Il existe, de tout temps, des légendes tenaces qui perdurent et laissent apparaître des stigmates indélébiles dans la mémoire collective. Plus que des victoires relatées au sein d’ouvrages multiples et condensés, ce sont des situations de course qui s’emparent de l’esprit en éveil de ceux qui les ont vécu. Elles vagabondent, errent, puis s’évanouissent imperceptiblement dans un profond sommeil apaisant. Pourtant, incidemment, elles ressurgissent parfois aux détours d’une banale et anodine évocation, d’une énième commémoration blafarde et trop souvent tendancieuse ou bien lors de manifestations ayant pour théâtre le lieu incriminé. Celui qui nous occupe aujourd’hui apparaît sans conteste le plus représentatif et le plus atypique car il outrepasse sans concession aucune dans les faits toutes notions de clivage même ancestraux. Ancestraux car l’antagonisme primaire mais sulfureux des deux clans qui vont s’affronter en ce 12 juillet 1964 sur les pentes surchauffées et inondées de milliers d’âmes en délire du Géant Auvergnat semble ne jamais avoir connu d’éclosion ponctuelle. En effet, l’animosité qui gangrène les Anquetilistes et les Poulidoristes, immuable fil rouge des drames, joies et moult aléas des saisons qui se succèdent, à l’aube des années Yéyé, s’identifie plus à un conflit social traditionnel qu’à une simple guéguerre entre deux corporations partisanes.

Les deux champions, que tout oppose pourtant, sont les otages en quelque sorte de ces houleux élans de générosité exacerbée. Ce plébiscite au combat, armés par des inconditionnels de tout horizon, Anquetil et Poulidor demeureront à jamais l’ultime icône d’une liesse populaire à nulle autre pareille. La petite reine chante les louanges de sa notoriété grandissante. Elle est à son apogée, elle trône au firmament des disciplines sportives. Ne cherchons pas plus avant les raisons de la lancinante désaffection actuelle de notre sport. Et oui, le sport en général, et le cyclisme en particulier, constituent par l’intermédiaire de nos idoles, l’implacable et le réel reflet de notre société. Jamais nous ne rendrons assez hommage, pas plus que nous ne louerons à leurs justes valeurs les mérites de nos deux « tourtereaux » pour l’élan incommensurable qu’ils ont injecté à la passion qui nous anime encore aujourd’hui, nous, leurs contemporains.

Le peloton qui s’élance de Brive, ce 12 juillet, a des allures de randonnée cyclotouriste en villégiature. Les Pyrénées absorbées, les sans-grades hument avec une certaine délectation les toutes proches vapeurs de toxines des taxis de Paname. La satisfaction du devoir accompli empli de joie et de fierté ces galériens trop souvent méconnus. Dieu sait pourtant s’ils en ont bavé, les bougres. Esclaves invétérés de leaders charismatiques mais machiavéliques, ces besogneux ont œuvré sans cesse dans l’ombre de leurs tortionnaires. La caricature est à peine teintée d’exagération, loin s’en faut. Le travail harassant de fourmis zélées qu’ils ont accompli sans rechigner, le sacrifice inhumain consenti dont ils ont dû faire preuve pour ne pas laisser tout choir au détour d’un lacet,  ont permis à leurs bourreaux de se hisser au sommet de la hiérarchie des grands de ce Tour. Pour des émoluments finaux frisant pour beaucoup l’obole vespérale des « culs bénis » indécrottables, ces miséreux du macadam ont frôlé la correctionnelle en de maintes occasions, sans jamais éprouver le moindre remord ni le plus petit soupçon d’amertume envers leurs tortionnaires. Alors, oui, ils s’abandonnent à leur fôlatrie corrézienne et se laissent griser au son improbable de l’accordéon d’un Jean Ségurel, grand chambellan d’un Bol d’Or des Monédières qui rugira bientôt à deux pas d’ici.

Bien sûr, ils ont conscience de la présence du volcan impitoyable, mais ils subodorent, avec malice et détachement, que les cadors préféreront régler leur différend en petit comité. Il est vrai qu’il est imposant, ce gigantesque gâteau d’anniversaire, comme le dépeint à merveille Pierre Chany. Cela étant, il est indéniable que son ascension est une affaire de pitbull, eux, les caniches bien nés et dociles, ne possèdent en aucun cas la denture assez acérée pour se mêler à cette joute finale. Ils l’aborderont donc avec toute l’humilité qui sied à merveille à leur modeste mais ô combien coriace talent de baroudeurs.

Le soleil est maintenant à son zénith en cet après-midi d’été meurtrier. La « mort » rôde et s’apprête, envoûtante et insidieuse, à frapper sans scrupule aucun, l’un des deux protagonistes à la victoire finale. La France entière est en haleine. Un mélange de fièvre et de jouissance s’empare des deux communautés ambivalentes. Un homme politique très en vue, de l’agonisante cinquième République, vouait un véritable culte aux appellations « noblesse » et « tiers état ». Ce cliché n’a jamais été aussi présent que ce 12 juin 1964. Les sarcastiques et soucieux suzerains Anquetilistes face aux rustres et paysans Poulidoristes. Le décor est planté, place aux actes. Le Puy de Dôme se dresse maintenant devant les saute-ruisseaux. Majestueux et fier, l’abrupt piton rocheux ne fera aucune concession aux faibles et aux inopportuns, qu’on se le dise. Hilare et jubilatoire, il énumère les carrières qu’il a brisées, les coups de pompe qu’il a assénés et les sorcières aux dents vertes qu’il a distribuées sans préjuger des conséquences. Il se donnera, s’abandonnera puis enfin épousera le plus à même de le dompter.

Déjà, le peloton se trouve scindé en deux groupes. Les ténors, soucieux d’en finir au plus tôt, se sont postés aux avant-postes afin d’éviter toutes mauvaises et désagréables surprises. Ce groupe d’une trentaine d’unités, tel un serpentin multicolore, flirte avec les premières rampes de l’Ogre Bougnat. Ce sont les prémices d’un carnage annoncé. La foule dense et bruyante s’ouvre, telle des pétales, devant l’avant-garde des fantassins. Les généraux, bien calfeutrés au sein du contingent, se toisent furtivement et se protègent des élans d’enthousiasme d’un public farceur et primesautier.

L’expression faciale de ces coursiers pourrait s’apparenter à une palette de couleurs d’un impressionniste anodin, où la peur, l’anxiété, la sérénité, l’angoisse y seraient mêlés. La chaleur a, depuis un moment déjà, œuvré au détriment de ces guerriers de l’apocalypse. La sueur, fidèle compagne de juillet, goutte puis ruisselle inexorablement le long de ces corps meurtris. Les maillots détrempés et souillés collent telle une seconde peau. Un désagrément suave, si l’on peut dire, avant la souffrance insoutenable proprement dite. En file indienne, debout sur leurs étriers, les éclaireurs progressent et ouvrent la route. Déjà, Maître Jacques et Poupou ne se lâchent pas et moulinent côte à côte. Le démarrage de Julio Jimeñez a lieu à l’endroit même où la route se dresse comme un mur à l’embranchement de la montée vers l’observatoire. L’attaque est tranchante, incisive, et sa fulgurance a le don de sortir le groupe, en état de somnolence, de sa torpeur. Aussitôt, l’Aigle de Tolède lui emboîte la roue arrière en gesticulant comme un damné. Les deux mouflons ibères enivrés par le parfum des cimes sont dans leur élément et ils le démontrent de fort belle manière. Derrière, le trou est ébauché, c’est la débandade. Le groupe est éparpillé sur tout le flanc de la montagne vengeresse. Seuls, Anquetil et Poulidor ne se sont pas encore désunis. Ils peuvent même apercevoir les deux voltigeurs hispaniques au détour d’un virage. Derrière les deux belligérants, c’est la curée. Le Colosse de Mannheim tente bien un rapproché sur les deux Français mais les 80 kg qu’il accuse sur toutes les balances de la planète sont autant de handicaps rédhibitoires pour entretenir l’espoir d’un retour, quoique. Pendant que le duo espagnol caracole et virevolte en amont de la course, nos deux « chouchous » s’étalonnent courtoisement. Anquetil, prudent comme à son habitude, se trouve du côté de la paroi rocheuse. Poulidor, moins regardant mais tout aussi prudent, flirte dangereusement avec le précipice. En fait, le Limougeaud s’est octroyé la place que le Normand à bien voulu lui abandonner.

Les deux faux frères sont dorénavant épaule contre épaule. Ils s’effleurent, se touchent, parfois épisodiquement et imperceptiblement, mais jamais ô grand jamais leur regard ne se rencontre. Chacun à son tour tente d’impressionner son compagnon de galère en le devançant d’un boyau à la faveur d’un lacet, par exemple, ou bien en se dressant prestement sur les pédales, mimant une probable et utopique attaque, en pure perte cependant. Ils se connaissent parfaitement, nos deux héros. Certains, et non des moindres, décèleront une once de bluff de la part d’un des deux ou des deux antagonistes lors de ce mano a mano. A scruter les visages décomposés des deux hommes, nous éviterons de souscrire à cette éventualité. A un peu plus d’un kilomètre du sommet, alors que les deux fuyards ont course gagnée, le Normand donne les premiers signes de l’homme qui va céder. Aplati comme rarement sur sa monture, le natif de Mont-Saint-Aignan commence à arpenter la chaussée avec difficulté. Poulidor, lui, poursuit à son rythme. Mètre après mètre, l’écart évolue au bénéfice de l’enfant de Saint-Léonard-de-Noblat. Ce dernier n’a nullement attaqué, ni même haussé la cadence. A l’inverse, Anquetil s’est littéralement liquéfié. Les mètres se sont transformés en hectomètres et le suspense est à son comble. La foule hystérique vocifère et gesticule dans un galimatias sonore assourdissant. Le contraste entre les deux opposants est affligeant car il ne donne aucun signe distinctif sur l’état de fraîcheur des deux Français. En effet, les deux sont dans un état de fatigue très avancé. La défaillance a embrumé un temps la vision teinte d’opacité du Normand mais celle-ci s’est évaporée avec décence. Le Limougeaud, quant à lui, le regard fixé sur l’horizon d’un énième virage, laisse apparaître le rictus du tueur. Les secondes s’égrainent toutefois en faveur du coureur de Tonin. Aura-t-il assez de ressources pour poursuivre son chemin de croix et ainsi revêtir le Maillot Jaune au sommet de l’épouvantable Puy de Dôme ? La France retient son souffle. A l’avant, Julio Jimeñez a décramponné aisément son compatriote vieillissant, Federico Bahamontès, dans les ultimes kilomètres, pour s’en aller cueillir une victoire de prestige devant tout le parterre de favoris.

L’empoignade se poursuit à l’arrière. Poulidor, l’animal blessé, s’arc-boute sur sa machine et brûle toutes les dernières cartouches qu’il possède encore en son sein. Cela suffira-t-il ? Anquetil, le fier hidalgo, a perdu de sa superbe. L’instinct de survie lui permet de croire encore au miracle. Lui, l’esthète de l’effort solitaire, a tout d’une fleur fanée qui ploie sur sa tige pour choir finalement sans vie. Nos deux seigneurs, tels des duellistes de la garde des mousquetaires du temps jadis, s’escriment à fleuret non moucheté au paroxysme de l’effort, le coup de grâce comme vecteur commun. Le KO flotte dans l’air pur des monts environnants. L’oreille scotchée au transistor, le regard vissé au téléviseur, le versatile peuple français extrapole, fabule, exulte puis frémit, renâcle et soupire. Il trépigne, hurle son admiration ou sa haine. Du jamais vu dans les annales de la course. Enfin, quand Raymond Poulidor apparaît en vue de la ligne, c’est du délire orgiaque de la part de ses fans. Porté comme jamais auparavant, les dents serrées, la bouche béante, il feint un semblant de sourire avant de s’affaler, épuisé, sur le guidon de son vélo. A quelques encablures en aval, Vittorio Adorni, le showman un moment débordé par le rythme effréné des hommes de tête, parvient, dans son style pas très académique mais diablement efficace, à se ressaisir promptement. Apercevant Anquetil en point de mire, malgré la foule envahissante, l’ancien confectionneur de macaroni chez Barilla remonte irrésistiblement, se hisse à la hauteur du Normand et le dépose. Là, dans la foulée, sans autre forme de procès. Quand, à son tour, Jacques Anquetil se libère de la marée humaine qui a pris possession de la route, il présente un visage déformé par l’effort, blême comme un linceul immaculé. Il accroche plus qu’il ne franchit la ligne d’arrivée salvatrice sous les encouragements chauds mais distingués de ses inconditionnels et les quolibets poétiques de ses détracteurs.

Tout ça pour ça ! Pour 14 secondes, le futur premier quintuple lauréat du Tour de France poursuivra sa marche triomphale jusqu’à Paris. En effet, à sa descente de vélo, Anquetil a cette phrase sibylline mais significative du combat dantesque livré et de l’animosité au caractère irascible qui règne entre les deux hommes : « si Poulidor m’avait pris le Maillot, je rentrais à la maison ce soir ! » Quand on songe pourtant que le dernier chrono lui aurait sans doute permis de le récupérer, ses mots violents assénés dénotent une extrême lassitude physique et mentale. Poulidor, pour sa part, revendiquera une erreur de braquet pour tenter d’expliquer sa stagnation suite à son envolée improductrice. Lorsque Tonin lui demande alors pourquoi il n’était pas allé reconnaître, comme promis, l’ascension du Puy de Dôme, Poupou lui rétorquera aussitôt : « en effet, je n’ai pas reconnu la montée, mais avant le départ de Rennes je m’y suis rendu. Malheureusement, on m’a interdit de monter au-dessus du péage ! C’est défendu en temps normal. Alors je ne savais pas exactement ce qui nous attendais ! »

Un bras de fer, un duel aux couteaux, un combat des chefs, voilà ce que les passionnés demandent et suggèrent à leurs héros. La dramaturgie au comble de l’étourdissement. Les radios reporters de l’époque ont su rendre du relief à l’événement. A l’époque, ils maîtrisaient à la perfection l’art du commentaire. Ils n’omettent jamais de dépeindre les moindres faits et gestes des acteurs en pleine lumière. Leur élocution sans faille, et leur profonde culture achèvent de les rendre indispensables au drame qui se noue. Cette page d’anthologie a laissé des traces dans la mémoire collective. Elle éclabousse de son empreinte, malgré le poids des ans, chaque retour du Tour en ce lieu saint. Citez le Puy de Dôme à la ronde et des milliers d’yeux émerveillés vous toiseront et vous répondront à l’unisson : « j’y étais ! » Pareil à un remake des grognards de la grande armée impériale. Pourtant, l’affrontement n’a duré que quelques kilomètres, ne s’est déroulé que dans un laps de temps des plus restreint. Alors ? Alors, l’atmosphère ambiant associé à deux combattants hors normes a fait le reste, dit on !

Michel Crepel