Chris, tout le monde dans les jours à venir va écrire des articles sur vous. Comment résumeriez-vous votre histoire jusqu’à votre victoire dans le Tour de France ?
On pourrait y passer la soirée entière mais pour résumer, j’ai le sentiment d’avoir entrepris un long voyage. J’ai débuté sur un VTT au Kenya sur de petites pistes jusqu’à terminer en jaune sur le Tour de France, c’est difficile d’exprimer tout ça avec des mots. Ça a vraiment été un voyage extraordinaire. Ces trois dernières semaines, la course a été un combat de chaque instant. Ça a été une édition vraiment spéciale durant laquelle j’ai dû faire face à toutes sortes de situations : une bordure, la pluie, les montagnes, les bonnes et les mauvaises journées, la pression sur l’équipe quand je me suis retrouvé isolé.

A quel moment avez-vous réalisé que vous alliez gagner ce Tour de France ?
Seulement à 2 kilomètres de l’arrivée au Semnoz. C’était bouleversant cette sensation. J’approchais de la ligne avec Quintana et Rodriguez. Je me suis alors dit : « il te reste 2 bornes, dans cinq minutes on y est, c’est plié ! » J’ai alors eu du mal à me concentrer. Ça y est, on y était. Pendant trois semaines il y a eu cette tension nerveuse tous les jours, de nombreux obstacles, de nombreux défis. Mais au final il n’y a pas eu de hic. Vraiment, à cet instant, c’était bouleversant.

Vous avez semblé imprenable sur cette 100ème édition. Quel a été le moment le plus pénible pour vous ?
L’Alpe d’Huez, certainement, lorsque je n’avais plus d’énergie. J’étais vidé. Vous savez c’est une sensation horrible, tous ceux qui font du vélo la connaissent. C’est ce moment durant lequel on sent qu’on n’a plus de carburant. On se sent comme vidé. Quand ça m’est arrivé jeudi à l’Alpe, j’ai vu la banderole indiquant les 5 derniers kilomètres. Là, quand vous savez que tout est en montée et que vous n’avez plus de force, il faut s’accrocher mentalement pour traverser cette mauvaise passe. Heureusement j’avais Richie Porte à mes côtés. Il m’a beaucoup motivé pour tenir jusqu’au bout.

Demain, Nairo Quintana vous secondera sur le podium du Tour de France. L’attendiez-vous si fort ?
Oui, dès le début. Nairo a été très fort en montagne, et aujourd’hui au Semnoz il avait beaucoup de choses à gagner : la 2ème place, le maillot blanc, le maillot à pois… Je me doutais qu’il allait donner son maximum. J’ai beaucoup de respect pour un coureur aussi jeune qui a vraiment progressé énormément. Quintana est un coureur d’avenir pour le classement général. Il est jeune, très talentueux en montagne.

Malgré tout, vous aurez rapidement écarté la concurrence, à tel point qu’on peut se demander si le principal danger n’aura pas été les spectateurs irrespectueux qui courent à côté de vous ?
Non, c’est le Tour et le fait que les supporters puissent s’approcher comme ça de nous, c’est ce qui le rend si beau. Il y a cette ambiance formidable tout au long du parcours. Bien sûr ça rend les choses plus difficiles. On doit parfois pousser les fans sur le côté mais c’est une des choses qui rend le Tour si spécial. Tout ce soutien rend le Tour de France différent de toutes les autres courses.

Le Team Sky termine le Tour à sept. Est-ce une petite déception ?
Edvald Boasson-Hagen et Vassil Kiryienka n’arriveront pas à Paris avec nous. Ce sont deux coéquipiers qui ont des moteurs énormes. Je ne peux pas imaginer ce que ça aurait donné s’ils avaient pu finir avec nous. Ils auraient pu davantage apporter leur contribution dans les dernières étapes car tous deux sont extrêmement talentueux. C’est triste qu’ils ne soient pas là demain à Paris avec nous.

Vous serez demain soir vainqueur du Tour de France. Qu’est-ce que cela va changer dans votre vie ?
C’est une sensation incroyable. Tout le monde me dit tout le temps que ça va changer ma vie. Je ne veux pas que trop de choses changent. Je voudrais que les choses restent identiques. J’ai relevé les défis, ciblé des courses pour me préparer. Ça a été un challenge passionnant et j’ai adoré ça.

Est-ce difficile d’en être le premier vainqueur après les aveux de Lance Armstrong ?
Oui, ça a été difficile mais nous avons surmonté cet obstacle avec mes coéquipiers. Ça se comprend, étant donné l’histoire du cyclisme. Quoi qu’il en soit je pense que quel qu’aurait été le porteur du maillot jaune il aurait eu affaire aux mêmes critiques des journalistes et des fans. Je l’accepte. Et je comprends parfaitement. Moi-même j’ai  été déçu par les affaires. J’espère qu’à travers ma victoire cette année je pourrai  aider à changer la situation. Ça prendra du temps, je le sais, mais j’ai la volonté de montrer aux gens que le cyclisme a changé désormais.

Comment imaginez-vous la cérémonie qui vous attend sur les Champs-Elysées ?
L’arrivée sur les Champs-Elysées demain, ça va être énorme. On a déjà vu beaucoup de monde sur les routes du Tour, mais le dernier jour à Paris, sur les Champs, c’est plus grand encore. Ça va être quelque chose. Quelques amis sont venus à Paris, ma fiancée aussi. On va fêter ça avec toute l’équipe. J’espère qu’on va passer une nuit inoubliable.

Combien de Tours avez-vous l’intention de gagner ?
Je ne sais pas, j’avance au jour le jour. Je me dis que j’ai 28 ans, et que la plupart des coureurs arrivent à maturité au début de la trentaine. On verra. Ce qui est sûr c’est que je reviendrai aussi longtemps que j’en aurai la motivation.

Vous voulez dire que vous n’êtes pas encore à maturité ? Que vous pouvez encore progresser ?
Je ne peux pas vous dire ce que l’avenir me réserve mais j’ai l’impression que je peux encore m’améliorer, oui. Je suis arrivé au cyclisme assez tard. C’est ma sixième saison chez les pros seulement. J’ai eu une progression rapide, j’ai beaucoup appris chaque année, je dois pouvoir encore m’améliorer. J’ai des progrès à faire dans tous les domaines. Dans les ascensions, dans les contre-la-montre, et dans les descentes, un domaine sur lequel on m’a beaucoup critiqué.

Vous qui avez grandi au Kenya, comment votre victoire va-t-elle être fêtée par vos amis là-bas ?
Ils vont sans doute faire la fête en sortant pour 200 kilomètres demain et ils vont s’attaquer entre eux comme ils le font tout le temps. D’un point de vue plus général, j’aimerais que mes performances ici aident les coureurs africains, les inspirent et les motivent, surtout les jeunes qui ont beaucoup de mal à croire qu’ils peuvent sortir d’Afrique, intégrer des centres européens et réussir en Europe. Mon expérience en est l’exemple : si on veut vraiment que quelque chose arrive, on doit trouver les opportunités soi-même pour que ça survienne.

Lorsque l’équipe Sky vous a recruté il y a trois ans, vous voyait-elle déjà comme un futur vainqueur du Tour de France ?
Lorsque j’ai rejoint Sky, ils m’ont demandé quelles étaient mes aspirations. Et je leur ai dit, on va fixer des objectifs à court, moyen et long termes. Et quelques rêves. Viser le Tour de France était l’un des objectifs à plus long terme. Etre assis devant vous en jaune trois ans après que Sky m’ait recruté, je ne l’aurais pas cru.

Quand avez-vous réalisé que vous pourriez gagner un jour le Tour de France ?
Je pense y avoir réellement pensé en 2011, dans le Tour d’Espagne (NDLR : il s’y était révélé en obtenant la 2ème place). Jusque-là c’était très difficile pour moi d’être constant sur une grande course par étapes. J’avais de bonnes journées mais j’en rencontrais toujours de mauvaises. Sur la Vuelta en 2011 tout s’est correctement passé. C’est la première fois que j’ai saisi ce dont j’étais capable. Ça a renforcé ma confiance. J’avais désormais ma place dans le groupe des coureurs de Grands Tours.

Demain soir vous succéderez à Bradley Wiggins au palmarès du Tour de France. Avez-vous reçu ses félicitations ?
Non, je n’ai pas été contacté par Bradley pendant le Tour.

Lui avait choisi un autre défi cette année en donnant priorité au Giro, est-ce imaginable pour vous de vous fixer d’autres priorités que le Tour à l’avenir ?
Personnellement je pense que le Tour de France doit rester le top de notre calendrier. C’est la victoire la plus recherchée. Ceci étant dit, la décision dépendra du parcours, s’il m’est approprié ou s’il convient mieux à l’un de mes coéquipiers. J’adorerais revenir et essayer de gagner le Tour chaque année mais cette décision devra être prise en concertation avec l’équipe.

Effectuerez-vous la même approche que celle qui vous a réussi l’an prochain ?
Ça, c’est une grande question, je ne sais pas si j’ai la réponse ce soir, mais je ne pense pas que je changerai grand-chose. Je pense en revanche que je serai mieux préparé à tout ce qui accompagne le port du maillot jaune : la pression, les décisions qu’il faut prendre sur la route… Rien ne sera comparable à l’expérience acquise ces trois dernières semaines. Je pensais m’être préparé à cela sur les autres courses mais tout ce qui s’est passé ici est d’un autre niveau.

Quelle sera la première chose que vous ferez en rentrant chez vous avec le maillot jaune dans la valise ?
D’abord je vais passer encore deux semaines à disputer quelques critériums en Hollande et en Belgique. Et puis en fait je ne me pose pas cette question. Pour l’instant je vais essayer de me détendre un tout petit peu après le Tour. Et réfléchir à ce mois incroyable que nous avons vécu.

Propos recueillis au Semnoz le 20 juillet 2013.