Dans l’effervescence de Geraardsbergen (Belgique), au crépuscule d’une nuit d’été, 275 courageux ont enfourché leur bécane aux tintements d’une clochette, direction Burgas (Bulgarie). Mi-héroïque, mi-inconscients, ces hommes et ces femmes ont alors entamé l’aventure d’une vie, livrés aux cols et aux routes du Vieux Continent, avec leur bicyclette et quelques sacoches pour seul paquetage. Même leur sommeil est laissé en guise d’adieux aux proches et familles venues leur porter la lueur du premier soir. Ce départ, c’est un au revoir à toute notion de confort, c’est un saut à pieds joints dans un enfer choisi qui commence immédiatement avec l’ascension du « Muur ».
Le principe est dément, la réalité est inimaginable. Les participants doivent rejoindre le plus vite possible l’arrivée, traverser l’Europe d’un bout à l’autre, en le moins de temps possible. Il n’y a ni étapes ni transferts, juste quatre checks points comme seule contrainte. Le reste est laissé à l’appréciation des coureurs. Tous le reste. L’alimentation, le repos, l’itinéraire, la mécanique sont autant de facteurs à prendre en compte pour les téméraires. L’application compte un temps, puis la bravoure la remplace. Pour gagner, il faut se dépasser. Repousser encore et encore ses limites physiques, physiologiques et mentales. Oublier la douleur, la fatigue, l’épuisement. Délaisser cette voix intérieure qui crie inlassablement d’arrêter immédiatement. Faire le vide dans ses pensées. Et pédaler, encore et encore.
Cet enfer porte un nom : la TransContinental Race. Et elle a entamé ce dimanche sa 8e édition. Vous pouvez d’ailleurs suivre la course en temps réel ici.
10 règles et 4 checkpoints pour seules contraintes
C’est certainement la simplicité de la TransContinental Race qui fait sa difficulté. S’il n’est pas question d’établir une véritable anarchie, la loi du plus fort fait figure de maitresse des normes. Ainsi, le modèle de l’épreuve extrême se situe aux antipodes du règlement du Tour, que la longueur rend méconnaissable. Sur la TransContinental Race, on ne définit pas de parcours autre que le point de départ et d’arrivée. On vous dit encore moins où vous pouvez jeter votre bidon et vos papiers. On rejette tout litige d’assistance en l’excluant. Sur la TransContinental Race, vous embarquez ce que vous voulez. A l’exception de quatre checkpoints imposés, vous passez par où vous voulez. Vous roulez quand vous voulez. Vous dormez quand vous voulez.
Cet esprit de liberté se tient donc en 10 règles énoncées formellement par l’organisation aux participants lors du briefing d’avant course. 10 règles suffisamment explicites pour définir le cadre de la course. Mais 10 règles aisément énumérées pour ne pas tomber dans le penchant de l’omni-régulation.
Les 10 règles fondamentales de la TransContinental Race :
- Les cyclistes doivent rouler depuis la ligne de départ jusqu’à la ligne d’arrivée en passant par tous les points de contrôle obligatoire.
- L’aide d’une tierce personne est interdite. Toute alimentation, boisson et équipement doivent être emportés par les cyclistes ou achetés en route.
- Bénéficier de l’aspiration est interdit.
- Toute avancée dans le trajet doit se faire grâce à la propulsion humaine.
- Les lignes de ferry sont permises pour relier directement une côte à l’autre, sur autorisation de la direction de course.
- Les cyclistes sont responsables de l’actualisation de leur géolocalisation et de la preuve de cela.
- Plus de deux jours d’inactivité sans communication sera considéré comme un abandon.
- Pas de casque, pas d’assurance : pas de course.
- Il est de la responsabilité de chaque cycliste de s’enquérir des lois de chaque pays traversé et de les respecter.
- Les cyclistes doivent agir dans un esprit d’autonomie et d’opportunité égales pour tous coureurs.
La préparation, clé du succès
Avant la TransContinental Race, la course contre le poids
Naturellement, un tel périple ne s’improvise pas. Dans une course où l’abandon ne tient qu’à un fil, où chaque gramme, chaque kilomètre supplémentaire, entame un peu plus des forces sur la réserve, il convient de tout compter. En premier lieu, l’embarcation doit être sagement pensée pour offrir le meilleur rendement possible entre légèreté et confort. Enfin, si l’on peut parler de « confort », tant les conditions de course sont spartiates. Fiona Kolbinger, coursière allemande vainqueure de la TCRn7, a construit son succès sur les conseils de Björn Lenhard, star de la discipline outre-Rhin, qu’elle a tenu à rencontrer personnellement. En ressortant de cette entrevue, elle a drastiquement restreint sa conception de la nécessité. Elle n’embarque donc que le strict minimum, emportant à peine sa brosse à dents et abandonnant même tout cuissard de rechange, réussissant ainsi à ne pas dépasser les 13kg.
Melissa Pritchard, suissesse lauréate du classement féminin de l’édition 2017, n’a pas non plus fait de fioritures quand il a s’agit de préparer ses balluchons. Comme matériel de bivouac, elle ne comptait qu’un sac de couchage, qu’elle déroulait de temps à autre dans un champ ou sous un abribus. Sur la TransContinental Race, même la tente est de trop.
Quand au vélo, la plupart des concurrents oscillent entre le titane et l’acier, métaux propices à l’endurance pour la résistance et le confort qu’ils offrent. Bardées de sacoches, parfois cousues sur-mesure, ces montures se dotent également d’un transpondeur signalant la position des coureurs en temps réel, ainsi que d’un GPS donnant la route à prendre. Enfin, les prolongateurs sont également des accessoires très appréciés des participants, tant ils permettent de réduire les douleurs lombaires en allongeant la posture. Sur la TransContinental Race, le vélo est le meilleur ami de l’homme.
L’entraînement, impératif absolu
L’acclimatation à l’ultra-distance prend nécessairement du temps. Plusieurs années même. Pour Fiona Kolbinger, il a fallu toute la longueur de ses études de médecine pour que la jeune femme se sente enfin prête pour le grand saut. A partir d’un périple de 1500 kilomètres à 19 ans, elle n’a jamais démordu de ces pratiques cyclistes extrêmes, jusqu’à obtenir son brevet de randonneur longue distance sur l’aller-retour Londres – Cambridge – Londres en 2017.
C’est justement ce certificat qui fait foi auprès des organisateurs de la TransContinental Race. Il a l’effet d’un véritable sésame pour les prétendants à l’Everest de l’ultra-distance. Ils ont été généralisés sous l’appellation « Audax » et leur obtention a été conditionnée à une moyenne supérieure à 22,5 km/h sur une épreuve d’endurance.
En parallèle de ces épreuves, chacun adapte donc son entraînement à ses ambitions et à sa charge professionnelle. En effet, il n’existe pas réellement d’ultra-cycliste professionnel. Si la discipline se démocratise, son manque de visibilité empêche encore les sponsors de supporter massivement les coureurs. Ainsi, Fiona Kolbinger ne comptait que 6 000 kilomètres à vélo au départ de la TCRn7. Mais elle complétait ce pédigré par 600 kilomètres de course et de nombreuses nuits blanches passées à l’hôpital. Avec 97% du temps passé sur son vélo durant les 20 premières heures de cette 8e édition, elle a fait de la résistance au sommeil sa spécialité.
D’autres misent davantage sur l’endurance physique. C’est le cas de Melissa Pritchard, qui a compté 15 000 kilomètres au compteur dès l’été, forte de voyages de reconnaissance et plusieurs week-ends d’entrainement en conditions réelles. Néanmoins, gare au surentrainement ! Pour cette raison, la plupart des compétiteurs s’entourent soigneusement de coachs, aux conseils bien avisés pour une épreuve si particulière.
16 jours pour finir
Sur la TransContinental Race, les meilleurs compétiteurs visent la victoire, les plus braves visent l’arrivée. Parce qu’être finisher, ça se mérite. Sur la TCRn8, les participants ont 16 jours pour rejoindre l’arrivée, soit 384 heures. Comptez-en au moins 300 passées sur le vélo. Ainsi, chaque année, on suit d’abord la course à la victoire, épie les écarts à chaque checkpoint, veille aux états de forme des uns et des autres, et célèbre finalement le vainqueur, surtout quand il a la particularité d’être une femme, comme Fiona Kolbinger en 2020. Puis, à la manière d’une dantesque étape du Tour, on se retourne rapidement vers les délais. Qui, parmi les intrépides encore en course, réussira à rejoindre l’hôtel d’arrivée avant que le sablier ne soit complètement écoulé ? A la clé, une bière, une fête et surtout une immense fierté. Celle d’avoir terminé la TransContinental Race.
En 2017, Melissa Pritchard avait calculé qu’il lui fallait pédaler au minimum 18 heures par jour à une allure de 17km/heure pour gouter à ces joies. Avec le monticule de montagnes que le tracé impose, l’extraordinaire accumulation de fatigue induite et la croissance de la lassitude, autant vous dire que l’accomplissement de ce défi relève de l’exploit. Dans un podcast de Spotzle, Alexandre Bourgeonnier, spécialiste français de la discipline, décrivait d’ailleurs le caractère extrême des sensations qui accompagnent ces derniers instants de course. L’abandon s’impose, les hallucinations le guettent, si bien qu’il franchit la ligne d’arrivée comme un miraculé.
Cette année, le vainqueur aura dompté les monts métallifères à Krupka (République Tchèque), l’infernale ascension du Passo di Gavia et ses 2600 mètres d’altitude, les méandres du parc national de Durmitor et l’impétuosité de la Via Transalpina dans les Carpates, avant de rejoindre Burgas. Bref, il faudra être herculéen pour parachever de tels travaux.