Tout au long de l’été, Vélo 101 vous propose la lecture de l’enquête passionnante de David Walsh qui a fait tomber Lance Armstrong. « Les Sept péchés capitaux » (Editions Talent Sport : www.talentsport.fr, https://www.facebook.com/Talentsport2014) ont été adaptés au cinéma par Stephen Frears sous le titre « The Program » (2015), avec Ben Foster dans le rôle de Lance Armstrong, Chris O’Dowd (David Walsh), Guillaume Canet (Michele Ferrari), Elaine Cassidy (Betsy Andreu) et Denis Ménochet (Johan Bruyneel). Acheter le livre de David Walsh. Disponible chez le même éditeur : « Marc Madiot – Parlons vélo« .

CHAPITRE 3

« Plus vous souffrez, plus le plaisir est grand. »
Tim Krabbé, The Rider

Deux semaines avant le début du Tour de France 1999, l’organisateur de la course, Jean-Marie Leblanc, s’est rendu à Notre-Dame des Cyclistes, en Aquitaine, pour dire une petite prière. En prenant place sur le banc sous le vitrail représentant les grands rivaux Fausto Coppi et Gino Bartali en paix, Leblanc avait de bonnes raisons de chercher lui-même un peu de quiétude.

Douze mois plus tôt, les douanes et les officiers de police avaient fait entrer le monde entier à l’intérieur du Tour en révélant une contre-culture fétide, alimentée par d’inimaginables quantités de substances interdites. La très soudée corporation des cyclistes pros n’aimait pas partager les secrets de sa vie privée avec la police et le grand public. Six équipes se retirèrent de la course en signe de protestation. Les amateurs de cyclisme étaient horrifiés. Le départ du Tour 1998 aurait pu tout aussi bien ne jamais être donné tant il avait peu à voir avec le sport.

Un an après, Leblanc voulait avoir le bon Dieu avec lui. En se rendant à l’église des cyclistes, il parla à l’abbé Massier. On ne révéla pas ce qui fut dit. Leblanc promit au monde que le Tour 1999 serait différent. Il trouva même un slogan accrocheur : le « Tour du Renouveau ». La Grande Boucle serait propre et plus crédible qu’en 1998. Inférieure, plus lente, plus faible. Leblanc se moquait du fait que l’allure du Tour de France soit plus modérée : cela montrerait à tous qu’il y avait moins de substances interdites en circulation.

En plus de Dieu, Leblanc voulait les médias de son côté. Il voulait les sponsors de son côté. Il voulait revivre son ancienne vie. Il voulait apprécier le mois de juillet. Je connaissais Leblanc depuis 1984. Il était alors correspondant cycliste numéro 1 pour L’Équipe. On se rencontrait sur des courses. À l’occasion, on taillait une bavette. Il demandait souvent des nouvelles de Sean Kelly. En le voyant en action une après-midi dans une réception chic organisée dans le centre de Paris par les décideurs du Tour de France, j’ai pensé qu’il était destiné à une vie plus prestigieuse que celle de journaliste cycliste.

Quand je me suis présenté cet après-midi-là, il était en pleine conversation avec trois hommes d’affaires importants en apparence. Lorsqu’il m’a vu approcher, il a rapidement détourné le regard, craignant que je ne vienne dire bonjour, ce qui l’aurait contraint à me présenter. Une discussion d’importance serait descendue de quelques crans.

Rien de personnel, mon ami, mais ce n’est pas le moment. J’ai compris. Il deviendrait directeur du Tour de France d’ici cinq ans. Parmi d’anciens journalistes, il serait l’un des personnages les plus puissants du monde du cyclisme. Je me demandais comment un ancien pro comme lui croyait possible d’avoir un Tour propre.

En 1999, je revenais sur le Tour après avoir manqué les éditions de 1998 et 1997. Mon come-back sur la course était dû en partie à mon confrère John Wilcockson, avait lequel j’avais voyagé sur le Tour depuis 1984. Parlant d’une voix calme et posée, invariablement poli, John était l’incarnation de l’Anglais réservé. Il avait un diplôme d’ingénieur mais sa passion, bien vive sous cette surface lisse, était le cyclisme. D’abord comme compétiteur amateur puis comme journaliste-écrivain. Pour le deux-roues, il sortirait au soleil de midi.

La particularité de John, c’est qu’il n’avait jamais vieilli. Son physique mince n’avait pas pris un gramme. Ses cheveux bouclés semblaient friser d’eux-mêmes de manière un peu plus raide chaque année. Son enthousiasme avait démarré au sommet du mont Blanc. Il se déplaçait maintenant au sommet de l’Everest. Il aimait parler aux coureurs, écrire sur eux, être dans leur monde et quand je ne posais pas de questions au sujet du côté obscur de cette discipline, nous nous entendions bien.

En 1998, j’étais en France pour couvrir la Coupe du monde de football quand la course se déroula. Alex Butler, mon rédacteur en chef aux sports, au Sunday Times, demanda qui nous pourrions envoyer sur le Tour. « John Wilcockson, ai-je dit. Il a déjà couvert le Tour pour nous, il est fiable et il rendra ses papiers à l’heure, contrairement à moi. » Alex pensa que c’était une bonne idée. John accepta. Tout allait bien jusqu’au mercredi, avant le départ. Willy Voet, masseur pour l’équipe numéro 1 du cyclisme, Festina, fut arrêté par la douane avec un chargement plein de substances interdites dans le coffre de sa voiture.

John écrit un article sur la saisie de drogues et les récriminations qui suivirent mais son cœur n’y était pas. Il préférait l’épopée, les contre-attaques héroïques, ces coureurs que notre vieil ami Robin Magowan avait une fois décrits, de façon éloquente, comme des « anges sur roues, pures créatures immunisées comme les méthamphétamines et tranquillisants de notre société accro aux pilules ». Au milieu des fioles d’EPO, des patches de testostérone, des protestations des coureurs et des interrogations des policiers, John trouva encore assez d’enthousiasme pour décrire le vainqueur du Tour cette année-là, l’Italien Marco Pantani, comme « la merveille de grimpeur de 57 kilos venue de Cesenatico ».

« L’année prochaine, tu retournes sur le Tour », me dit Alex.

J’y suis retourné mais j’étais un journaliste différent. Michelle Smith était le rappel le plus récent du fait que les contes de fées en sport ne pouvaient être que des contes. L’héritage du Tour 1998, c’était que les cyclistes pro devraient maintenant avoir à prouver leur innocence. Le Tour démarra au parc d’attractions du Puy du Fou en Vendée, dans l’ouest de la France. Au terme de l’épreuve inaugurale traditionnelle, un contre-la-montre individuel sur une courte distance, Lance Armstrong devint le premier vainqueur sur le Tour 1999. Il survola le prologue de 6,8 kilomètres, terminant 8 secondes plus vite que le second, Alex Zülle. Voilà de quoi avaient dû parler Leblanc et l’abbé Massier en privé dans l’église des cyclistes deux semaines plus tôt, pensiez-vous.

Quoi de plus valorisant pour le Tour qu’un homme qui avait survécu à un cancer des testicules et repris son sport pour révéler une facette encore plus héroïque de lui-même ? Dans le Tour du Renouveau, qui plus est ? Qu’Armstrong n’ait pas couru le Tour 1998 aidait. Que ses quatre années dans le peloton avant son cancer n’aient pas été entachées par des soupçons de dopage aidait. Il semblait être celui dont la course avait besoin.

Mais bien sûr, pour ceux qui avaient été témoins ou qui avaient suivi le défilé des coureurs dopés et des trafiquants de produits interdits l’année précédente, des questions se posaient et l’homme portant le maillot jaune était censé y répondre. Armstrong était plus maigre et avait l’air physiquement plus dur qu’avant son cancer. Il était prêt pour une enquête sur le dopage. « Je vais en parler maintenant et c’est tout ce que je dirai », déclara-t-il au Puy du Fou.

« L’année a été longue pour le cyclisme et en ce qui me concerne, c’est du passé. Peut-être y a-t-il eu un problème mais il y a des problèmes partout. Dans le sport, le cyclisme, la politique. Nous faisons du mieux possible. Nous passons autant de contrôles que possible. Au bout d’un moment, il faut comprendre que ça suffit. Vous autres, journalistes, venez aux camps d’entraînement en supposant que nous sommes tous dopés. Ce sont des conneries. Nous ne le sommes pas. Nous devons tous tomber à nouveau amoureux du cyclisme. Je n’étais pas là l’année dernière – peut-être était-ce une bonne chose. J’espère que le cyclisme va se renouveler. Nous devrions commencer maintenant. »

Quand il s’est exprimé, je me suis souvenu du gamin que j’avais interviewé six ans plus tôt à Grenoble et de l’histoire qu’il avait racontée : il avait obtenu un bonus d’un million de dollars pour avoir remporté trois courses aux États-Unis plus tôt dans la saison. Les assureurs proposèrent vingt versements annuels de 50 000 dollars ou bien 600 000 dollars tout de suite. Armstrong choisit les 600 000.

Puis il laissa les deux coureurs les plus anciens de l’équipe, l’Australien Phil Anderson et l’Anglais Sean Yates, décider comment l’argent serait réparti entre les membres de l’équipe. Anderson et Yates ne purent se mettre d’accord. Très vite, Armstrong, 21 ans, nouveau venu dans le groupe, s’impatienta : « Eh, c’est mon argent. Je vais le faire. Laissez-moi faire. Je passerai pour le sale type. Je vais m’en occuper. » Il prit le contrôle.

Au Puy du Fou, il s’occupa des questions de dopage. Peut-être y avait-il un problème mais à présent, les journalistes devaient arrêter de penser que les cyclistes étaient dopés. Si nous pouvions tous tomber amoureux de ce sport à nouveau, les choses iraient mieux. Ce que j’ai retrouvé dans les propos d’Armstrong, c’était la vieille arrogance du sport. Mais celle-ci venait d’une autre source. Le dopage ne devait pas être évoqué publiquement. Quand il l’était, c’était seulement pour rassurer le public, en lui expliquant que ce n’était pas ses affaires.

Dans la victoire, il n’était pas aussi sympathique que le garçon de Grenoble. Peut-être parce que le dopage était maintenant sur son agenda. Il n’était pas convaincant sur le sujet. Pourquoi disait-il quelque chose d’aussi bête au sujet du Tour 1998 que : « Peut-être y a-t-il eu un problème ? » Quand il se mettait à faire la leçon à des journalistes trop soupçonneux, j’avais envie de le suivre jusqu’à sa chambre d’hôtel et de lui rappeler un peu d’histoire.

J’avais envie de lui dire que les problèmes vus dans un passé récent étaient dus, en partie, à des journalistes trop crédules. De lui rappeler le rôle que les journalistes et les quotidiens avaient joué dans la création du Tour de France. La course elle-même était née de l’imagination de journalistes et avait été nourrie de façon grandiose par la capacité des journalistes à communiquer sur la beauté et la folie de ce pèlerinage de trois semaines à travers la France. Les journalistes sont des personnes sentimentales. Le succès du Tour est bâti sur l’émotion et le souvenir.

Et si l’histoire de la course ne signifiait rien pour lui, il apprécierait le fait que le Tour (qu’un jour, dans un rare moment de fantaisie, il décrivit comme, peut-être, « l’effort athlétique le plus brave au monde ») survînt après un autre débat âpre et interminable au sujet de l’innocence ou de la culpabilité d’un homme. Alfred Dreyfus fut accusé d’avoir vendu des secrets d’État aux Allemands. Le Vélo, le plus grand journal sportif de France à l’époque, prit position en faveur de Dreyfus. Des annonceurs désapprouvèrent et créèrent un quotidien concurrent, L’Auto, qui fut un cuisant échec jusqu’à ce qu’ils imaginent le Tour de France et décident quelque temps après que le maillot du leader serait jaune, comme le papier sur lequel ils imprimaient. L’Auto se transforma en L’Équipe en 1946 (1).

Le quotidien et la course sont devenus si proches qu’ils ont été en symbiose pendant plus d’un demi-siècle. Mais les journalistes sont aussi des êtres humains et ce samedi soir à l’issue du prologue, la salle de presse bourdonna. C’était l’excitation de journalistes ayant le sentiment d’avoir une bonne histoire à raconter. La victime du cancer revient pour s’emparer du maillot jaune ! Depuis cette première réponse à la première question sur le dopage, je doutais de lui. Le maillot de leader lui donnait-il le droit de poser les conditions dans lesquelles il parlerait du dopage ? « Je vais en parler maintenant et c’est tout ce que je dirai », comme si une déclaration ridicule sur la seule question qui comptait suffisait.

Il y avait aussi de bonnes raisons de s’interroger sur sa progression entre 1993 et 1999. Notre interview de 1993 était initialement programmée le soir du prologue. Elle avait été reprogrammée uniquement parce qu’il était démoralisé après une terrible expérience sur le même parcours de 6,8 kilomètres qui servait maintenant de scène à son triomphe.

Les chiffres apportaient quelques explications. En 1993, Miguel Indurain, stoïque et invincible au cœur de sa série de cinq victoires sur le Tour, avait avalé le prologue en une bouchée, couvrant les 6,8 kilomètres en 8 minutes et 12 secondes. C’était un spécialiste du contre-la-montre. Lance se présenta sur ce Tour comme le coureur d’un jour, avec un plan d’attaque bien défini. Acceptant le fait qu’il ne serait pas assez rapide pour battre Indurain et d’autres spécialistes dans le prologue, il estima qu’il était possible de terminer quelque part dans le Top 15 en donnant tout. À partir de là, il pouvait s’infiltrer dans une échappée durant la première semaine et se retrouver en position de s’emparer du maillot jaune. Mais il livra un prologue effroyable, démarrant trop vite et arrivant à la côte du Fossé (4 km) en n’ayant plus rien dans les jambes. Finalement, il boucla l’épreuve en 8’59 » et se classa 81e parmi les 189 coureurs. Il n’était pas d’humeur à répondre à un journaliste. Quatre-vingt-unième ? Aucun Texan n’avait jamais été 81e en quoi que ce soit. « Pouvons-nous réaliser l’interview durant la journée de repos ? »

Six ans plus tard, même course, mêmes conditions, un autre massacre, mais cette fois, c’est Armstrong qui l’inflige au lieu de le subir. Il couvre l’épreuve en 8’02 » – c’est plus de 8 secondes par kilomètre plus rapide qu’en 1993 – et la performance le propulse à un autre niveau. C’était aussi 10 secondes plus rapide que le temps réalisé par Indurain en 1993 pour s’imposer. Au sein de la course et aux alentours, les gens se demandaient comment il était devenu aussi bon dans cette course contre la montre.

Au centre de presse, certains sourcils se levèrent mais la plupart des sourcils recevaient encore des soins pour la fatigue persistante due à l’affaire Festina. Il était facile de rationaliser en disant que ceci était juste un prologue, une minuscule partie d’un marathon de trois semaines. C’était bien emballé, c’est certain, mais ce n’était pas comme si Armstrong allait l’emporter. Les reporters sur le Tour ont aussi réalisé, en discutant avec leur éditeur, que plus quelqu’un prenait ses distances avec cette histoire, plus elle devenait crédible.

« C’est le coureur qui a eu un cancer, pas vrai ?
– Oui, des testicules, avec seulement 50% de chances de s’en remettre.
– Super, belle histoire. C’est incroyable, n’est-ce pas ? Un homme qui a survécu au cancer a une chance de remporter la course la plus exténuante de tous les sports ! »

Toute affirmation suggérant que la victoire dans le prologue était le coup d’un jour était rapidement balayée. Dès que la course quitta le Puy du Fou, il était clair qu’Armstrong était très fort, comme son équipe, l’US Postal. Leur stratégie était exemplaire. Ils laissèrent l’Estonien Jaan Kirsipuu s’emparer du maillot jaune à la fin de la première étape. À charge pour l’équipe française de Kirsipuu, Casino, de contrôler la course. L’US Postal est restée en retrait et a gardé ses forces pour les épreuves de montagne, moment où Kirsipuu serait repris par le peloton.

Mes compagnons de route sur le Tour étaient mon vieux copain Wilcockson, son collègue du magazine Velo News Charles Pelkey et le journaliste australien Rupert Guinness, que je connaissais déjà.

Notre routine sur le Tour consistait à quitter notre hôtel tôt le matin. Ainsi, nous pouvions flâner autour du village, interdit d’accès, où les sponsors emmenaient leurs invités et où les journalistes s’immisçaient dans l’espoir de croiser un cycliste. Parfois, vous aviez un coup de chance mais la plupart du temps, vous preniez un journal, buviez un café et bavardiez avec d’autres journalistes.

Durant cette première semaine sur le Tour, un coureur français de 25 ans rédigea une chronique pour Le Parisien qui était sûrement la plus saisissante au sujet de la course. Christophe Bassons versa de l’eau glacée sur le Tour du Renouveau.

« Nous roulons à une vitesse moyenne de plus de 50 km/h, comme si les routes de France n’étaient rien de plus qu’une gigantesque descente. »

Le Parisien publia la chronique de Bassons sous un gros titre qui disait : « Bassons court le Tour à l’eau claire, sans produits dopants. » Bassons disait également qu’il ne pensait pas quelqu’un capable de figurer dans le Top 10 en courant proprement.

Dans la voiture, nous parlions de la course. Charles était notre chauffeur, c’était son troisième Tour. Grand, mince, toujours prêt à rire mais avec un esprit curieux. Il venait avec la passion des Américains pour un pays et une course qui avaient beaucoup d’histoire et même s’il adorait le cyclisme, c’est celui qui a prêté le plus d’attention quand j’ai commencé à exprimer mon scepticisme.

Rupert était un journaliste cycliste expérimenté portant volontiers des chemises hawaïennes. Comme moi, il s’était provisoirement installé en France pour connaître ce sport de près avant de retourner en Australie pour s’y établir définitivement. Mais il n’avait jamais perdu son amour du Tour. Nous courions ensemble le matin et il avait le moteur diesel d’une machine agricole.

Une fois, 50 minutes après le début de notre course, il s’est arrêté pour aider une vieille dame qui cherchait sa direction. Je n’ai pas attendu. C’est la seule fois où je l’ai battu. Les cyclistes aimaient Ruppert parce que c’était un bon gars. Même s’il n’était pas en désaccord avec les questions que je posais, il n’avait pas envie de devenir trop sceptique.

John, éternel enthousiaste, s’engageait rarement dans une conversation mettant en cause Armstrong. Durant cette première semaine, nous avons discuté de l’affirmation de Bassons selon laquelle vous ne pouviez pas être dans le Top 10 sans vous doper.

« Je crois ce type. Pourquoi dirait-il cela si ce n’était pas vrai ? ai-je dit.
– Je suis d’accord, dit Charles. Et je suis tout à fait d’accord pour dire que Bassons y croit.
– Bassons est à l’intérieur du peloton et il mesure combien chaque coureur va vite. Nous savons qu’avec la vitesse moyenne de la course obtenue jusqu’ici, ce Tour va être plus rapide que celui de l’an dernier où, nous le savons, le dopage était envahissant.
– Mais s’il est un tout petit peu plus rapide, qu’est-ce que cela prouve ? demanda Charles.
– Pas grand-chose mais Leblanc a dit qu’il attendait avec impatience un tour plus lent pour prouver qu’on utilisait moins de produits dopants. »

La discussion s’est poursuivie ainsi, Charles essayant de proposer des contre-arguments mais versant plutôt dans le camp des sceptiques. J’ai senti Rupert penser que nous avions probablement raison. Sans prononcer un mot, John a émis un son qui exprimait le mécontentement. Il n’avait pas beaucoup de temps à consacrer à notre débat.

Il m’irritait bien plus en refusant de s’engager qu’il ne m’aurait irrité en attaquant nos arguments. L’explication évidente était qu’il se basait trop sur l’intuition et sur le fait que personne n’avait apporté la preuve qu’Armstrong se comportait mal. Il aurait mieux valu qu’il dise qu’Armstrong courait proprement mais il ne voulait tout simplement pas débattre. Son silence nourrissait mes reproches. C’était comme si le matador agitait sa cape rouge et que le taureau expirait l’air de ses naseaux, l’exhalait de sa gueule, son sabot frappant le sol.

Dans la salle de presse, il y avait une indifférence généralisée envers Bassons. Armstrong offrait une meilleure histoire et le moindre écho donné aux complaintes de Bassons atténuerait l’effet de bien-être procuré par l’histoire du héros revenu d’un cancer. Le coureur français obtenait plus d’attention de ses collègues professionnels.

« Tu dois arrêter tes conneries, dit un jour à Bassons Pascal Chanteur, un coureur d’une autre équipe française. Tu es tout seul, tu t’es mis tout le monde à dos. Ce que tu fais est mal. Les journalistes sont des idiots. »

Thierry Bourguignon, un coureur français vétéran, fut l’un des quelques membres du peloton à parler avec Bassons. Il avança gentiment que les journalistes se servaient de lui pour remplir leur propre agenda. « Je sais cela mais moi aussi, je me sers d’eux pour dire ce que j’ai à dire », déclara Bassons. Bourguignon était préoccupé par les conséquences d’une confusion entre le jeune rebelle et lui.

« Pourquoi me mentionnes-tu toujours dans tes chroniques ?
– Parce que tu es le seul qui continue de me parler », répondit Bassons.

Par l’intermédiaire de mon ami Pierre Ballester, j’ai été présenté à un coach et physiologiste de l’effort appelé Antoine Vayer, qui vit à Laval. Vayer, 36 ans, avait été préparateur physique pour l’équipe numéro 1 au monde, Festina, mais avait refusé d’être impliqué dans son programme de dopage systématique. Bassons était l’un des trois coureurs Festina, dans un groupe de trente-trois, qui couraient proprement. Vayer et lui étaient devenus amis. Leur amitié et leur relation coach-coureur ont survécu à la désintégration de l’équipe Festina.

Au quatrième jour de la course de 1999, le Tour de France passa par Laval. Vayer pensa que c’était une bonne occasion de réunir quelques journalistes de même opinion au bar Le Gobelin, pour un rassemblement informel. Les invitations étaient verbales et le rendez-vous semblait avoir un caractère clandestin : seuls seraient présents des journalistes connus pour être ouvertement opposés au dopage. Ce groupe ne dépassait pas les vingt personnes.

Dès que je suis entré dans Le Gobelin, le propriétaire fit un signe de la tête discret. Il savait qui je venais voir et tourna la tête vers le petit jardin à l’arrière. Dehors, une fumée de charbon s’échappait dans l’air nocturne et l’homme qui se tenait devant le barbecue était un géant muni d’une fourchette à deux dents.

Autour des tables ont pris place les révolutionnaires, ceux qui ne croyaient pas que le Tour du Renouveau était ce qu’il était censé être et qui comprenaient la nécessité de mener une investigation plus radicale. Pierre Ballester était là, de même que Stéphane Mandard, du Monde. Il y en avait un ou deux autres que je connaissais de vue. La soirée fut menée par Vayer, l’homme aux cheveux clairsemés, autour duquel, approximativement, tout le monde s’assit.

Ils en savaient plus que moi, ils avaient vécu dans ce pays, respiré le Tour de France et parmi eux, Vayer était le plus intéressant car il avait travaillé avec une équipe qui se dopait, testé ses coureurs et vu par lui-même les effets du dopage. Vers la fin de la soirée, je l’ai interpellé et nous avons discuté en anglais. Qu’est-ce que cela lui faisait d’être chez Festina ?

« Évidemment, j’étais marginalisé. Je n’avais aucune crédibilité. Je n’étais pas autorisé à participer aux réunions de l’équipe et quand j’étais dans le coin, les coureurs ne parlaient pas ouvertement. Mais j’ai rejoint l’équipe avec mon intégrité et j’en suis reparti avec. »

Il pouvait voir quelques progrès depuis 1998 mais pas beaucoup. « Avant l’année dernière, le cyclisme pro était un sport de junkies – pas à cause de ce que les gens prenaient mais à cause de la mentalité du coureur. Les choses ont un peu progressé mais la culture est toujours la même. Par exemple, l’usage des corticostéroïdes. Les coureurs en prennent quand ils sont stressés, ils en prennent quand ils sont déprimés, ils en prennent quand ils merdent. Pour eux, la vie doit être dénuée de stress. C’est une mentalité de junkie. »

L’absence de vénération d’Antoine quand il parlait des cyclistes pros le coupait de la majorité de ceux qui travaillaient dans les équipes et pratiquement de tout le monde dans la tente des journalistes. Il voyait en eux des individus aspirés par la culture du dopage et désespérément en quête d’aide. « J’ai rencontré Hein Verbruggen, le président de l’UCI, l’autre jour et nous avons parlé une heure. Il a dit qu’il était à la tête de 171 fédérations et j’ai répondu : “Arrête ton bla-bla, ton seul devoir est de mettre fin au dopage. C’est tout ce que tu as à faire.” »

La passion d’Antoine était doublée d’empathie. Sa conviction était que le dopage ne nuisait pas seulement à la santé mais avait aussi des effets déshumanisants. « La plupart des meilleurs sont devenus psychotiques. Ils veulent gagner de l’argent, baiser les autres parce que, comparés à eux, tous les autres sont petits. Ils veulent avoir une belle maison, une belle femme, une belle voiture et ils feront n’importe quoi pour les avoir. Ils n’ont plus d’émotions, plus de pensées, plus de sentiments, aucune vie intérieure. Tout ce qu’ils sont est dédié à leur réussite et ils tueraient pour conserver cela. » (3)

Nous avons discuté de Bassons. Il raconta combien il avait été bon en amateurs et comment il avait brillamment réussi la transition chez les pros. Le mot courut qu’il avait roulé proprement durant ses deux premières saisons dans le peloton professionnel et il était également connu qu’il avait un taux d’hématocrite naturellement bas, ce qui le rendait encore plus précieux : il pourrait prendre beaucoup d’EPO sans excéder les 50% maximum mis en place par l’UCI (4).

Antoine parlait de Bassons comme un père parlerait de son fils. En une occasion, Christophe reçut une injection de cortisone pour un genou douloureux et comme son médecin avait prescrit le traitement, il fut libre de courir. Mais sentant que la cortisone lui permettait d’être plus performant, il se retira volontairement de la compétition.

Les résultats n’étaient jamais ce qu’ils auraient dû être. Plusieurs personnes lui ont conseillé de revenir à la réalité et de se soumettre à un programme de dopage ; ses parents déclarèrent qu’ils comprendraient s’il se sentait obligé de le faire. Il en a discuté avec Pascale, sa fiancée, et elle a expliqué qu’elle n’aurait pas envie d’épouser un homme ayant utilisé des substances interdites. Pascale était plus importante pour lui que remporter des courses cyclistes. Il ne considéra jamais sérieusement le dopage. Chaque chose que disait Antoine au sujet de Christophe me le rendait sympathique.

Ses coéquipiers chez Festina acceptèrent le fait qu’il n’était pas l’un d’entre eux et s’en accommodèrent. Sa présence était utile quand les testeurs se présentaient : il était envoyé en premier et différait leur contrôle. Pendant ce temps, ses coéquipiers recevaient une injection saline qui diluait leur sang et les maintenait prudemment sous les 50%.

Puis vint le Tour 1998, l’équipe Festina fut prise la main dans le sac pharmaceutique, comme beaucoup d’autres équipes, et Bassons pensa que le malheur des uns ferait son bonheur. Un examen plus poussé aboutirait à la diminution du dopage et dans ce nouveau monde, il ferait une meilleure carrière.

Ce n’est pas comme cela que les choses se passèrent. Dès le début de la saison, la vitesse moyenne des courses était telle que Bassons comprit que le dopage était toujours répandu. Lorsqu’il se retrouva sur le Tour, il était désespéré. Voir le peloton courir encore plus vite était trop. Il offrit sa franchise sans détours à chaque journaliste qui le sollicitait et devint un paria au sein du peloton.

Dans mon esprit, son propre sport était en train de le bouffer. Après quatre jours de course, c’était le seul coureur dont j’étais sûr.

Excité par cette atmosphère subversive dans ce jardin à l’arrière et galvanisé par le plaidoyer d’Antoine pour une meilleure équité en sport, j’ai quitté Le Gobelin en ayant le sentiment d’avoir rejoint un mouvement underground engagé dans la lutte contre le dopage dans le cyclisme professionnel. Revenu, en passant inaperçu, à l’hôtel que je partageais avec John, Rupert et Charles, j’ai pensé à la vingtaine de journalistes qui étaient venus au rassemblement et les ai considérés comme quelques-uns des reporters les plus intelligents et les plus pointus présents sur la course.

Ma foi dans le Tour du Renouveau diminuait en ce temps-là mais ma soirée au Gobelin me rappelait qu’il fallait continuer d’y croire. Si vous ne souteniez pas Christophe Bassons, comment pouviez-vous vous prétendre journaliste ?

La plupart du temps, le Tour de France suit un scénario déterminé par ce qui se passe dans la première épreuve individuelle contre-la- montre, huit ou neuf jours après le début de cette compétition longue de trois semaines. Si l’un des prétendants à la victoire finale la remporte, il s’empare généralement du maillot jaune et la seule personne capable de l’en déposséder, c’est lui-même. Peu après cette épreuve contre la montre, la course se poursuit en montagne. Souvent, cette première incursion dans les Alpes ou les Pyrénées est le plus gros test pour le favori.

Armstrong remporta l’épreuve contre la montre sur un circuit de 56,6 kilomètres dans la ville de Metz. Il reprit le maillot jaune qu’il avait fait sien lors de la première journée et perdu au cours de la deuxième. Sa victoire dans cette épreuve contre la montre était écrasante. Elle lui donnait 2 minutes et 20 secondes d’avance sur le deuxième, Christophe Moreau. De simple prétendant à la victoire finale, Armstrong s’imposa à tous comme le futur vainqueur du Tour.

À mes yeux, sa performance dans l’épreuve contre la montre était au mieux déconcertante, au pire franchement suspecte. Il avait couru le Tour de France quatre fois avant de se voir diagnostiquer un cancer en 1996. Il avait enregistré des résultats remarquablement constants les trois fois où il avait couru le contre-la-montre (5). En 1993, il termina à 6’03 » du vainqueur (dans le contre-la-montre de la 9e étape). En 1994, à 6’23 » (dans le contre-la-montre de la 9e étape). En 1995, à 6’24 » (dans le contre-la-montre de la 19e étape). Il n’était pas mauvais mais pas proche des meilleurs. Pour devenir le meilleur, il fallait réussir un bond stupéfiant.

Deux jours plus tard, Armstrong allait se rendre en montagne pour la première fois. On allait savoir s’il gagnerait le Tour ou s’il serait un ornement. La montagne ne devait absolument pas être son terrain favori. Son carnet de route en faisait foi. Dans les Tours précédents, le meilleur classement d’Armstrong dans une étape de montagne était une 39e place sur le tracé Saint-Étienne-Mende, sur le Tour 1995. Dans les huit autres étapes de montagne qu’il avait courues, ses classements étaient bien pires et les déficits beaucoup plus importants.

Dans la salle de presse, en 1999, parmi son nombre croissant de disciples, on s’attend à ce que pour cette nouvelle édition, Armstrong soit différent : il a bien couru dans le Tour d’Espagne l’année précédente et il est plus fort depuis son cancer. De coureur pouvant finir 8 ou 28 minutes derrière, il est devenu le plus grand grimpeur du peloton. La route est préparée pour le prochain exploit de Clark Kent. Inutile de vous interroger, les gars, tout peut être expliqué de façon rationnelle.

Et moi ? Mon instinct me disait : « N’y crois pas. Tout ceci est aussi logique que le Tour dominé par un homard sur un vélo. Un homard entier, doté d’un casque et avec un récit qui varie sur la façon dont il a échappé à la dernière minute à une casserole d’eau bouillante. »

La première étape de montagne est une course de 213 kilomètres qui se durcit brutalement et mène à Sestrières en passant la frontière italienne. Sestrières est une ascension mythique, à la fois du Giro et du Tour de France. Ce n’est pas une montée particulièrement longue, elle n’est pas particulièrement dure ni punitive mais elle est aimée en raison de son emplacement, de son histoire et du style de coureurs qui l’ont conquise. C’est là que le charismatique Fausto Coppi fit le trou et prit presque 12 minutes à son éternel rival Gino Bartali, en route pour une victoire dans le Giro 1949. Coppi remporta également le Tour cette année-là. Son premier doublé.

Trois ans plus tard, Sestrières apparut pour la première fois sur la route du Tour. Sestrières était la 11e étape. La 10e étape, deux jours plus tôt, était la première à s’achever au sommet de l’Alpe-d’Huez. En route pour un autre doublé Giro-Tour, Coppi prit le maillot jaune à L’Alpe-d’Huez puis surgit et massacra ses concurrents avec une échappée héroïque à travers le vent et la pluie jusqu’à l’arrivée au sommet de Sestrières.

Pour ceux présents ce jour-là, ce fut un souvenir impérissable. Coppi était un personnage. On racontait des histoires sur lui autour de la cheminée ou au pied du lit. Elles créèrent une légende qui enveloppa le Tour et le maintint au chaud.

L’une des histoires sur Coppi remonte à l’époque où il était prisonnier de guerre, en 1943. Il avait été capturé par les Anglais en Tunisie. En prison, il partagea son bol de nourriture avec un autre prisonnier, un coureur amateur nommé Arduino Chiappucci. Coppi était parti à la guerre avec l’étiquette de héros du sport italien et on le tenait dans une telle estime que l’armée italienne tenta de l’éloigner du danger le plus longtemps possible. En captivité, Chiappucci se rapprocha de son idole Coppi et lui donna souvent sa propre nourriture pour entretenir la force et le moral du champion. Quand la guerre s’acheva, Coppi et Chiappucci suivirent des chemins séparés. Coppi roula sur une partie de la route menant chez lui puis fut pris en stop par un camion d’anciens détenus (6).

Chiappucci retourna chez lui et éleva un fils, Claudio. Il lui remplit la tête du récit des heures passées avec le grand Coppi, dont les prouesses les plus éblouissantes étaient encore à venir.

Quarante ans après l’échappée de Coppi à Sestrières, le fils d’Arduino Chiappucci s’imposa sur la même montagne. J’étais là, ce jour de 1992, et ce fut une course de légende, tout droit sortie du livre de la mythologie Coppi. Un samedi après-midi, 254 kilomètres d’usure et d’étirement entre Saint-Gervais et Sestrières. À 12 kilomètres de l’arrivée, Claudio Chiappucci attaqua. Cela semblait beaucoup trop tôt mais nous ignorions ce qui allait se produire (7).

Tout ce que nous vîmes fut une ambition casse-cou. Pas de stratégie, juste l’attaque, l’attaque, l’attaque ; se consumer sur une terre de douleur. Il se débarrassa de ses compagnons d’échappée mais derrière, le monstre en maillot jaune, Miguel Indurain, l’avait dans sa mire. L’allure de Chiappucci était trop élevée pour les équipiers d’Indurain. Le leader devait donc mener la poursuite seul. Cela rétablit l’équilibre.

J’aimais le style et la témérité de Chiappucci, son besoin de l’emporter le jour où la course traversait son pays. C’était du brio. C’était le Tour nous offrant une épopée de fin de XXe siècle. C’était le sport. C’était ce pour quoi nous étions venus. En cyclisme, vous encouragez le gars qui, dans l’expression française, « fait la course ». Mais Chiappucci avait été là tellement longtemps que nous étions devenus fatalistes. Ces gars se font toujours reprendre. Le roman du Tour, c’est qu’il n’y a pas de roman. C’est dur, c’est cruel, c’est terrible. Dans l’ascension de Sestrières, Indurain était assez près pour savoir qu’il pouvait reprendre Chiappucci. Quand il le souhaitait.

Dans sa splendeur, Indurain était aussi implacable et aussi peu charismatique que l’un des Cavaliers de l’Apocalypse. Son ombre rattraperait Chiappucci d’une seconde à l’autre. Nous savions que Chiappucci et son rêve étaient morts. Indurain allait plus vite. Chiappucci s’était accroché trop longtemps et Indurain savait ce qui se passait quand il avançait de manière menaçante sur un concurrent. Il le dévorerait comme un python sortant d’un jeûne. Ciao, Claudio.

À ce moment-là, l’Italien à moitié fou ressuscita. La force revint dans ses jambes, comme une rivière sans digue. Le rêveur en vous imaginait que c’était une force allouée par son grand cœur italien. Il revint à la charge. Il y aurait une belle fin malgré tout. Chiappucci creusa un petit écart, l’augmenta et s’éloigna du monstre dans les derniers kilomètres exténuants.

Il s’imposa de 1’45 dans cette journée si brutale que dix-huit coureurs furent éliminés après avoir terminé l’épreuve hors délai. La victoire n’était pas suffisante pour permettre à Chiappucci de remporter le Tour mais son échappée n’était pas une affaire de position élevée dans un classement général. C’était une affaire de gloire, de beauté pure. Ce jour-là, il nous offrit une course aussi grandiose et culottée que celle dont nous avions toujours rêvé. Aussi enivrante que possible. Romance.

Cela semble embarrassant aujourd’hui mais j’ai pleuré en salle de presse quand Chiappucci a trouvé la force de maintenir Indurain à distance. Je n’ai pas pu m’en empêcher. C’était la chose la plus belle, romantique et héroïque que j’avais jamais couverte. Le courage bat le calcul quand un athlète, mu par la nécessité de briller devant les siens, se transcende.

L’EPO et le cynisme las qu’il génère n’étaient pas sur notre radar. Je me tenais là et pleurais. Je n’étais pas le seul. C’était pour cela qu’on aimait le Tour. Qu’un juillet en France pouvait être le meilleur mois de votre année. N’importe quelle année.

Quatre ans plus tard, Chiappucci déclara à un juge italien, Vincenzo Scolastico, qu’il avait utilisé de l’EPO depuis 1993. Plus vieux, plus sage, plus cynique, j’ai pensé : « C’est commode, Chiappa, la plus grande performance de ta carrière est survenue juste avant que tu ne commences à prendre de l’EPO. Ouais, commode. » Plus tard, Chiappucci s’est rétracté mais quelle importance, il échoua à un test d’EPO avant le Giro 1997 et plus tard cette année-là, il fut écarté de l’équipe italienne pour les Championnats du monde à cause d’un taux d’hématocrite excessivement haut, indiquant une utilisation d’EPO.

Je n’ai jamais pu revoir cet écart creusé sur Indurain avec les yeux qui l’avaient vu pour la première fois. Ce second effort, c’est ce que l’EPO pouvait faire ? Etait-ce la première grande course de l’EPO ?

Le cirque nous avait transformés en ploucs et en dupes, jobards et incompétents. Le roman de Fausto et Arduino était dissous chimiquement. Il n’y aurait plus de larmes de joie en salle de presse. Tout interroger. Demander ce que Marie et Joseph firent de l’or.

NOTES
(1) On estima que L’Auto avait été trop proche du maréchal Pétain, président fantoche pendant les années de guerre, et on ordonna sa fermeture après celles-ci. L’Equipe fut autorisé à lui succéder à condition de paraître sur du papier blanc et non du papier jaune. Cette couleur était trop associée à L’Auto.

(2) Le Tour de France 1999 s’ouvrit avec le prologue le 3 juillet. Armstrong remporta ce prologue et reçut quelques jours plus tard la notification d’un test positif au sujet d’une substance interdite pour laquelle il n’avait pas d’autorisation médicale. Une couverture fut fabriquée en antidatant une prescription pour une crème à la cortisone et en expliquant que la médication prescrite servait à traiter des douleurs liées à la selle. Nous avons appelé cela « la défense crème-de-cul ». L’UCI a tout avalé.

(3) Quand Vayer parlait des top cyclistes psychotiques, il ne pensait pas à Lance Armstrong qui, à ce moment-là, était juste un autre concurrent dans ce qui semblait être une course très ouverte. Avec le recul, beaucoup de ce qu’il a dit pourrait s’appliquer à Armstrong.

(4) L’hématocrite est le volume de globules rouges dans le sang, exprimé par un taux par rapport au volume de sang global. L’UCI ayant permis aux coureurs d’avoir un taux d’hématocrite de 51% en 1999, un coureur avec un taux d’hématocrite naturellement bas comme Bassons était censé être avantagé. Il pouvait prendre beaucoup d’EPO pour générer des globules rouges supplémentaires sans dépasser la limite des 51%. Bassons refusa de se doper. Aussi, son avantage naturel n’avait plus d’importance.

(5) Armstrong tomba malade au début du Tour de France 1996 et se retira avant la première épreuve contre la montre.

(6) Coppi est l’une des plus grandes figures du cyclisme mais ce n’était pas un saint. Gino Bartali, son vieux rival, le regardait tel un aigle quand ils étaient en compétition. Durant leur retraite, ils apparurent souvent ensemble à la télévision. Comme coureur, Bartali avait pour habitude d’investir la chambre de son rival, quand il quittait un hôtel, à la recherche de traces de ce qu’il avait consommé. Il taquinait Coppi en faisant des allusions au sujet des « substances qu’il avait l’habitude de prendre ». Un échange fameux nous en dit beaucoup sur la culture d’une époque où le dopage avait été inventé mais non encore banni.
BARTALI. – Les cyclistes prennent-ils la bomba ? (amphétamines)
COPPI. – Oui et ceux qui prétendent le contraire, ça ne vaut pas la peine de leur parler de cyclisme.
BARTALI. – Et toi, as-tu pris la bomba ?
COPPI. – Oui. Dès que c’était nécessaire.
BARTALI. – Et quand était-ce nécessaire ?
COPPI. – Quasiment tout le temps !

(7) Plus tard, on apprit que Chiappucci portait un cardiofréquencemètre pour l’étape de Sestrières, ce qui était du jamais vu à l’époque.

A suivre le mardi 19 juillet…