Lundi dernier, au cours de la première étape du Tour des Alpes, Geoffrey Bouchard (AG2R – Citroën) a eu chaud, très chaud, malgré une large avance sur le peloton à 10 kilomètres du terme du tracé. En effet, à son passage sous la banderole, le dijonnais possédait encore 1’40 d’avance sur la meute des favoris. A l’arrivée, il ne s’imposait que pour une poignée de secondes, après avoir causé moultes frayeurs à ses supporters.

Le 5 avril, l’espagnol Ibon Ruiz (Kern Pharma) n’avait pas eu cette même fortune. S’extirpant en facteur du groupe d’échappés à l’abord du final de la deuxième étape du Tour du Pays-Basque, il jouissait également d’une avance similaire à l’amorce des dix derniers kilomètres du parcours. Il fut malheureusement repris sous la flamme rouge, privé d’une première victoire en carrière par un peloton affamé.

Sur la première étape du Tour des Alpes, Geoffrey Bouchard a échappé de peu au retour du peloton pour remporter la première victoire de sa carrièreSur la première étape du Tour des Alpes, Geoffrey Bouchard a échappé de peu au retour du peloton pour remporter la première victoire de sa carrière | © AG2R – Citroën Team / GettySports

Le théorème du temps de Chapatte

Ces faits ne manquent pas de rappeler le postulat du fameux « théorème de Chapatte », connu de tous les amateurs de cyclisme, qu’ils soient jeunes ou vieux, qu’ils ne ratent pas une retransmission ou ne regardent que les fins d’étapes du Tour. Celui-ci s’énonce ainsi : « Lors d’une course cycliste, si un coureur échappé en solitaire se trouve avec une minute d’avance sur ses poursuivants immédiats à dix kilomètres de l’arrivée, on considère qu’il possède une avance suffisante pour ne pas être rattrapé avant l’arrivée. ». Malgré son ton formel, cette affirmation est sujette à la remise en cause, notamment lorsque l’on se penche sur le contexte de son énoncé.

Robert ChapatteRobert Chapatte (1921 – 1997)

Robert Chapatte, après une honnête carrière de coureur cycliste au cours de la période d’après-guerre (1945-1954), connut une reconversion fructueuse dans le commentaire audiovisuel, d’une longévité exceptionnelle. Recruté par la RTF, il officie d’abord à la radio avant de basculer sur la télévision nationale en 1960, recevant ainsi le privilège de participer à l’éclosion de la retransmission cycliste. Victime de la purge faisant suite aux évènements de mai 1968, il fut un temps écarté du petit écran avant de faire son retour dans la lucarne sur Antenne 2 à partir de 1976, où il resta jusqu’en 1994. Pilier de la chaîne publique, il côtoya moultes célèbres consultants, tels Raphaël Géminiani (1981-1984), Jacques Anquetil (1985-1987), Raymond Poulidor (1988) ou encore Bernard Thévenet (1994). Sa carrière de journaliste fut notamment récompensée par le prix Henri Desgranges de l’Académie des Sports, en 1978.

Dès lors, la vie de Robert Chapatte est symbolique d’une époque aujourd’hui révolue, d’un cyclisme regretté pour son spectacle ou moqué pour son amateurisme. Ce sport ne connaissait pas encore Mario Cippolini, les oreillettes ou les trains de sprint. Il rendait encore possible aux prétendants du maillot jaune le gain d’étapes de plaine ou l’accumulation d’accessits dans les arrivées groupées. Il encourageait les échappées et ne jurait que par le panache. Il permettait de sidérantes collections de bouquets (7 victoires pour Bernard Hinault sur le Tour 79 par exemple). Bref, il était tout autre. Ces notables différences avec les caractéristiques contemporaines de la discipline tendent ainsi à remettre en cause la pertinence du théorème de Chapatte, comme l’illustrent les récents faits évoqués en introduction.

Mario Cipollini, bourreau du théorème de Chapatte ?Mario Cipollini, bourreau du théorème de Chapatte ?

Le théorème de Chapatte fragilisé par les mathématiques

Une approche mathématique est en mesure d’apporter un premier éclairage sur la question. A partir de la vitesse moyenne du coureur échappé, une formule permet aisément de déterminer la moyenne seuil à laquelle doit rouler le peloton pour rattraper le fuyard avant l’arrivée. Celle-ci nous amène à la considération suivante : si l’échappé roule à 50 km/h au cours des 10 derniers kilomètres, alors le peloton doit rouler à une vitesse supérieure à 54,5 km/h pour le reprendre avant la ligne. Compte-tenu de l’inertie d’un peloton dans le final d’une course professionnelle, cette vitesse moyenne est largement atteignable. Rien que sur la dernière édition de Paris-Roubaix, les deux premières heures de course ont été couvertes à plus de 48km/h, alors que le parcours s’étendait sur 240 kilomètres !

En outre, cette vitesse moyenne de 50 km/h paraît déjà particulièrement ardue à soutenir pour un homme seul, usé par plusieurs heures passées à l’avant de la course, à prendre fréquemment des relais à ses partenaires d’échappée. Aux derniers championnats du monde de contre-la-montre, sur un parcours sans le moindre mètre de dénivelé, les meilleurs rouleurs du globe peinaient à dépasser les 52 km/h de moyenne sur leur prototype spécifique à l’exercice. Certes, le tracé mesurait 43 kilomètres et non 10, mais les efforts précédemment consentis par l’échappé pour tenir tête au peloton peuvent être considérés équivalents à l’énergie engagée dans une telle épreuve.

Ainsi, une vitesse moyenne de 45 km/h paraît plus appropriée pour un homme échappé en solitaire. Alors, il suffirait au peloton de rouler à 48,6 km/h de moyenne pour le revoir, soit un seuil à la portée de n’importe quel train de sprint organisé. Alors imaginez quand ils sont une vingtaine à se concurrencer, comme c’est le cas sur le Tour de France !

nullUne échappée sur le Tour de France

 Et encore, le scénario précédemment étudié part du profil le plus favorable pour les échappés : un parcours plat. En effet, lorsque les difficultés s’accumulent, la tâche se corse encore plus pour le malheureux fuyard. Une immense ligne droite, offrant sa vision en point de mire aux meneurs du peloton, joue aussi en sa défaveur. Et le vent possède également une bonne place dans le classement de ses pires ennemis. Seuls quelques éléments peuvent aider à le « sauver ». Ils peuvent être issus du parcours, comme une succession de virages serrés (Mathieu Burgaudeau, 6e étape de Paris-Nice 2022), ou intervenir de manière inopinée, à l’instar de vastes et graves chutes collectives (Luis Leon Sanchez, 9e étape du Tour 2011).

Chapatte démenti par l’empirisme

En somme, les éléments empiriques tendent de plus en plus à contredire le théorème de Chapatte. Légions au début des années 2000, les exemples de validation se sont effectivement taris au fil du temps. En 2009, l’incroyable Thomas Voeckler avait réussi à tenir le peloton du Tour en respect jusque dans les rues de Perpignan, pour remporter la plus belle victoire de sa carrière. Accompagné de 5 hommes, il comptait encore 1 minute 20 d’avance sur le peloton à 12 kilomètres du terme de l’étape.

Mais, déjà, à l’occasion de la 7e étape de la Grande Boucle 2014, Greg Van Avermaet et Peter Sagan, partis en costauds au milieu de la journée, échouèrent de peu à se jouer le bouquet à Nancy. A 20 bornes de la cité lorraine, ils possédaient pourtant 2 minutes d’avance sur le peloton. En 2017, l’un des meilleurs rouleurs du monde, le français Rémi Cavagna, connut le même sort au terme de la 4e étape du Tour de Pologne. Une minute d’avance à 10 kilomètres du but ne suffit pas pour lever les bras à Zabrze.

La victoire de Thomas Voeckler à Perpignan en 2009La victoire de Thomas Voeckler à Perpignan en 2009

Par conséquent, la modernisation galopante du cyclisme a mis du plomb dans l’aile au célèbre postulat de Robert Chapatte. De plus en plus fréquemment désavoué, il ne semble pas résister aux progressions des trains de sprint et à la dictature des oreillettes. Mais peut-être pourrait-il encore convenir à juger les champions ? Filippo Ganna, à 10 kilomètres de l’arrivée, avec une minute d’avance sur le peloton, voilà une situation intéressante ! Robert Chapatte n’en manquerait pas une miette.

Par Jean-Guillaume Langrognet