Tout au long de l’été, Vélo 101 vous propose la lecture de l’enquête passionnante de David Walsh qui a fait tomber Lance Armstrong. « Les Sept péchés capitaux » (Editions Talent Sport : www.talentsport.fr, https://www.facebook.com/Talentsport2014) ont été adaptés au cinéma par Stephen Frears sous le titre « The Program » (2015), avec Ben Foster dans le rôle de Lance Armstrong, Chris O’Dowd (David Walsh), Guillaume Canet (Michele Ferrari), Elaine Cassidy (Betsy Andreu) et Denis Ménochet (Johan Bruyneel). Acheter le livre de David Walsh. Disponible chez le même éditeur : « Marc Madiot – Parlons vélo« .

CHAPITRE 6

« Quand vous vieillissez, il devient plus difficile de vous trouver des héros mais c’est quasiment indispensable. »
Ernest Hemingway

Si vous prenez la décision, en tant que journaliste, de cracher dans la soupe qui constitue la nourriture préférée du peloton, il faut comprendre pourquoi vous le faites. Il faut en savoir plus sur la question que ceux qui vous diront que ce ne sont pas vos affaires. Cela signifie généralement retourner au début, dénicher de bonnes sources, remettre en ordre toute une série d’événements. Si quelqu’un est passé par là avant vous, s’il a défriché le terrain et fait en sorte que cela soit plus facile pour vous de suivre, c’est encore mieux.

Permettez-moi de vous présenter Sandro Donati. J’avais entendu parler du travail que Sandro avait accompli en tant que militant antidopage, dans son Italie natale, avant de me rendre à une conférence à Copenhague programmée par une organisation danoise, Play the Game, en novembre 2000. Sandro devait prendre la parole en début de semaine mais ses employeurs, le Comité olympique national italien (CONI), avaient refusé à la dernière minute de le libérer. Quand Sandro rappelait son combat contre le dopage, ils ne s’en sortaient pas indemnes. Ils n’aimaient pas ça.

Il y eut des interventions politiques, la pression fut mise sur le CONI et Sandro atterrit à Copenhague avec trois jours de retard. Peut-être était-ce parce qu’une branche officielle du sport italien avait tenté de l’empêcher de parler, peut-être était-ce dû à son charisme naturel mais Sandro attira la plus grande affluence de la semaine.

Il ne se présenta pas armé de diapositives, de PowerPoint ou de phrases accrocheuses, il raconta simplement l’histoire de son combat contre le dopage et la corruption en Italie. Un homme avec le doigt sur la faille. C’était plus que suffisant. Nous avons écouté et avons appris comment le sport avait été gangrené. Sandro nous a rappelé la difficulté de démasquer des malfaiteurs bien organisés. Avec son récit de témoin oculaire situé aux premières loges, Sandro nous a captivés pendant une heure et demie. Il se passionnait pour tout ce que le sport devait être selon nos croyances.

A la fin, tout le monde s’est levé et a applaudi. Les gens ont continué d’applaudir pendant ce qui a semblé une éternité et il y eut quelques larmes. C’était le récit en rapport avec le sport le plus exaltant que j’avais jamais entendu. « Quel est votre héros en sport ? » Depuis cet après-midi-là, j’avais la réponse.

Sandro est un homme charmant et sympathique, plutôt petit, avec la silhouette légère du coureur de 3 000 m steeple qu’il fut autrefois. Dans la guerre contre le dopage, contre la triche dans n’importe quel sport, il a du cran. Sandro n’a pas peur. C’est le côté humain de sa dureté : il ne veut pas diaboliser l’athlète mais fera tout ce qu’il peut pour faire emprisonner son médecin. Comment il a pu persévérer pendant tant d’années est quelque chose qui dépasse ma compréhension. Je sais en tout cas que si vous passez une heure en sa compagnie, votre complaisance sera secouée et votre foi régénérée.

Sandro venait de la région viticole de Frascati, à l’extérieur de Rome, et vous accueillait avec tant de chaleur que cela changeait votre perception de la journée.

« Ciao, Daviiiid ! », disait-il, en ouvrant grand les bras.

Rappelez-vous ceci quand vous pensez à Donati : coach d’athlétisme national pour l’Italie au cours des Championnats du monde 1987 à Rome, il nota que l’un des sauts attribués au médaillé de bronze des J.O., Giovanni Evangelisti, semblait très douteux. Pour Sandro, c’était un saut très faible. La réaction d’Evangelisti le confirmait mais le tableau d’affichage électronique indiquait que c’était un bon saut. Donati a passé des heures à étudier les bandes vidéo et trouvé, finalement, la preuve. Une distance que l’Italien n’avait pas encore sautée était déjà mémorisée dans le système. Un officiel n’avait plus qu’à appuyer sur le bouton. Donati a donné le coup de sifflet. Long et bruyant.

Cette manipulation devait permettre à Evangelisti de prendre le bronze. Sandro aurait pu regarder dans une autre direction, ne pas fourrer son nez dans ce qui ne le concernait pas directement mais ceci aurait été une trahison. Ce n’était pas la faute d’Evangelisti mais celle des officiels haut placés qui pensaient qu’une médaille de plus pour l’Italie ferait de ces championnats un succès. Le sentier menait à la tête de l’athlétisme italien et mondial. Sandro l’a suivi. Il a sifflé une faute au vainqueur italien admiré là, au Stade olympique de Rome. Des gladiateurs ont massacré des hommes pour moins que ça mais notre militant anti-triche perdit simplement son job.

Sandro s’en remit. Il était trop tenace pour rester dehors au froid très longtemps. Il devait être fort car peu importe le nombre de fois où vous coupez la tête de la bête, la bête revient. Vous entendez le vainqueur du Tour de France 2012 Bradley Wiggins déclarer que ça le déçoit de devoir parler de dopage parce que c’est un péché qui appartient au passé. Vous aimeriez qu’il s’asseye face à Sandro, qu’on lui apprenne que le dopage ne peut jamais appartenir au passé.

Savoir que la bête se régénérait sans cesse ne décourageait jamais Sandro. En 1989, il publia un livre sur le dopage avec un titre magnifique, Worthless Champions (Des champions sans valeur). Si vous en trouvez un exemplaire, gardez-le précieusement. Quinze jours après sa sortie, le livre disparut. On dit que les éditeurs furent payés pour retirer les exemplaires de la circulation, les empiler et faire un feu de joie. Il fut perdu pour toujours.

Quoi qu’il en soit, Sandro a continué d’asséner des coups de hache sur le cou de la bête. Cinq ans plus tard, il était à la tête de la recherche pour le CONI quand il s’est lancé dans une étude sur l’utilisation de l’EPO dans le cyclisme professionnel. L’étude de Sandro était éclairante sur le décalage entre les techniques de pointe en matière de triche et la perception officielle, par le monde du sport, de ce qui était en train de se passer. Deux années plus tôt, Claudio Chiappucci avait damé le pion à Miguel Indurain à Sestrières dans ce qui fut peut-être le premier grand mano a mano de l’EPO.

Tranquillement, Sandro s’est mis au travail. En échange d’informations, on offrait l’anonymat. Les coureurs auxquels il a parlé voulaient qu’il sache combien la situation était négative. La piste menait à un vieil adversaire, le professeur Francesco Conconi. Leurs lames se croisèrent pour la première fois lorsque Sandro devint le coach du demi-fond italien au début des années 80. On lui conseilla rapidement de rencontrer Conconi, un biochimiste installé à l’université de Ferrare.

Pour Sandro, ce fut le premier contact avec la désillusion. Conconi parla avec enthousiasme d’un programme de dopage sanguin qui, dit-il, avait déjà le soutien de la Fédération italienne d’athlétisme et du CONI. Les transfusions sanguines n’étaient pas spécifiquement interdites à cette époque-là. Sandro fut invité à intégrer quelques-uns de ses coureurs au programme.

Il comprit rapidement que Conconi voyait l’entraînement comme subordonné à ses transfusions. Il parla à ses athlètes, leur décrivant le choix auquel ils étaient confrontés. Aucun d’entre eux n’avait envie de faire partie du schéma directeur de Conconi. Sandro s’était fait un ennemi. Un ennemi puissant. La pression vint du dessus et ne s’arrêta pas.

Sandro ne jouait pas le jeu. Il était en décalage avec les autres coaches d’athlétisme et les entraîneurs d’autres sports. Conconi suivait des athlètes en cyclisme, canoë, aviron, ski de fond, patinage de vitesse, natation, lutte et athlétisme. Sandro continuait de secouer la tête. Non. « Il était convaincu que je serais intéressé. Il disait : “Nous pouvons gagner 30 à 40 secondes sur le 10 000 m, 15 à 20 secondes sur le 5 000 m et peut-être cinq autres secondes sur le 1 500 m.” »

Ceci était l’avenir mais Sandro Donati n’aimait pas ce à quoi il ressemblait. Il lui fallut attendre 1985 pour trouver une solution. Un homme politique à l’écoute, une nouvelle loi. En Italie, les transfusions sanguines furent considérées comme du dopage. Le reste du monde allait suivre. C’était une petite victoire mais la bête ne mourait jamais.

Maintenant, nous sommes en 1994 et Sandro est de retour en première ligne, luttant cette fois contre le descendant direct des transfusions, l’EPO. C’est comme le sequel d’un film original : le même méchant mais avec un arsenal plus sophistiqué. Une injection d’érythropoïétine recombinante demande quelques secondes pour être administrée. En quelques minutes, le volume de globules rouges de l’athlète commence à augmenter. Ta-da ! Sandro savait que cette substance pouvait détruire le sport.

Le docteur Mario Pescante, alors président du CONI, prit « le dossier EPO » (comme on apprit à le nommer) des mains de Donati, le remercia mais rien ne se passa après ça. Deux ans plus tard, le rapport trouva un chemin jusqu’aux colonnes de La Gazzetta dello Sport, puis jusqu’à celles de L’Equipe (pour rendre cela possible, Donati dut le voler et le faire fuiter). Pescante perdit son job de numéro 1 du CONI.

Mais la bête ne peut être supprimée. Pescante est devenu vice-président du Comité international olympique et ministre du Sport italien. Conconi se révéla tout aussi invincible. Dédié au dopage sanguin dans les années 80, il aida les athlètes à utiliser l’EPO dans les années 90. Et pourtant, il fut considéré par beaucoup comme étant dans le camp des autorités sportives. Conconi possédait un étrange talent pour marcher des deux côtés de la rue.

Dans le monde surréaliste de la politique sportive italienne, il est apparu que le CIO lui-même avait demandé à une entreprise pharmaceutique allemande de fournir de l’EPO à Conconi, de façon à pouvoir mener des recherches qui permettraient de mettre au point un test de dépistage de l’EPO. Cette générosité vit la création de l’infâme dossier EPO de Conconi, son « groupe d’étude de 23 amateurs » qui comprenait en fait 22 athlètes professionnels et lui-même. Cette EPO, grâce au CIO, fut utilisée pour tricher. Bienvenue dans le nouveau monde, un monde avec une pratique orwellienne du double langage. Seul un personnage comme Donati pouvait continuer à avancer dans un tel marécage.

Sandro et moi nous sommes rencontrés pour la première fois à Rome en 2000. Il m’emmena dans sa petite pizzeria préférée. J’ai réalisé que dans le monde de la lutte antidopage, je crapahutais dans les contreforts. Sandro, lui, avait grimpé à une hauteur qui lui permettait d’apercevoir toute l’étendue du paysage. Ce qu’il voyait le déprimait mais il ne s’avouait pas vaincu.

Sandro me dit quelque chose d’important : confondre Lance Armstrong ne pouvait pas suffire car c’était la bataille contre le dopage qui importait. Le cyclisme est beaucoup plus important qu’un seul cycliste. En poursuivre un et devenir trop lié à cette poursuite n’est pas bon. Ce qu’il disait avait du sens mais j’avais le sentiment qu’Armstrong était un cas particulier. Aucune figure d’un autre sport ne possédait, dans sa discipline, l’influence que possédait Armstrong au sein du peloton.

Après 1998 et le scandale Festina, le cyclisme avait la responsabilité de s’attaquer à l’épidémie de dopage mais il ne l’avait pas fait. Le plus grand champ de bataille était le Tour 1999. La victoire d’Armstrong envoya un message au peloton : « Continuez comme avant, rien n’a changé. » Une fois que les autorités décrétèrent que la course assurait le sauvetage du Tour, le futur immédiat de ce sport devint sombre.

Sandro comprenait l’importance du cas Armstrong mais il avait perdu toutes ses illusions sur le sport professionnel. « Je regarde les Jeux Olympiques mais je ne m’embête plus à retenir les noms des athlètes. C’est comme du théâtre – mais je préfère le théâtre parce que la relation entre acteur et spectateur est claire. Au théâtre du sport, les deux font encore semblant, comme si tout était vrai. »

Malheureusement, c’est nous autres, journalistes sportifs, qui sommes le plus souvent les promoteurs zélés de cette mascarade.

A partir de cette époque, Sandro a commencé à consacrer plus de temps à l’éducation des jeunes athlètes et de leurs coaches en matière d’éthique sportive. Je ne doute pas qu’il puisse faire plus pour éduquer les esprits que pour éteindre les incendies (1). Nous sommes devenus amis, la confiance a grandi et il m’a aidé à trouver un chemin dans le labyrinthe du dopage en Italie. C’est grâce à Sandro que j’ai rencontré ce policier plein d’humour, Fulvio Gori, à Florence. C’est grâce à Sandro que j’ai mieux pris la mesure de ce que nous affrontions quand nous étudiions le dopage dans le sport. Ce n’est pas seulement la perversion du sport, l’insulte à la santé des athlètes, la tromperie infligée aux spectateurs. C’est un business.

Quand j’entends les journalistes se plaindre qu’il n’y ait rien qui ne paraisse ou ne sonne faux quand on pose des questions et qu’on interroge la chronologie des événements, ma sympathie s’efface. Non parce que je me vois comme une sorte de super furet creusant encore et encore mais parce que, généralement, les réponses ne sont pas enterrées très profondément. Et généralement, quelqu’un est passé par là avant vous en posant les bonnes questions.

Quand j’étais jeune, en admiration devant Sean Kelly et la mythologie du peloton, Sandro était au commencement des événements qui composent désormais la chronologie parfaite de la tricherie moderne. Nous aimions penser que les programmes de dopage étaient une chose que d’ambitieuses nations mettaient en route avec des plans de cinq ans et de grandes manœuvres militaires. Trente ans plus tôt, nous avions libéré le monde de façon à ce que chacun puisse délimiter son espace privé de duplicité.

Quand Sandro a rencontré Francesco Conconi en 1981 (son entrée dans « la grotte du dopage », comme il l’appelait), le monde était innocent. Il y avait des individus comme Conconi qui voulaient changer cela. Des pionniers, diriez-vous.

Pour déceler une éventuelle complicité des autorités dans une tricherie organisée, il vous suffit de regarder les noms et les administrateurs qui étaient très proches de Conconi. Mario Pescante, l’un des plus grands décideurs sportifs au monde, échoua à agir dans le premier dossier EPO. Feu Primo Nebiolo, qui devint le patron de l’athlétisme mondial, pressa Sandro Donati d’adopter le programme de dopage sanguin de Conconi.

Le prince Alexandre de Mérode, qui fut, de manière comique, le tsar du dopage au CIO, nomma Conconi au sein de la commission médicale et aida à financer la supposée recherche, par Conconi, d’un test permettant de détecter l’EPO. Le laboratoire antidopage de Rome, reconnu par le CIO, travailla à définir le temps nécessaire pour que les traces de substances interdites disparaissent des échantillons d’urine d’athlètes. Cette information – et beaucoup plus que cela – était là. Tout ce que vous aviez à faire était de mettre le doigt dessus.

On est émerveillé devant la façon dont Sandro Donati est resté sain d’esprit en voyageant dans le monde étrange du sport corrompu. Il rit en se souvenant du plaisir ressenti en replongeant dans le dossier au début des années 90 : il devint responsable du département de la recherche du CONI (Settore Ricerca et Sperimentazione). Maintenant, Sandro, nous aimerions que vous rejoigniez notre très sérieuse et puissante commission scientifique antidopage. Mieux que cela : parmi vos collègues figurera l’éminent professeur Conconi que vous devez déjà connaître. Il était là tout le temps. Quel que soit le sujet dont on parlait, Sandro y était allé, avait fait cela, acheté le T-shirt et reçu la réprimande.

Creuser ? Il s’agissait plutôt de remontrer la trace de l’argent, des tricheries et des incompétences. Nous avions juste à sortir et à interpeller les suspects habituels : sports dirigés par des fédérations de cancres, athlètes et agents cherchant à faire fortune, médecins passés du côté obscur. Sandro avait déjà fait le sale boulot dans les tranchées. Il n’était pas amer mais à l’époque tardive où j’ai fait sa connaissance, il était devenu un peu sceptique vis-à-vis de l’enthousiasme des journalistes.

Quoi qu’il en soit, un peu de compagnie dans les tranchées était mieux que rien. Il offrit ses conseils et ses encouragements. Il fit un constat clairvoyant sur le conflit d’intérêts auquel étaient confrontées des entreprises de presse impliquées financièrement dans les sports qu’elles devaient couvrir. Le cyclisme est un exemple évident. Le Giro est organisé par l’entreprise qui possède La Gazzetta dello Sport. Le Tour de France est organisé par l’entreprise qui possède L’Equipe. L’équipe cycliste Sky est sponsorisée par BSkyB qui fait partie de News Corp, propriétaire du Sunday Times. Pour les médias, s’extraire de ce type d’union est délicat.

Sandro termina le repas avec des mots chaleureux. Il rappela qu’avoir faim d’idéal ne devait pas être quelque chose d’embarrassant dans ce monde blasé et plein d’ironie. Si vous étiez journaliste, vous aviez l’obligation professionnelle d’être honnête et d’informer le public de façon correcte et complète.

C’était quelque chose qui faisait réfléchir mais c’était aussi quelque chose d’encourageant. L’étape suivante consistait à suivre le chemin que Conconi avait quitté et que son remarquable étudiant Michele Ferrari avait emprunté.

Je savais que Ferrari travaillait avec le coéquipier et meilleur ami de Lance Armstrong, Kevin Livingston. Il semblait très improbable que Livingston, fidèle suiveur, soit allé voir Ferrari de son propre chef. J’étais quelques pas derrière Donati. Le monstre conçu par Victor Frankenstein possédait un certain sens de l’humour. Quand il apparaissait devant son créateur, il se présentait en ces termes : « Bonsoir, je suis l’Adam de vos travaux. » Quand je pensais à Lance Armstrong et à la manière dont il était devenu la plus grande créature pharmaceutique jamais vue au sein du peloton, je voyais Michele Ferrari comme Victor Frankenstein. Je ne suis pas sûr qu’ils désapprouveraient. « Yo, Michele, j’suis Lance, l’Adam de tes travaux, mon gars. »

Imaginez la scène poignante, tôt un matin sur le pas de la porte d’une villa discrète au milieu d’un taillis d’arbres, juste à l’extérieur de la poussiéreuse mais élégante ville universitaire de Ferrare. Un coursier vient tout juste de frapper à la porte en chêne. Nous sommes en juin 2000. Michele Ferrari, toujours en robe de chambre, signe pour la réception du colis avec un sourire. Amazon – loué soit son site Internet – lui a envoyé par avance l’exemplaire du livre révolutionnaire de Lance Armstrong, It’s Not About the Bike (Il n’y a pas que le vélo dans la vie), qu’il a commandé. Il déchire joyeusement le solide emballage en carton, fixe pendant un tendre instant le visage beau et familier tourné vers lui, sur la couverture. Michele Ferrari n’est pas homme à se nourrir de la clameur de la foule mais il s’est demandé comment il serait mentionné dans l’index.

Dans les « F » ? Probablement. « Ferrari », Michele, dédié à, génie de, professeur de, etc. Peut-être les K. « Kahuna », le Grand, sagesse de. Ou peut-être les M. « Michele », ami, entraîneur, homme de confiance. Peut-être les S. « Schumi », le nom affectueux de Michele.

Généralement, il ne laisse pas les gens le décevoir mais à cet instant précis, Michele Ferrari est dévasté. Un livre sur sa plus grande création et il n’y a pas d’index ! Lance, je ne t’ai pas seulement dit ce que l’EPO ferait, comment tu déjouerais les tests, je t’ai donné les chiffres. Il examine le livre chapitre par chapitre, ses yeux sprintent de page en page, cherchant Ferrari, Michele ou même « Schumi ». Mais il n’y a rien. Nothing ! Nichts ! Nada ! Niente !

Vous travaillez avec un gars pendant cinq ans, vous le fabriquez. Tout ça pour ça ? Rien de l’Adam de vos travaux. Dans un livre spécifiquement intitulé « Il n’est pas question de vélo » ? On est bien seul dans le monde caché du dopage.

Dans le peloton, on parle beaucoup de Michele Ferrari et on le voit rarement. De temps en temps, son fantôme entre et sort de l’hôtel d’une équipe mais on dit qu’il se déguise. Il effectue principalement son travail dans un camping-car quelconque après la fin d’une étape. Ses clients circulent en voiture, portent des lunettes de soleil et baissent leur casquette de baseball. Nous savons que quelquefois, il prend un appel du directeur sportif de Lance, Johan Bruyneel, qui se demande si le rival qui a fait le trou dans la montagne peut maintenir ce rythme.

Nous savons qu’un coureur italien est susceptible de se référer à Ferrari en parlant du « Mito », le Mythe. Un coureur américain est susceptible d’utiliser le nom qu’Armstrong lui-même a inventé : « Schumi ». Comme pour Michael Schumacher. Ferrari comme la voiture italienne qu’il conduisit un jour. Nous savons également que Ferrari est important dans la chronologie. Ou la lignée. Conconi a engendré Ferrari. Ferrari a engendré Lance. Et Lance peut être le créateur d’une nouvelle génération de dopés.

Tout ce que nous connaissons est une matière que Michele Ferrari préférerait que nous ne connaissions pas. Ferrari accorde rarement, très rarement des interviews. Il travaille, en grande partie, en secret. Quand nous parlons de dopage et de toutes les ombres de la moralité, de l’hypocrisie, de la piété et de la peur entourant le sujet, Ferrari est l’énigme au centre. Nous nous interrogeons au sujet de Michele Ferrari, d’hommes comme lui, des arrangements conclus. Il se tient sur le lointain rivage de la discussion philosophique sur le dopage, nous regarde fixement, perplexe devant nos préoccupations. Les fanatiques déments ont tous plongé dans ce que Philip Roth a appelé « l’extase de la dévotion ».

L’extase n’est jamais au rendez-vous. Il ne s’agit pas de dévotion. Quand Sandro Donati m’a éclairé au sujet de la chronologie du dopage, il m’a montré que le point de départ est le moment, au début des années 80, où Francesco Conconi a décidé d’utiliser l’invention finlandaise du dopage sanguin et d’en créer une version méditerranéenne.

Pour examiner comment Lance était devenu l’athlète qu’il était, je devais retourner au point de départ, à mes yeux, de son histoire. Le garçon que j’avais rencontré à Grenoble en 1993 était impétueux et arrogant, assurément, mais je doute qu’il ait souvent pensé aux aiguilles et aux pilules. Deux années difficiles et donnant à réfléchir changèrent cela. La saison 1994 en particulier offrit un apprentissage délicat à tous au sein de l’équipe d’Armstrong, Motorola.

Qui tua Lance dans la Flèche wallonne, un après-midi de milieu de semaine en Belgique ? Les garçons de l’équipe Gewiss : Moreno Argentin, Giorgio Furlan et Evgueni Berzin. Qui les créa ? Ferrari. Si vous voulez devenir le meilleur, vous travaillez avec le meilleur. Après cette journée, il y avait un Texan qui en avait marre de se faire botter le cul.

C’est Eddy Merckx, l’ancien cannibale des routes, qui fit les présentations. Le fils d’Eddy, Axel, avait bien couru pour Motorola dans la classique Milan-San Remo durant ce printemps 1995. Ce fut le seul membre de l’équipe à ne pas être embarrassé : il termina 21e. Axel n’était pas Eddy. Vingt-et-unième, ce n’était pas si mal. Les gars savaient qu’Axel travaillait avec Ferrari.

Aussi, Armstrong et Eddy parlèrent de Ferrari. Eddy passa le coup de fil. Michele pouvait-il prendre un nouveau client ? Un garçon solide. Vous savez, le champion du monde 1993. Ferrari résista mais finalement, en novembre 1995, Armstrong roula jusqu’à la ville médiévale de Ferrare et le rencontra. Cette entrevue changea la vie des deux hommes.

Quand Armstrong lui fut présenté, Ferrari ne se pâma pas. C’était un vrai spécimen physique mais il était trop lourd. Ces épaules de nageur supportaient trop de muscles inutiles. Oui, peut-être pouvait-il enlever une quelconque victoire dans une classique d’un jour mais ce corps ne survivrait pas à un long Tour.

Pourtant, quand Ferrari fit passer des tests à Armstrong, il commença à y croire. Lance n’offrait pas un profil physiologique particulier (ce n’était pas le cas) mais il avait une bonne attitude, pouvait supporter la douleur et quand les tests furent arrêtés, il posa les bonnes questions. Les meilleurs élèves sont ceux qui savent comment apprendre. Celui-ci voulait tout apprendre.

Ferrari dit à Armstrong qu’il pouvait revenir. A partir de ce moment, ils travaillèrent étroitement, Armstrong faisant régulièrement le voyage de trois heures de Côme à Ferrare. Il y avait un camp de préparation à San Diego tôt l’année suivante. Ferrari fit le voyage d’Italie. Quand Armstrong fut terrassé par le cancer plus tard dans l’année, ils restèrent en contact.

Armstrong revint en Europe en janvier 1997, avec Livinsgton, Bobby Julich et Frankie Andreu, pour la présentation annuelle de Cofidis, l’équipe française où il avait signé. Il eut également un rendez-vous in- formel avec Ferrari car tous deux étaient maintenant amis. Lance fut déclaré débarrassé du cancer en février 1997. Peu après commença la lente et longue montée menant à la reprise de sa carrière. Michele Ferrari avait trouvé la toile parfaite pour mettre en forme le travail de sa vie.

Ferrari grandit à Ferrare, ville universitaire de longue tradition. Un lieu avec d’anciens bâtiments vénérables et des places calmes qu’anime la vie apportée par les étudiants. Dans ses jeunes années, Ferrari était un coureur honnête. Il avait remporté le 1 000 m d’une compétition nationale quand il était encore à l’école. Il était assez bon pour avoir à faire un choix. Le monde universitaire ou le sport ? Il opta pour l’éducation et resta chez lui pour pouvoir étudier la médecine à l’université locale.

L’un de ses professeurs était un homme aux centres d’intérêt similaires. Le docteur Francesco Conconi et Ferrari couraient souvent ensemble avant de retourner travailler côte à côte au laboratoire. En 1981, Ferrari assista Conconi lorsqu’il développa un simple test terrain, désormais connu sous le nom de test Conconi. Ce test permit aux athlètes d’endurance de déterminer leur seuil d’anaérobie, c’est-à-dire leur vitesse de croisière maximale.

Quand l’athlète courait sur un tapis roulant, Conconi pouvait mesurer son rythme cardiaque à des niveaux de stress variables. Sur un graphique, il indiquait le rythme cardiaque sur un axe et la vitesse sur l’autre. Le rythme cardiaque augmentait de manière à peu près linéaire jusqu’à ce qu’il atteigne un plateau. Ce point était appelé le seuil d’anaérobie. Le test continuait tant que l’athlète se sentait bien une fois le seuil passé.

Le test Conconi fut considéré comme un instrument utile pour mieux apprécier le potentiel d’endurance des athlètes mais des développements beaucoup plus excitants se préparaient. Connaître les capacités d’un individu est une chose. Posséder les moyens de l’emmener bien au-delà en était une autre. Les transfusions sanguines et, plus tard, l’EPO représentaient la voie du futur. A l’université de Ferrare, un groupe de médecins menait la danse.

Ils devaient décider quel serait leur camp dans la guerre à venir. Ingénieusement, Conconi choisit un camp en prétendant servir l’autre. Ferrari nageait dans des eaux différentes. Il n’avait pas envie d’être vu un jour du côté de l’establishment.

En 1984, la vie calme de l’université commença à lasser Ferrari. Il avait aimé travailler avec le cycliste italien Francesco Moser qui établit le record du monde de l’heure à Mexico City cette année-là. Tout le monde savait que Moser était un ami et client de Conconi mais on ne réalisait pas à quel point Ferrari était impliqué. C’est grâce à l’influence de Moser qu’il devint le médecin de son équipe, Gis – Tuc Lu.

Il continua de travailler comme médecin d’équipe jusqu’en 1994. A cette époque, il œuvrait dans l’équipe Gewiss-Ballan et commençait à se faire un nom. Il se voyait plus comme un « préparateur », coach d’entraînement sportif, que comme un médecin (2). Ferrari parle affec- tueusement de ces premières années et de sa collaboration avec des coureurs comme Moser et la star suisse Tony Rominger (3). Moser et Rominger avaient de fortes personnalités. Le profil préféré de Ferrari. Il retrouva cette qualité – et beaucoup plus – chez Armstrong.

Au début des années 90, Ferrari s’était établi comme le grand prêtre de l’amélioration de la performance. Sa réputation dépendait de la personne à laquelle vous vous adressiez. Les clients pros le consultaient en nombre et se passaient le mot tranquillement (4). Au-delà de ce cercle de coureurs qui versaient joyeusement à Ferrari un pourcentage de leur salaire, on trouvait un monde de chuchotements et de rumeurs au sujet du vrai type de coup de fouet que les garçons obtenaient pour leurs biftons (5). Certaines choses devaient changer. C’est ce qui se passa. Le 12 août 1998, les carabiniers firent une descente dans la villa de Ferrari, saisissant plusieurs ordinateurs contenant des dossiers et des enregistrements. Cela incluait les carnets d’entraînements de ses clients. Lance Armstrong eut la chance que les éléments saisis soient les enregistrements de 1997, année qu’il passa à récupérer aux Etats-Unis. Il fut en contact avec Ferrari durant cette année-là mais n’était pas un visiteur régulier. Il ne courait pas et n’avait pas de besoins en matière de dopage.

Ferrari déclara plus tard à un journaliste de Cycling News qu’il avait demandé à l’enquêteur en chef ce qu’il cherchait exactement. Le policier répondit : « Nous voulons voir ce que vous faites. »

Parmi les coureurs dont les dossiers apparurent au grand jour figuraient Claudio Chiappucci, Axel Merckx, Gianluca Bortolami (membre de l’équipe Festina au centre du scandale du mois précédent) et Kevin Livingston.

J’ai été convaincu très tôt qu’Armstrong avait dû travailler avec Ferrari et les conversations avec Sandro Donati renforcèrent cette idée. En septembre 2001, Michele Ferrari fit face à un procès à Bologne. Ce ne serait pas la dernière expérience de la sorte. Plus tôt cette année-là, Sandro me mit en relation avec certains de ses contacts chez les carabiniers en charge de l’affaire de dopage à Florence. J’ai pu avoir accès aux documents saisis dans l’ordinateur de Ferrari uniquement parce que j’étais un ami de Sandro Donati. J’ai examiné les pages à la recherche des données de Livingston (6). Les grosses fluctuations de son taux d’hématocrite, qui passait du bas de l’échelle des 40% à un niveau très haut, trahissaient un recours à l’EPO.

C’était fascinant. Livingston était un bon équipier, un membre populaire de l’équipe, mais c’était davantage un suiveur qu’un leader. Ses liens avec Ferrari devaient avoir été inspirés par ceux d’Armstrong avec le docteur, pas l’inverse. Il avait du respect pour Armstrong (7). La relation de Livingston avec Ferrari soulevait d’évidentes questions.

NOTES
(1). La nuit de février 2004 où le vainqueur du Tour 1998 Marco Pantani fut retrouvé mort dans une chambre d’hôtel, j’ai discuté avec Sandro. Il était attristé par la tragédie et en colère contre ceux qui avaient contribué à cette issue, en particulier les médecins qui avaient aidé Pantani à se doper. « Je viens de voir aux nouvelles des images de lui remportant le Tour de France, le Giro et c’était de la pornographie, rien d’autre. Il y a un sens dans la vie et la mort de Pantani mais on ne peut pas le trouver dans ces images. »
(2). Ferrari s’exprima quelques années plus tard dans Cycling News. Une interview délicieusement soft et parfois stupéfiante qui donna lieu à des échanges comme celui-ci :
Docteur Michele FERRARI – Si vous me demandez, arrivé à ce point de la discussion, “Définissez vos méthodes”, il y a les aspects et les valeurs purement scientifiques trouvés dans les tests des coureurs. Ce sont des données assez compliquées. Il me faudrait beaucoup de temps pour vous les expliquer…
CYCLING NEWS – Mais j’ai appris de certains coureurs que vous avez entraînés que vous aviez une méthode de travail spéciale avec eux, une approche humaniste que ces coureurs acceptaient facilement. »
Pas vraiment l’inquisition espagnole.
(3). Rominger en particulier pourrait vouloir que Ferrari soit un peu moins expansif. Fin 2012, des quotidiens ont rapporté que Rominger « avait rejeté les accusations selon lesquelles sa société de gestion avait des liens avec ce que les enquêteurs italiens pensaient être un réseau dédié au financement du dopage, à l’évasion fiscale et au blanchiment d’argent ». La Gazzetta dello Sport a rapporté en octobre 2012 qu’une enquête italienne de grande ampleur au sujet des activités de Ferrari avait ouvert « une boîte de Pandore » à propos de pratiques financières douteuses, dont le blanchiment d’argent à travers plusieurs pays européens. Des coureurs, parmi lesquels Michele Scarponi et Giovanni Visconti, faisaient partie des individus au centre de l’enquête.
(4). C’est six ans après les débuts de la collaboration que certains des équipiers d’Armstrong réalisèrent pour la première fois qu’il travaillait avec Ferrari. On suppose que Sally Jenkins, qui écrivit It’s Not About the Bike (Il n’y a pas que le vélo dans la vie), ne le savait pas elle non plus car il n’y a aucune mention du maestro dans le livre.
(5). Et cela représentait une jolie liasse de billets. Les transactions entre Armstrong et Ferrari découvertes par l’USADA (l’Agence américaine antidopage) en 2012 sont les suivantes :
21/02/1996 : 14 089,65 $
09/05/1996 : 28 582,33 $
24/07/1996 : 42 082,33 $
06/05/2002 : 75 000 $
29/08/2002 : 75 000 $
05/06/2003 : 100 000 $
10/09/2003 : 75 000 $
06/10/2003 : 300 000 $
02/07/2004 : 110 000 $
29/03/2005 : 100 000 $
31/12/2006 : 110 000 $
Total : 1 029 754,31 $
(6). C’est le matériel cité dans le rapport de l’USADA en 2012, plusieurs années plus tard. « Plusieurs plans d’entraînement écrits à la main et destinés à Kevin Livingston ont été trouvés dans les dossiers du Dr Ferrari durant une fouille de sa résidence, dans le cadre de la première enquête sur lui. Les cyclistes qui ont travaillé avec le Dr Ferrari ont décrit les plans d’entraînement écrits à la main et préparés par lui, et témoigné qu’il plaçait des annotations pour indiquer les dates auxquelles ils étaient censés utiliser des produits améliorant les performances. Les multiples astérisques sont une caractéristique évidente sur tous les plans d’entraînement dans le dossier de Kevin Livingston », affirma l’USADA.
(7). La relation de Livingston avec Armstrong fait partie des quelques-unes qui ont duré. Il dirige un centre de fitness, Pedal Hard, à côté du magasin de cycles d’Armstrong à Austin, Mellow Johnny’s. En dehors d’Armstrong, Livingston est le seul coureur américain à avoir refusé de coopérer avec l’USADA dans son enquête sur l’équipe US Postal.

A suivre le mardi 9 août…