Rappelez-vous ce 8 mai 1983. C’est la liesse dans l’antre de Madrid la Castillane. Ce jour d’élections législatives en Espagne est le théâtre, en outre, de l’arrivée de la Vuelta et de son conquistador, l’irréductible breton Bernard Hinault. Pour cela elle s’est vêtue de ses plus beaux atours car rarement, auparavant, la fière et orgueilleuse patrie du Cid n’avait autant conviée aux épousailles un ressortissant d’une nation autre que la sienne. Surtout, l’invraisemblable panache et l’extraordinaire volonté usités par le Blaireau, quarante-huit heures en amont de ce royal cérémonial, avait achevé de sublimer et conquérir à jamais les derniers aficionados récalcitrants. Ceux-là même qui, lors de la quatorzième étape, avaient hué et vilipendé ce dernier d’avoir favorisé les desseins de Beppe Sarroni au cours de l’ascension du Pajarès.

Il faut bien avouer que soixante-douze heures plus tôt, on n’affichait pas une mine des plus réjouissantes du côté des paddocks de la formation française Renault-Elf-Gitane. En effet, malgré une stratégie de début de course digne d’un Hannibal, d’avant Scipion, où les Guimard boys s’octroyèrent avec pertinence et insolence le commandement de l’épreuve à deux reprises par l’intermédiaire de Dominique Gaigne puis de Laurent Fignon, Bernard Hinault fut alors victime d’une journée noire comme rarement il n’en avait jadis traversé. Il est vrai que jamais depuis 1978, le Breton d’Yffiniac n’avait essuyé un tel camouflet. Balayé comme un fétu de paille lors du chrono en côte de Panticosa par le Basque de Berris, Marino Lejarreta, le Blaireau encaissera ce jour-là un uppercut carabiné de l’ordre de 2’13 ». Abasourdi et meurtri par ce cuisant échec, Bernard Hinault n’aura de cesse alors de fomenter une vengeance à la hauteur du préjudice subi. Orfèvre en la matière, l’impétueux Blaireau, pouvant par moment se montrer belliqueux voire pernicieux à bien des égards éjectera sans concession aucune et en suivant Marino Lejaretta, Alberto Fernandez puis Alvaro Pino, du trône tant convoité d’empereur d’Espagne. Ne laissant que le jeune et talentueux Julian Gorospe en amarillo, pour ne pas trop froisser l’hôte ibère furibard à son encontre, le Français s’apprête à élaborer puis à exécuter froidement la mise à mort qu’il a longtemps, minutieusement et scrupuleusement ourdie.

Entre Salamanque et Avila, lors d’une étape apocalyptique, le Blaireau va signer un exploit digne de la légende de la petite reine. Lors des 200 bornes et des quatre ascensions qui jalonnent cette avant-dernière étape, Bernard Hinault entreprend un massacre en règle de l’adversaire. En l’occurrence, Julian Gorospe. Le jouvenceau de la formation chère à Perico, Reynolds, va découvrir à ses dépens la folie meurtrière et orgiaque d’un Blaireau maltraité, blessé et humilié. Terminant à près d’une demi-heure du Breton, celui-ci mettant un point d’honneur à remporter l’étape, le jeune espoir espagnol ne se remettra jamais vraiment de cette terrible et implacable punition.

Cette victoire obtenue sur le fil du rasoir et dans la difficulté ne saurait occulter l’inhabituelle fragilité du Breton dans les moments importants de l’épreuve. A vrai dire, sans un manque aigu de vigilance de ses adversaires, Bernard Hinault n’aurait sans doute pas inscrit une deuxième Vuelta à un palmarès déjà conséquent. Sous cette apparente satisfaction du devoir accompli, la rumeur mène néanmoins bon train à propos d’un mal mystérieux qui serait à l’origine de cette poussive et pour le moins heureuse victoire. Effectivement, une douleur ligamentaire du genou droit, insidieuse et persistante, est apparue comme par enchantement durant le déroulement de l’épreuve. A l’éclairage de ce fait imprévu et inavoué, on réalise rétroactivement, pantois d’admiration, toute la dépense d’énergie, le courage et l’abnégation sans borne qu’il a fallu déployer au Blaireau pour vaincre. Ce succès acquis à la Pyrrhus aura néanmoins des répercussions telles que Bernard Hinault, à l’issue d’une énième série de tests approfondis, sera contraint, bien malgré lui, de ne pouvoir honorer de sa présence le départ de la Grande Boucle 1983 à Fontenay-sous-Bois.

Ce forfait bien malencontreux pour tout le monde ouvre en revanche des perspectives nouvelles aux adversaires patentés du Blaireau. Loin de pavoiser, pourtant, ces derniers sont devant un dilemme que cinq saisons de domination du Blaireau avaient occulté, à savoir comment vaincre sans péril dans une épreuve telle que la Grande Boucle. L’absence forcée du Blaireau aiguise les appétits et  booste  les ambitions même les moins acérées. Les candidats au maillot jaune apparaissent pléthores à la veille du départ et les commentaires prolixes et plus ou moins pertinents sur les chances des uns et des autres. De Lucien Van Impe, le héros de 1976 à Sean Kelly, frais émoulu lauréat du Tour de Suisse en passant par Pascal Simon, vainqueur de Greg LeMond sur le Dauphiné, ou encore Peter Winnen, Joaquim Agostinho, Johan Van Der Velde et ce bon vieux et indéracinable Joop Zoetemelk, tous possèdent une réelle chance, à défaut de certitude, de se parer de la tunique jaune à l’issue de cette kermesse de juillet 83.
Premier Tour de l’ère Open, l’attraction viendra de la présence des Colombiens. Réunis autour du vainqueur du Tour de l’Avenir 1980, Alfonso Flores, les Mouflons des Andes que sont Patrocinio Jimenez, Samuel Cabrera ou Edgar Corredor devraient dynamiter afin de décanter la course dès l’apparition des premières dénivellations.

La course débute en fanfare et les maillots jaunes virevoltent d’épaules en épaules. Débridée et torrentueuse, l’épreuve chère à Henri Desgrange n’en possède pas moins de piments et d’incertitudes. Du Belge à la chevelure flamboyante Eric Vanderaerden au blondinet danois de Coop Mercier Kim Andersen en passant par son équipier français Jean-Louis Gauthier, la tunique tant convoitée a connu trois jours de vie trépidante. Le Danois de Malling se permettant néanmoins le luxe de sauvegarder son précieux sésame jusqu’au pied des Pyrénées, à Pau plus précisément, où un certain Irlandais Sean Kelly le lui chipera sans aucun scrupule. Cette première semaine, outre l’habituel récital des sprinteurs et finisseurs de tous poils, a été marquée par l’extraordinaire impression de puissance dégagée par un Néerlandais de 25 ans Bert Oosterbosch. Le rouquin de la formation Ti Raleigh, décédé en 1989, s’est tout d’abord montré impérial et intraitable sur le premier chrono à Nantes en bouclant les 60 bornes à la moyenne effarante de 45 km/h puis en se propulsant comme une balle à la manière d’un poursuiteur qu’il revendique d’ailleurs, devant tout le peloton et Hennie Kuiper deux jours plus tard à l’occasion de l’arrivée à Bordeaux. Ce contre-la-montre était censé, initialement, nous conforter dans nos choix ou bien, à défaut, établir une évaluation rationnelle et concrète des forces en présence. A la lumière des résultats, le moins que l’on puisse en dire c’est que de tous les favoris plus ou moins déclarés au départ de la Grande Boucle, seul le jeune ibère Julian Gorospe a tenu à peu près son rang en se positionnant à la troisième place de l’étape, un peu plus d’une minute derrière le Batave.

A la veille de s’élancer pour ce qui sera l’unique étape pyrénéenne, celle-ci tout de même agrémentée de ses quatre incontournables et légendaires ascensions, Aubisque, Tourmalet, Aspin et Peyresourde, le peloton présente une hiérarchie des plus hétéroclites et peu en rapport aux estimations fondées estimées par les suiveurs et inconditionnels de tous bords au départ de Fontenay. Si Sean Kelly arbore avec fierté une tunique jaune qui lui sied à merveille, les autres favoris, en dehors du brave coureur de Germiny l’Evêque, Joop Zoetemelk, calfeutré à un peu plus d’une minute de l’Irlandais, pointent au-delà des deux minutes. Pire, les voltigeurs des cimes tels Lucien Van Impe ou encore les néophytes et spectaculaires Colombiens sont rejetés à plus de quatre minutes. Ces derniers, malgré l’abandon dommageable et prématuré de leur leader Alfonso Florès, malade, sur les pentes surchauffées du Tourmalet, allaient démontrer tout au long de cette étape que leurs aptitudes ascensionnelles, trop souvent mises en doute, n’étaient nullement usurpées. La première offensive de Patrocinio Jimenez et Samuel Cabrera dans l’Aubisque fit exploser un peloton peu habitué à de telles secousses sismiques. Les deux gazelles lunaires virent bientôt rappliquer leurs homologues de la vieille Europe, le Belge Lucien Van Impe et le Suisse Beat Breu. La chaleur accablante et le goudron malléable et fondu rendaient la progression des saute-ruisseaux des plus problématiques. Lors de la montée du Tourmalet, Van Impe et Breu abandonnèrent de concert le sillage des deux cabris. Jimenez haussa alors le ton et décramponna pour le compte son fidèle compagnon de fugue, afin de basculer seul au sommet du toit du Tour, bientôt suivi par le lilliputien écossais Robert Millar, auteur d’une ascension monstrueuse d’efficacité et de volonté.

Ayant un peu trop présumé de ses forces le Colombien ailé, incrédule et surpris, fut bientôt rejoint puis largué comme un vulgaire faire-valoir, par Millar puis par l’Espagnol Pedro Delgado, revenu comme un avion de l’arrière, et enfin par le Français, aîné de la fratrie Simon, Pascal. Ce dernier, héroïque et nanti d’un talent que l’on ne lui soupçonnait guère avant cette échéance, endossait le maillot jaune et Jimenez, courageux à l’extrême, le maillot à pois. Cette étape dantesque et meurtrière, irradiée en outre par un soleil assassin et sournois généra un chamboulement inouï et invraisemblable au sein de tous les classements. Pascal Simon parade et trône, et c’est un euphémisme, au commandement de la Grande Boucle plus de quatre minutes devant un surprenant et inattendu Laurent Fignon. Les autres, tous les autres sans exception, sont à plus de cinq minutes, à des années-lumière donc, du Champenois de Mesnil-Saint-Loup. A Bagnères-de-Luchon, au soir de cette journée épique, nombre de coureurs s’étaient vus reléguer à la portion congrue tels Kelly et Agostinho qui avoisinaient, maintenant, à plus de dix minutes. Quant à Henni Kuiper, Steven Rooks, Eric Vanderaerden ou Julian Gorospe voire Léo Van Vliet, ils s’arrogèrent le droit d’un bâchage en première classe.

Au sein de la formation à damiers, la tactique du Cerbère prônée par Roland Berland et Roger Legeay ne perdurera pas au-delà de cette journée, ainsi l’Irlandais Stephen Roche et le kangourou Phil Andersson se plieront au bon vouloir de la nouvelle star de l’équipe, Pascal Simon, apparemment sans quelconque animosité. L’aisance déployée dans la montagne, la maîtrise affichée dans les chronos prédestinaient le nouveau leader des Peugeot à un avenir brillant et à court terme, à la succession du Blaireau. A peine avions-nous eu le temps de nous familiariser à ce nouveau scénario que Pascal Simon, victime d’une malencontreuse et regrettable chute, lors de l’étape du lendemain entre Luchon et Fleurance-sur-Gers, se brisa l’omoplate. Affublé d’attelle puis bardé, tel un rosbif, de strappes et pansements de toutes natures, le Champenois souffrait le martyr à chaque bosse, au moindre soubresaut de sa monture. Son abandon n’était qu’une question de jours voire d’heures. La frénésie, l’abnégation, l’entêtement voire l’inconscience dont il fera preuve durant son terrible calvaire est à l’image du bonhomme, à savoir héroïque et sublime. Finalement, le Maillot Jaune rendra les armes cinq jours plus tard, en l’occurrence dans la montée de la côte de la Chapelle Blanche, non sans avoir préalablement affronté avec orgueil et âpreté l’adversité nanti d’un courage phénoménal et admirable.

Cette adversité dont le Puy de Dôme et l’Alpe d’Huez furent les plus douloureux et représentatifs exemples. L’hallali suivi de l’abandon de Pascal Simon, lors de l’étape aux vingt-et-un lacets, propulsa ainsi Laurent Fignon en pole juste devant un Pedro Delgado en embuscade, un peu plus d’une minute derrière le Francilien. L’immense mérite du fidèle et omniprésent équipier du Blaireau sur la dernière Vuelta fut de maîtriser à la perfection et grandiloquence les velléités offensives, maintes fois réitérées, des Peter Winnen, Angel Arroyo et autre Pedro Delgado lors des étapes alpestres suivantes. Emanant d’un néophyte, une telle maturité, une telle spontanéité, un tel degré de sérénité laissaient augurer des lendemains pour le moins enchanteurs. Le futur « Intello » s’acquitta de cette tâche ingrate et ardue avec humilité et auréolé de la sagesse d’un vieux briscard. L’art de s’ériger ponctuellement en patron, de se muer en toutes circonstances, même les plus imprévues, en chef de bande n’est pas le fait du hasard, n’en doutons pas. La cohabitation du maître Bernard Hinault et de l’architecte Cyrille Guimard démontre à elles seules que l’émergence, aussi inattendue qu’inespérée du Parisien, n’est pas le fruit d’une quelconque abracadabrantesque alchimie notoire.

Toujours est-il que Laurent Fignon se retrouve toujours paré de jaune à la sortie des Alpes. En outre, l’Ange Blond a profité au mieux de l’étape du Glandon, de la Madeleine et de la montée finale sur Joux-Plane, pour se débarrasser irrésistiblement et définitivement de Pedro Delgado qui le taquinait d’un peu trop près, à son goût, avant d’aborder la dernière difficulté de ce Tour, à savoir le chrono de Dijon. Dans un état de bien-être intense et d’euphorie indescriptible, on le serait à moins, que lui confèrent ses trois minutes d’avance sur son premier adversaire Angel Arroyo, Laurent Fignon va mettre un point d’honneur à s’adjuger son premier contre-la-montre lors d’un Grand Tour. Il réalisera, à cette occasion, un festival, tant dans la régularité dans l’effort que du panache exacerbé engendré en la circonstance, digne de son père spirituel, le Blaireau. A 23 printemps seulement, Laurent Fignon se prédestinait alors à un avenir brillant et sans nuage. Dorénavant, tous, suiveurs, journalistes et inconditionnels de tous bords, voyaient en ce jeune présomptueux, bourré de talent et de certitude, le rival rêvé voire le successeur tout désigné d’un Bernard Hinault un soupçon décadent, à l’image de sa Vuelta accouchée aux forceps et en proie avec un genou récalcitrant synonyme du syndrome immuable de fin de règne. Or, le Breton est un être à part, et certains ont trop eu tendance à l’oublier ! Le mot de la fin sera pour le principal intéressé, Bernard Hinault : « n’enterre pas le Blaireau qui veut ! »

Michel Crepel