les garçons pour la soirée organisée après la victoire, au musée d’Orsay. Elle a repensé aux années Motorola et aux nuits tristes passées à Paris les dimanches des années précédentes. Cette fois, l’heure était à la jubilation et au triomphe. Ils avaient conquis l’Europe. À cet instant précis, il n’y avait toutefois qu’un seul sujet qui intéressait Betsy : le dopage.
Au cours de la fête, elle était censée féliciter Lance Armstrong, prendre sa place dans la rangée et lui lécher le cul comme tout le monde.
« As-tu serré la main de Lance ? L’as-tu félicité ?, a demandé Frankie quand elle l’a rejoint.
– Non.
– Tu dois lui serrer la main. Ce sera mal vu si tu ne le fais pas.
– Je m’en fiche. Je veux qu’on parle d’EPO. »

Quand Betsy m’a raconté cette histoire, j’ai souri. À ce moment-là, nous nous parlions tous les jours, parfois deux fois par jour. Les gens l’aimaient pour sa passion de la vérité. Même s’il était clair pour tout le monde qu’elle ne croyait pas à »La Légende de Lance », elle discutait régulièrement avec un membre de sa famille éloignée. Elle parlait à une personne très proche de Bill Stapleton. Et elle en savait beaucoup. Beaucoup plus que ce que les limites de la diffamation me permettaient d’écrire.

Elle retrouvait des affaires, des rapports et les transmettait. Il y eut deux, trois, quatre e-mails en rapport avec les affaires de Lance. »Regardez ce que cet idiot a écrit », disait-elle. J’imaginais le solide Frankie Andreu courir trois semaines en enfer puis se rendre à la fête organisée pour la victoire afin d’affronter son plus grand défi.

« Au fait, Betsy, as-tu fini par serrer la main de Lance ?, lui ai-je demandé bien plus tard.
– Je remercie Dieu de m’avoir donné la force de ne pas serrer la main de ce connard. »
Peu de temps après la première victoire de Lance dans le Tour, Betsy a trouvé un thermos avec de l’EPO dans le frigo de Frankie, dans leur appartement de Nice. Le voir simplement ouvrir la route jusqu’à Sestrières n’avait pas fait éclater la vérité dans une lumière aussi crue. Ces produits se trouvaient à leur domicile. Après toutes les discussions qui avaient suivi la visite à l’hôpital en 1996, toutes les garanties et les promesses, cela ressemblait à une trahison. Betsy fit face à son mari :
« C’est quoi, ça ?
– Rien », répondit-il. Mais il craqua tout de suite.

Il expliqua qu’avant le Tour, les attentes étaient élevées. Il avait ressenti la pression comme jamais auparavant. Il ne pouvait pas laisser tomber ses équipiers. On considérait que si vous ne vous dopiez pas, vous ne vous dédiiez pas à votre équipe. Frankie ne voulait pas se doper mais son implication personnelle l’y obligeait. Il roula jusqu’en Suisse et, énervé, acheta de l’EPO en vente libre chez un pharmacien. Il se l’administra dans l’appartement de Nice, se piquant dans l’épaule avec une aiguille, et passa rapidement à la suite pour oublier ce qu’il avait fait. Il n’avait pas emporté son petit thermos sur le Tour mais ressentait les bienfaits de son contenu.

Il regrettait, il était désolé mais il n’y avait rien qu’il puisse faire. Dans le monde de Betsy, tout était noir ou blanc. Dans celui de Frankie, c’était différent. Betsy s’est souvenue d’une discussion qu’elle avait eue avec Kristin plus tôt cette saison-là, le jour de Milan-San Remo. Betsy avait demandé à la femme de Lance ce qu’elle pensait de l’EPO. »C’est un mal nécessaire », avait répliqué Kristin en haussant les épaules. Betsy Andreu n’avait jamais vu un mal qu’elle considérait comme nécessaire. Rapporter de l’EPO à la maison signifiait que Frankie devait se conformer aux règles de l’équipe pour être tranquille. Ils se sont disputés. « Tu ne comprends pas. C’est la seule façon pour moi de boucler le Tour à l’heure actuelle. Après celui-là, je ne recommencerai jamais, je te le promets. »

Elle détestait cette dispute car cette époque de l’année était l’une de ses préférées : Frankie ralentissait le rythme et récupérait après l’épreuve. Elle avait cependant un souci majeur. Si l’équipe forçait Frankie à se doper, il n’avait qu’une seule option.

« Quitte l’équipe US Postal. Quitte-la tout simplement.
– Le dopage est devenu un problème pour chaque équipe, chérie.
– Tu dois me promettre que tu ne recommenceras pas. Je ne veux pas que tu te dopes, même si tu ne dois plus courir.
– Je ne recommencerai pas. »

Betsy l’a emporté, comme elle l’avait toujours su. Après la victoire dans le Tour de France 1999, il revenait à Frankie d’aller voir Armstrong pour lui demander de payer les 25 000 dollars qu’il devait à chacun de ses huit équipiers pour l’avoir aidé. Cela dit à Betsy combien Armstrong avait besoin qu’on lui rafraîchisse la mémoire. À l’époque, ses gains et sa célébrité lui faisaient changer de planète. Ceux qui l’avaient protégé des éléments, emmené dans les montées et précédé dans les descentes avaient besoin du moindre dollar qu’ils étaient capables de remporter.

Lance ne comprenait pas pourquoi Frankie n’allait pas voir Michele Ferrari. Il le traitait de radin, le jugeant trop pingre pour payer. Frankie n’aimait pas l’idée de verser une part significative de son salaire à un médecin en Italie, mais il n’était pas seulement question d’argent. Il savait que traiter avec Ferrari signifiait toucher à un dopage de premier plan et il ne voulait pas tremper là-dedans. Betsy l’aurait massacré.

Vers la fin de l’année 2000, le vœu de Betsy a été exaucé. Frankie avait couru un Tour ordinaire. Il était cuit à la fin de l’épreuve et l’équipe US Postal l’a libéré. Lance, qui avait le pouvoir de le retenir, haussa simplement les épaules. Quand j’ai contacté Betsy, elle avait déjà traversé des périodes difficiles. Elle me raconta que, quelque temps après le départ de Frankie de l’équipe US Postal, suite à son refus de se soumettre aux soins de Ferrari, Frankie prit un appel, une nuit, de son directeur sportif Johan Bruyneel.

Si, comme les Français aimaient le dire de façon énigmatique, Lance était sur »une autre planète », Bruyneel pouvait être considéré comme son représentant sur Terre. Il n’avait pas une voix à faire bondir Frankie d’excitation au téléphone. Quand l’appel survint, Frankie était en train de remettre sa vie professionnelle en ordre. La culture de l’US Postal avait rapidement changé après 1998. Si vous ne vous soumettiez pas au dopage, on considérait que vous ne vous engagiez pas. Point final. Frankie avait reçu des offres de deux autres équipes pour travailler comme directeur. Il avait l’intelligence et la dureté requises pour briller dans ce rôle. Il était également suffisamment passionné par son sport.
« Quelles équipes ? », demanda Bruyneel.

Betsy fit signe à Frankie à travers la pièce de se taire. Ne dis rien à Bruyneel. Frankie laissa quand même échapper les noms. Rien à foutre de Bruyneel. Frankie n’avait pas peur. En quelques jours, les offres s’étaient évanouies. (2) Le bruit courut qu’en dépit des neuf Tours courus comme super domestique, Frankie Andreu n’avait simplement pas l’esprit d’équipe. Bruyneel refit surface. Il proposa à Frankie de le réintégrer dans les effectifs comme directeur américain de l’US Postal. Betsy et Frankie virent clair à ce moment-là. Ils n’aimaient pas le jeu mais ils avaient désormais une famille à nourrir et ne pouvaient pas se permettre de manquer à leurs obligations. Bruyneel fit réinscrire le nom de Frankie dans les registres. Il fut maintenu en poste en Amérique, loin des gens qui posaient les mauvaises questions. On acheta son silence pour une durée plus longue.
Des incidents comme celui-là faisaient que, dans les premiers jours de nos échanges, Betsy ne voulait pas tout rendre public directement.

Quels que soient les attraits qu’un succès alimenté par le dopage avait apportés à la vie de Lance Armstrong, la récompense offerte à Frankie Andreu pour avoir été son lieutenant était une vie de budgets domestiques serrés. Les petits aléas, comme le refus d’Armstrong de lui verser 6 000 dollars quand son contrat avec l’US Postal s’était achevé, avaient de sérieuses conséquences sur le budget de la famille. À l’échelle de l’US Postal, ces 6 000 dollars ne représentaient pas une grosse somme. Pour Frankie et Betsy, cela faisait une grosse différence.

La difficulté était toujours le boulot de Frankie. Il avait arrêté de courir en 2001 mais était resté dans le sport. Le cyclisme pro était le seul milieu qu’il avait connu et Betsy savait qu’Armstrong pouvait nuire à la carrière de son mari. Frankie voulait qu’elle se mette en retrait et laisse d’autres mener la bataille qui permettrait de découvrir la vérité au sujet de Lance.

« Qui, Frankie ? Qui fera cela ? », demandait-elle avant de délivrer son message habituel : »Je ne mentirai pas pour lui. Ne t’avise pas de me demander cela. »Cela frustrait terriblement Betsy d’avoir à se montrer aussi vigilante au sujet de ce qu’elle disait sur Armstrong. Elle voulait que la vérité éclate mais connaissait les conséquences pour Frankie et leur famille si elle portait elle-même les accusations. Elle était capable de voir à long terme et voulait croire qu’un jour, elle pourrait dire exactement ce qu’elle avait sur le cœur.

Parallèlement à mes conversations avec Betsy en 2003, j’ai discuté avec Pierre Ballester. Même si Pierre ne couvrait plus le Tour et même s’il avait quitté L’Équipe, nous étions restés amis. J’avais appris de l’affaire Ferrari en 2001 qu’un bon journal – et le Sunday Times en était un excellent – ne pouvait seulement raconter qu’une partie de l’histoire Armstrong.

À partir du moment, sur le Tour 1999, où mon for intérieur me disait »Ce gars n’est pas clean », mon responsable aux sports, Alex Butler, m’a affirmé : »C’est comme cela que tu le vois, c’est comme cela que tu l’écris. »Dans le monde anglophone, c’était une histoire que nous avions décrochée tout seuls. Une exclusivité que nos rivaux étaient heureux d’ignorer. Mais les articles de journaux n’étaient pas extensibles. Il était temps d’écrire un livre.

Pierre Ballester et moi avons discuté de cette possibilité pour la première fois en août 2001. Sachant pourquoi il était en désaccord avec L’Équipe, j’ai pensé qu’il ferait un parfait coauteur. Il croyait à l’histoire. Avec ses contacts en France et sa connaissance du sport, il apporterait beaucoup au projet. On a convenu de tâter le terrain auprès de mes contacts dans des maisons d’édition à Londres. Il ferait un essai à Paris.

La plupart des responsables d’édition londoniens étaient enthousiastes. Tous leurs services juridiques étaient farouchement contre. Les textes de loi en matière de diffamation étant différents, Pierre a obtenu une meilleure réponse en France. En un rien de temps, nous avons discuté avec les éditions de La Martinière. Un accord fut vite trouvé et vers le début de l’année 2002, nous avons abordé les différents angles. Sur le moment, cela ressemblait à la chose la plus excitante que j’avais jamais faite. Betsy était ravie par la nouvelle. »Un livre !, dit-elle. Vous savez que je ferai tout pour vous aider. »

Je me suis envolé pour les États-Unis en décembre 2003. C’était un voyage en quatre parties. J’ai parlé au coureur Marty Jemison à Park City, en Utah, et à son confrère Jonathan Vaughters au Colorado (durant mon séjour là-bas, j’ai aussi eu une discussion avec Andy Hampsten). Je suis allé au Minnesota pour rencontrer Greg LeMond puis à Dearborn pour rencontrer une femme que je n’avais jamais vue mais qui était presque comme une sœur pour moi.

Le voyage était principalement un exercice d’information et de rencontre. Dans les affaires comme celles-ci, il y a toujours une grosse différence entre ce que vous savez et ce que vous pouvez réellement écrire. À ce stade, j’étais content d’en apprendre plus. Les interviews avec Jemison, Vaughters et Andreu ont été séparées en deux parties. La section générale, que j’étais autorisé à enregistrer, était, sans surprise, fade. Puis il y avait une section plus croustillante, pour laquelle je prenais seulement des notes. C’était la meilleure partie. C’était ce qu’ils voulaient que je sache mais on ne devait pas apprendre qu’ils me l’avaient dit. Je n’étais pas sûr de la valeur légale d’un tel arrangement mais nous nous sommes fait mutuellement confiance pour respecter les règles.
Au Michigan, je suis resté dans un hôtel somptueux près de là où les Andreu vivaient, à Dearborn. C’est la seule fois où ils me laissèrent dormir à l’hôtel. Après cette rencontre, j’ai occupé une pièce dans le sous-sol de leur maison. Une amitié est née de ce qui était une relation professionnelle. Je suis allé à l’église de Betsy, j’ai pris un café dans son restaurant préféré, nous avons marché dans la jolie ville universitaire d’Ann Arbor, elle m’a emmené à un match de football où jouait son université chérie, Michigan. Je suis allé regarder le petit Frankie jouer au hockey sur glace avec son papa.

Betsy et moi avons parlé et parlé. Elle a rappelé la nécessité de poursuivre la quête de la vérité. Nous avons ri et nous sommes amusés à nous voir, l’un et l’autre, tels que Lance nous percevait. Je l’ai appelée »la salope folle », elle m’a appelé »le troll »(pas même dans le Top 10 des pires noms qu’on m’ait donnés).

J’aimais observer la relation entre Frankie et Betsy. Un soir, au tout début de notre relation amicale, Betsy cuisina d’incroyables steaks avec une salade joliment composée. Frankie s’assit, embrassa la table du regard et fronça les sourcils.
« Où est le ketchup ?
– Tu veux du ketchup ? Avec ça ? C’est écœurant ?
– Oui. Je veux du ketchup. »

Le ketchup fut apporté, Frankie prit la bouteille en main et la secoua jusqu’à ce qu’une mer de sauce rouge recouvre la moitié de son plat. Betsy secoua la tête à l’attention du visiteur mais lança un petit sourire façon Mona Lisa à son mari.

Sur les forums Internet consacrés au cyclisme et là où les gens ont essayé de démêler les multiples ramifications de l’affaire Lance Armstrong, la relation de Betsy et Frankie a été une source d’interrogations. On s’étonnait que leur couple ait survécu et beaucoup crurent fermement que leur union était proche du point de rupture.

Ceci n’était tout simplement pas vrai. Bien sûr, il y eut beaucoup de tensions mais la chose remarquable, c’est que plus Betsy se sentait stressée au sujet de l’affaire Lance, plus elle se sentait proche de Frankie. C’était pareil dans l’autre sens. À l’époque où Frankie perdit des emplois et se fit devancer pour des postes qui semblaient taillés pour lui, leur moral était très bas. Betsy suggéra à Frankie de dire aux gens qu’ils étaient en train de divorcer.
« Dis juste qu’on se sépare et tu trouveras un travail.
– Ne dis pas ça. Ce n’est pas drôle.
– Je ne cherche pas à être drôle. Dis-leur que nous divorçons. Tu trouveras un travail et tu leur diras ensuite que nous avons changé d’avis.
– Betsy, je ne vais pas faire ça. Je ne ferai jamais ça. Ne me demande pas de faire ça. »

Elle trouva que c’était gentil, car Frankie ne se mettait pas souvent en colère, mais elle pouvait voir que sa suggestion le contrariait. De toute façon, elle ne divorcerait jamais à cause d’Armstrong.
Betsy et Frankie ayant besoin d’élever leur famille avec les revenus du monde du cyclisme, on savait qu’elle ne pouvait pas dévoiler publiquement l’histoire de l’hôpital. Le châtiment serait rapide. Aussi, nous avons décidé de voir si quelqu’un n’ayant aucun intérêt dans le cyclisme et n’étant pas lié à Lance confirmerait cette version. La personne qu’il fallait solliciter de manière évidente était l’ancienne petite amie de Lance, Lisa Shiels. Elle était présente dans cette pièce ce soir-là, presque sept ans plus tôt.

En 1996, Lisa était étudiante en génie chimique à l’université du Texas. Dans le monde du cyclisme, Lance avait la réputation d’être un homme à femmes. Pendant un moment, ses équipiers le surnommèrent »FedEx », »Quand vous devez absolument le faire pendant la nuit ». (3)
Lisa était restée aux côtés de Lance à l’époque des diagnostics et des traitements et on dit qu’il avait l’intention de se fiancer. Puis il avait rencontré Kristin et en était tombé amoureux. Depuis cette époque, Lisa était sans doute retournée à une vie calme et normale. Betsy entreprit de passer quelques coups de fil pour tenter de la retrouver. Je serais alors intervenu et j’aurais vu ce que Lisa était prête à dire au sujet de ce qui s’était passé à l’hôpital.

Quelques années plus tard, Betsy s’interrogea et passa un peu de temps à enquêter pour savoir si quelqu’un avait piraté son ordinateur. Beaucoup de choses étranges s’étaient produites. Quand les experts y jetèrent un œil, ils furent d’accord pour dire qu’un truc s’était passé mais cela coûtait beaucoup d’argent pour savoir qui était derrière ça. Betsy avait beaucoup de choses à révéler mais pas beaucoup d’argent. Dans tous les cas, Lance avait toujours une suite de serviteurs loyaux qui l’appelaient ou lui envoyaient un e-mail dès que le plus petit mot de contestation était prononcé. Il eut vent, assez rapidement, du fait que Betsy recherchait Lisa. Betsy avait demandé à Becky, la femme de Kevin Livingston, si elle avait un numéro.

Le 15 décembre 2003, à 4h22 du matin, l’ordinateur des Andreu indiqua l’arrivée d’un nouvel e-mail. Il était adressé à Frankie. Signé Lance, avec amour. Il faisait référence à un précédent échange où il avait réprimandé Frankie pour le comportement de sa femme.

« Frankie, merci pour le coup de main. Plus j’y pense, plus je trouve difficile de comprendre pourquoi ta femme s’est comportée ainsi. Permets-moi d’être direct : tu travailles pour l’équipe (ou une représentation d’US Postal Service), OLN [chaîne de télé] où nous travaillons ensemble quotidiennement, et tout ce dont elle s’est souciée, c’est que ce petit idiot la laisse seule… Venir et dire à Becky “N’en parle pas à Kevin, s’il te plaît” est perfide et fourbe. Je sais que Betsy ne m’aime pas et il n’y a pas de problème avec ça, mais contribuer à me faire tomber ne va pas améliorer votre situation. Il y a un lien direct avec tous nos succès. Je te suggère de le lui rappeler. Encore une fois, ne pas se comporter de manière stupide. Ceci est vraiment blessant et je ne peux pas passer ma vie à m’assurer que tout va bien. Merci, L.A. »

Il était clair que j’étais le »petit idiot »auquel il faisait référence. Cela changeait du »petit troll »et j’étais reconnaissant. Les trolls en savent un peu plus. Je prenais acte du fait que Lance et moi ne filions plus le parfait amour. La situation dans laquelle Betsy et Frankie se trouvaient était plus préoccupante. Frankie a répondu à Lance un peu plus tard dans la journée. De façon très sage, il décida de ne pas mentionner le fait que deux heures plus tard, il serait assis au dîner avec la personne invitée chez lui, le petit idiot.

15 décembre 2003, 16h50.
« Je t’ai dit que je parlerais à Walsh. J’ai essayé d’avoir une information pour toi et il a finalement rappelé. Betsy a répondu. Il a commencé à lui poser des questions mais elle lui a répondu qu’elle n’avait rien à dire et elle m’a passé le téléphone. Généralement, il pose des questions au sujet de (Michele) Ferrari. Je ne pense pas qu’il rappellera, donc, je ne sais pas s’il est nécessaire que je suive tout. Je ne sais pas si cela aidera mais j’aurai essayé. »
Et c’était tout. Quelque part, Lance Armstrong attendait et regardait. Le pouls battait juste un peu plus vite.

NOTES
1. Il est intéressant de noter qu’Armstrong montra à Emma O’Reilly l’e-mail de Betsy incriminé un jour significatif en un lieu significatif : à Sestrières, le 18 mai 1999. La même nuit, Michele Ferrari vint dîner avec plusieurs membres de l’équipe au restaurant Last Tango. Armstrong et Ferrari s’assirent ensemble et discutèrent toute la soirée. Si seulement Betsy l’avait su !

2. Ce n’était pas la dernière fois qu’une telle chose se produirait. En 2006, après des fuites sur sa déposition dans l’affaire SCA, Frankie a été soudainement évincé de son poste de directeur sportif de l’équipe Toyota United. Aucune explication satisfaisante n’a jamais été donnée.

3. Détournement du slogan »When it absolutely, positively has to be there overnight »(« Quand cela doit absolument arriver à destination pendant la nuit »).

A suivre le mardi 30 août…