Le conflit planétaire du siècle dernier a généré un sommeil profond et durable au sein de toutes activités sportives en général et du cyclisme en particulier. En outre, si cette parenthèse de déraison s’est révélé rédhibitoire pour nombres de coursiers de grande notoriété, elle a aussi lésé des carrières en devenir telles celles de Gino Bartali et surtout de Fausto Coppi, et retardé sinon tronqué par la même occasion leurs légendaires et épiques confrontations. Dernier lauréat du Giro en 1940, à l’âge de 21 ans, le « chat de gouttière », sobriquet dont s’est vu généreusement affublé Coppi par Bartali lors d’un Tour du Piémont (1939) où le jeune présomptueux ne quittait pas sa roue, s’apprête nerveusement mais consciencieusement à honorer un nouveau statut, passablement écorné néanmoins par l’érosion du temps. Nous sommes en 1946, au départ de la reine des classiques transalpines, Milan-San Remo, et l’atmosphère belliqueuse et contrastée qui a régné en maître depuis de longues saisons sur la péninsule est encore chargée de relents indéfinissables mais palpables.

La préparation du jeune prodige italien fut perturbée bien malencontreusement par un grave accident de la circulation. En effet, fait prisonnier en Afrique par les Anglais, Coppi assura pendant ce laps de temps l’intendance d’un gradé de sa très grâcieuse Majesté, où il se vit offrir le droit de participer à certaines compétitions sous les couleurs de la SS Latium. C’est en rentrant chez lui, à bord d’un camion militaire, que le drame fut évité de justesse. Cette mésaventure ne s’avèrera néanmoins nullement préjudiciable à son intégrité physique, et c’est dans une condition optimale que le futur Campionissimo s’aligne au départ de cette première Primavera de l’après-guerre. En outre, il se présente dans la capitale lombarde ceint de la tunique bleue et blanche, couleur emblématique de la Bianchi, et auréolé d’une suprématie sur la piste, couronnée d’un mythique record de l’heure. Ce binôme Coppi-Bianchi suscitera, durant une décennie, l’adoration de tout un peuple, et se propagera comme une traînée de poudre dans le monde entier.

Aujourd’hui encore, la légende Bianchi génère l’admiration sans borne de nombreux nostalgiques et irréductibles inconditionnels. Les adversaires patentés de Fausto Coppi conservent en mémoire, à l’instant de s’élancer, le souvenir lointain d’un gamin de 21 ans, fringuant et impudent. En effet, ne les avait-il pas ridiculisé lors d’une étape Florence-Modène du Giro 1940 où, facile et insolent, il s’était adjugé ardemment et après un raid solitaire ô combien épique la victoire d’étape puis la victoire finale. Aussi ces derniers, dont le facétieux et très respecté Gino Bartali, se promettent d’ôter toutes velléités offensives superflues au juvénile piémontais. Ce 19 mars, le printemps s’est invité prématurément sur la Lombardie et le soleil chatoyant de ce début de journée embaume l’atmosphère d’un bien-être communicatif. Situation des plus ambivalentes, voire paradoxales, pour une épreuve frisant les 300 bornes. Mais là se situe la magie du vélo. En outre, cette douceur ambiante transparaît sur le moral des coursiers, et c’est un peloton des plus guillerets, bon enfant et un brin farceur, qui s’achemine à l’abordage des premières rampes du Turchino, première véritable difficulté de la journée.

Peu avant d’appréhender l’incontournable capo, inauguré par Belloni lors de la Primavera 1917, un groupe de huit hommes s’extirpe d’un peloton dont l’apathie flirte avec léthargie. Dans ce groupe cosmopolite figurent Fausto Coppi et le Français Lucien Teisseire, entres autres. Dès les premiers lacets du col, le natif de Castellania, dans son style incomparable et unique, dépose un à un ses compagnons d’échappée. A l’exception de Teisseire, tous sont balayés comme de vulgaires fêtus de paille. L’impressionnante et insolente facilité, qui pourrait fort bien passer pour de la désinvolture, du recordman de l’Heure sidère et cristallise les premiers signes de rémission du Français de Saint-Laurent-du-Var. A quelques hectomètres du sommet, Coppi se dresse sur ses ergots et, dans un déhanchement de ballerine, s’envole vers son destin. Le Varois, soudain tétanisé, lâche prise et abandonne, bon gré mal gré, mais surtout impuissant, l’Italien à l’euphorie des tifosi en liesse accourus de partout sur les pentes du Turchino.

Ne possédant pas une marge suffisante sur le Méridional pour espérer rallier San Remo sans risque, Fausto Coppi tergiverse et hésite sur la marche à suivre. Un soupçon de doute qui s’évanouira dès les premiers lacets descendants. A 140 bornes de la Via Roma, le Campionissimo décide finalement de s’inscrire dans la légende en fonçant seul en direction de la Ligurie et la Méditerranée. Aussi à l’aise dans le rôle du mouflon des cimes que du prédateur terrestre, le Bianchi mouline à une vitesse inouïe. Bien posé sur sa monture, l’allure altière et académique à souhait, le Piémontais avale le macadam avec un appétit gargantuesque. A Voltri, il a irrémédiablement atomisé le pauvre Varois. Ce dernier compte à ce moment-là la bagatelle de huit minutes de retard. Pour sa défense, il serait faire injure au Français de ne pas reconnaître que ce dernier évoluait en aveugle car ignorant totalement le tracé du parcours. C’est donc à vue, accessoirement gêné par les voitures suiveuses, que Teisseire s’escrimait comme un beau diable dans le but, dorénavant, de conserver cette seconde place si chèrement et âprement acquise. Devant, Fausto Coppi, impérial, accroît immuablement son avance. L’inexorable et implacable supériorité affichée par le Transalpin, en ce 19 mars, laisse augurer des lendemains cauchemardesques pour ses adversaires.

Des « Arriva Coppi ! » fourmillent à l’unisson tout au long de la route du bord de mer. Derrière Teisseire, arc-bouté sur sa potence, le regard figé et fixé sur l’horizon résiste héroïquement au retour conjugué de Gino le Pieux, Mario Ricci et Fermo Camellini, tous trois auteurs d’une escalade du capo Berta du feu de dieu. Fausto Coppi, à peine marqué par sa chevauchée fantastique, apparaît alors au bout la dernière ligne droite. L’enthousiasme de la foule présente est invraisemblable et confine même au délire. Après 270 kilomètres d’échappée, dont 140 en solitaire, le nouveau Campionissimo s’impose magistralement, avec plus de quatorze minutes d’avance sur un génial Lucien Teisseire et plus de dix-huit sur le trio de poursuivants. Le petit livreur de Novi-Ligure, au torse court et aux jambes fines et interminables, inaugurait ce jour une longue et inépuisable série de chevauchées dévastatrices.

Michel Crepel