Il y a un mois, l’australien Lachlan Morton parcourait la France plus vite que le Tour, seul, avec pour seul paquetage quelques habits de rechange et une tente. Pour lui, il n’y avait ni hôtels ni transitions. Tout se faisait à la pédale. Et en sandales. Il s’était donné un jour d’avance sur le peloton pour s’élancer, il déboucha une bouteille de champagne sur les Champs-Elysées près d’une semaine avant le passage des coureurs, et ce avec 2000 kilomètres de plus au compteur. L’annonce de sa folle aventure avait déjà connu un certain retentissement, l’accomplissement de son exploit lui offrit une renommée que ses résultats professionnels n’avaient jamais suscité. Loin des compétitions et des podiums, ce cyclisme épuré séduisait un tout nouveau public, en quête d’aventure à la pédale.

Prendre son vélo et voyager. Rouler jour après jour et profiter. Savourer le trajet pour mieux visiter. Longtemps réservé aux plus fervents adeptes de la Petite Reine, ce concept s’est largement répandu à travers d’autres strates de la population ces derniers temps, notamment sous l’impulsion des politiques et mouvements écologistes, prônant et installant des kilomètres de pistes cyclables traversant villes et contrées. Les regards sur le vélo ont progressivement changé. Devenu davantage séduisant pour se déplacer, il a commencé à franchir de nouvelles frontières dans l’esprit humain, l’envisageant désormais pour d’autres perspectives. A l’heure des vacances, ils sont ainsi de plus en plus à avoir regardé leur fidèle bécane, enfourchée d’innombrables fois en cours d’année, et se décider à ne pas l’abandonner le temps de l’été.

L’aventure à la pédale, Morgan, Séraphin ou encore Mathis et Elise l’ont tenté. Seuls, en couple ou en groupe. Cyclistes du dimanche ou usagers pendulaires, ils n’ont pas cherché la grande épopée. Loin des aéroports, des autoroutes et des trains, ils voulaient simplement retrouver par ce biais l’essence même du voyage. Du latin viaticum, le terme renvoie avant tout au déplacement, à la route, au chemin. En revenant aux origines du mot, ils ont redécouvert sa signification, ses apports et ses plaisirs. Ils en sont revenus fatigués, ressourcés, renforcés, réfléchis et instruits, mais surtout et avant tout satisfaits.

Aventure à la pédale 

De cyclistes du dimanche à voyageurs aguerris

Avant tout, ces nouveaux princes de la Petite Reine ont un point commun. Ils n’ont jamais fait de la bicyclette un sport. Moyen de locomotion ou objet de balades, celle-ci n’a jamais été enfourchée en coursier. Pour Elise, le vélo appartenait ainsi au dimanche après-midi, le temps de partager quelques dizaines de bornes entre amies, sans se soucier de l’allure. Pour Mathis, le parcours fréquenté se répétait inlassablement au fil des mois et des années : celui reliant son domicile au lycée. Quant à Séraphin, il y voyait surtout un moyen de gagner du temps de sommeil en rejoignant plus vite qu’à la marche la gare de sa ville.

Bien que sportifs, enchaîner les kilomètres à vélo a constitué une première pour eux, une épreuve pour leurs jambes et leur moral. Un véritable saut dans l’inconnu physique. Dans cette optique, Morgan s’est soumis à quelques séances d’entraînement préalables à son expédition, histoire de s’assurer qu’il pourrait tenir la distance quotidienne, fixée aux alentours d’une centaine kilomètres, nécessaire pour relier en quarante jours Paris à Oslo. Sans se presser, sans s’imposer de quelconques objectifs de performances, ils ont ainsi appris à enchainer les journées de selle, à gérer les cuisses qui couinent et les jambes qui râlent. Comme le résume Séraphin, « aller à 16 ou 18km/h, ça ne change pas grand-chose en termes de temps ». En revanche, ça peut permettre de repartir plus facilement le lendemain. Couper, visiter, se reposer, sont ainsi les points clés pour mieux pédaler.

 

Des destinations sans pression

Le principal, pour voyager, c’est de savoir où aller. Se lancer dans l’aventure à la pédale le requiert tout autant. Prendre une carte. Imaginer. Se projeter. Eliminer. Préférer. Néophytes au bord d’un océan d’inconnues, Mathis et Elise ont ainsi écarté tout motif de tempête pour leurs organismes. Veiller au dénivelé, éviter la chaleur, privilégier la sécurité routière et sanitaire… et voilà l’Europe rayée. Croatie, Espagne, Italie, tous sont passés à la trappe. Restent la Belgique et les Pays-Bas, et les voilà partis vers Amsterdam, depuis les Hauts-de-France. Pour Morgan, la question de la paisibilité du parcours emprunté a également joué. En effet, tout est parti de la lecture d’un article sur les routes EuroVélo, traversant le vieux continent du Nord au Sud et d’Ouest en Est, sur des parcours balisés et principalement protégés. La qualité des infrastructures cyclistes des pays nordiques l’avaient ainsi séduit, tout comme leur relief réduit. Séraphin, qui n’en est plus à son premier périple du genre, confirme avoir opté pour ce choix la première fois. Son initiation au biketrip relia en effet les villes vélo-friendly de Karlsruhe (Allemagne) à Bâle (Suisse), en passant par la vallée du Rhin alsacienne. « Au début, j’évitais le dénivelé. Aujourd’hui, je le recherche. », explique-t-il en cycliste aguerri par l’accumulation des périples. Alors, comme le recommande Mathis, « commencez par un truc simple, sans prise de tête ». Histoire de s’épargner une bonne craquante en plein milieu de la pampa.

SéraphinSéraphin


Le poids, une affaire de coureurs, pas de voyageur

L’aventure à la pédale est aux antipodes du cyclisme moderne. Lorsque le second en vient à refuser de peindre les cadres pour les alléger de quelques grammes, la première a plutôt tendance à charger la monture. Chérissant le temps plutôt qu’il ne le chasse, le voyage se fiche des gains marginaux. Vêtements, vaisselle, matelas, tentes… tout ce qui importe doit être pris. Et même ce qui n’importe pas, à en croire l’expérience de Séraphin, ayant parcouru 350 bornes avec une bouteille de tequila dans la sacoche pour l’offrir à un ami l’hébergeant. Des 10kg de paquetage de Mathis et Elise aux 20kg de matériel de Morgan, le poids offre autant de contraintes sur la journée que de confort la nuit. Cette balance implacable se construit en dilemme, à étudier soigneusement au départ. Rouler chargé ou allégé sont deux manières bien différentes d’avancer, comme le souligne Morgan, qui ôtait parfois ses sacoches lors d’escales. Si Mathis et Elise ont pris le parti d’y garder un œil, Séraphin s’en est finalement libéré, augmentant progressivement la taille de ses baluchons, quitte à souffrir davantage dans les côtes. Mais qu’importe, quand on ne vise pas le KOM Strava ?

 

Liberté du campement ou contrainte du confort

Organiser son trajet, c’est aussi choisir son repos. Ciel ou toit, tissu ou dur, tente ou hôtel, les options sont multiples et offrent chacune des avantages différents. Si rien ne vaut le confort d’un lit, rien n’égale non plus la liberté d’une tente. En effet, si l’hébergement se réserve à l’avance, le campement est l’affaire de tout moment. La permanence du choix a fait basculer Morgan, Mathis et Elise vers cette seconde possibilité. Pour le couple, il s’agissait avant tout d’éviter de rouler sous la contrainte, d’être rattrapés et menacés par le temps filant vers une échéance couperet. Le soir venant, il leur fallait donc simplement se diriger vers le camping le plus proche, pour y installer leur abri de fortune. Toutefois, ils reconnaissent volontiers que l’hôtel du soir sait se montrer davantage attractif, et motivant sur la selle. Il offre des ressources supplémentaires aux coups durs et aux moments difficiles, il sait récompenser dignement une journée de sueur. Pour cette raison, Séraphin est toujours resté adepte des airbnbs, quitte à rouler de nuit en cas de pépin. Mieux, des connaissances çà et là procurent parfois l’hébergement suprême : l’ami. Chaleureux et gratuit, sympathique et accueillant, il est un remède imparable à la solitude du voyageur, comme expérimenté par Morgan. De passage chez ses anciens colocataires à Bruxelles ou chez un parent aux Pays-Bas, il a su agrémenter son périple de têtes familières et l’illuminer d’éclats de rire. Et en guise de cadeau, il avait de beaux souvenirs à offrir.MorganMorgan 

 

A l’encontre des éléments

Partir à l’aventure, c’est aussi faire face à ce que l’on fuit d’ordinaire. L’effort et l’inconfort, parfois crains, souvent esquivés, deviennent soudainement recherchés. Objets de fierté ou de sourires, ils s’intègrent vite au fascinant récit du voyage, en part intégrante de celui-ci. Mathis et Elise raconteront plus d’une fois leur bataille des polders, opposés à cet ennemi invisible qu’est le vent. Séraphin évoquera souvent la neige des Cévennes, le forçant à faire demi-tour au pied du col de la Lure, recouvert d’un épais manteau blanc. Morgan se souviendra longtemps de la tempête d’Amsterdam, lors de laquelle froid et pluie ont pénétré sa chair et meurtri son âme. Instants galères, ceux-ci perdent vite de leur amertume dans les mémoires et égayent rétrospectivement les visages. La métamorphose du présent en passé a changé les rictus en sourires.

 

Partager pour profiter

Toutes les histoires d’un voyage en font un grand récit jalonné de petits moments de bonheur, additionnés à des rencontres fortuites et des expériences inopinées. Le papi qui ne se déplaçait qu’à vélo alimentera durablement les anecdotes de Mathis et Elise, autant que la discothèque de la Haye entrera au panthéon des nuits de Morgan. Les premiers se sont créé un grand album de souvenirs en commun, liant leur relation à l’épreuve de la pédale. A l’inverse, le second a regretté que la compagnie ait été un luxe et non un quotidien. Et cette tendance est finalement confirmée par le vécu de Séraphin, qui a rapidement associé sa copine ou ses amis à ses périples, au point d’en devenir l’organisateur pour l’association cycliste de son école. Tous ont effectivement trouvé dans le partage l’aboutissement du voyage, pour que le charme d’un port hollandais ou la magnificence de châteaux bavarois ne soient pas des secrets.Mathis et EliseMathis et Elise

 

Une ode au voyage

La crise du Covid-19 n’est pas innocente dans la floraison de telles expériences. La contamination fulgurante de la planète a mis en lumière l’efficacité des réseaux de communication, reliant la Terre sur toute sa surface. En conclusion de ses aventures, Séraphin insiste ainsi sur la nécessité de débanaliser nos modes de transports contemporains, offrant aujourd’hui des possibilités encore inespérées il y a un siècle. Survoler l’Atlantique en quelques heures, c’est oublier l’immensitude de la traversée. Se lever en France et se coucher en Grèce, c’est restreindre les territoires et négliger les frontières. En voiture, en train ou en avion, nos vies sont maintenant propulsées à des centaines de kilomètres à l’heure, bien loin de nos capacités purement physiques. Dans son voyage, Elise s’est ainsi amusée à véritablement voir ce qui défile d’habitude à toute allure, à découvrir des contrées qui n’existent que sur ces cartes, à renouer contact avec les éléments essentiels. Si Morgan avait acheté un vol Paris-Oslo pour quelques dizaines d’euros, il n’aurait jamais connu la fantastique diversité des paysages qu’il a parcourus. Il n’aurait peut-être jamais posé les pieds au Danemark. Et il n’aurait pas non plus succombé à la beauté des fjords norvégiens. Cette idée compose naturellement l’aventure à la pédale. Et pour la résumer, il n’existe pas meilleures paroles que celles d’Elise : « Ce que j’ai adoré dans ce voyage, c’est de vraiment profiter du voyage. »

Par Jean-Guillaume Langrognet