Tout au long de l’été, Vélo 101 vous propose la lecture de l’enquête passionnante de David Walsh qui a fait tomber Lance Armstrong. « Les Sept péchés capitaux » (Editions Talent Sport : www.talentsport.fr, https://www.facebook.com/Talentsport2014) ont été adaptés au cinéma par Stephen Frears sous le titre « The Program » (2015), avec Ben Foster dans le rôle de Lance Armstrong, Chris O’Dowd (David Walsh), Guillaume Canet (Michele Ferrari), Elaine Cassidy (Betsy Andreu) et Denis Ménochet (Johan Bruyneel). Acheter le livre de David Walsh. Disponible chez le même éditeur : « Marc Madiot – Parlons vélo« .

CHAPITRE 2

« La course est tout. Elle efface ce qui n’est pas la course. La vie est une métaphore de la course. »
Donald Antrim

Le 25 juin 1995, je suis rentré en Irlande après cinq semaines passées à couvrir la Coupe du monde de rugby en Afrique du Sud. L’avion a atterri à Dublin vers 10h. Mary est venue me chercher en voiture en partant de la maison, à County Westmeath. Paul et sa femme Ann habitaient près de l’aéroport, ils nous ont rejoints pour prendre un café. Nous avons passé deux heures à rattraper le temps perdu avant de partir dans des directions opposées.

Arrivés à la maison, il devint évident, en tournant dans notre allée, que quelque chose n’allait pas. Les voisins étaient là – pas seulement les voisins mais aussi le maître d’école, le prêtre –, personne ne sachant vraiment où regarder. À l’intérieur du véhicule, on savait qu’une fois la portière ouverte, notre vie changerait à jamais. Je ne me souviens pas qui m’a appris que John, notre fils de 12 ans, avait eu un accident de vélo.

« Mais il va bien ? ai-je demandé.
– Non, il s’est brisé le cou.
– Où est-il maintenant ?
– Il est parti dans l’ambulance.
– Mais comment va-t-il ? Il va s’en sortir ?
– Non. »

Et tout fut dit. Nous savions. Nous avons pensé à nos autres enfants : Kate, Simon, Daniel, Emily et Conor, qui avaient tous appris la nouvelle avant nous. Où étaient-ils ? Comment allaient-ils ?

L’accident s’était produit une heure plus tôt. Ce matin-là, John avait disputé un match de football gaélique. Son équipe avait perdu et il s’était vengé sur les sandwiches et sodas offerts après la rencontre. En tournant dans notre allée, à droite de la route, il avait été heurté par une voiture venant en sens inverse et était mort sur le coup. Il n’avait pas une seule marque sur le visage ou le corps. La puissance du choc et l’angle de sa chute avaient suffi à le tuer.

John était notre deuxième enfant, un garçon avec un appétit de vivre insatiable. Il était bon à l’école et particulièrement scrupuleux quand il s’agissait de faire ses devoirs. « Papa, je ne peux pas discuter, j’ai trois heures de devoirs à faire et il y a la Ligue des champions à la télé. » Vous vous mettiez dans un coin et le laissiez s’acquitter de sa tâche. Nous avons souvent joué au football sur notre pelouse avec les enfants Kilmartin, qui habitaient la porte à côté. Souvent, les parties s’achevaient en bagarres. Elles impliquaient surtout John et moi.

« Balle à nous !
– Elle n’a pas franchi la ligne ! »

Et à partir de ce moment, l’enfer entier se déchaînait. Sa passion était pardonnable. J’aurais dû avoir plus de bon sens.

Nous étions partis en vacances dans l’ouest de l’Irlande avant le Tour de France 1987. Nous avions marché jusqu’à une statue sur une colline, 300 mètres au-dessus de Kylemore Abbey. Pour atteindre la statue, vous suiviez un chemin en pente raide, avec d’innombrables montagnes russes. Une fois au sommet, nous étions exténués mais John voulait courir pour redescendre. Nous lui avons dit que la pente était trop raide pour courir. On aurait pu tout aussi bien lui dire que c’était le signal de départ et qu’il devait foncer.

John n’a pas attendu. Il s’est élancé. J’ai couru après lui. Il avait 4 ans, j’en avais 31 et je courais régulièrement à cette époque-là. Je le redis, j’aurais dû avoir davantage de bon sens. Avec son avance de 10 mètres sur moi au départ, il m’aurait fallu à peu près une minute pour le rattraper. Mais je ne l’ai pas revu avant d’atteindre le bas de la colline. J’ai connu la peur de ma vie. Cela le rendit euphorique. Même à 4 ans, il savourait cette victoire sur son papa.

Il aimait le sport, quelle que soit la discipline. Il jouait au football gaélique, aimait Liverpool, enregistrait chaque rencontre qui comptait durant la Coupe du monde de rugby 1995, sachant que je la regarderais une fois de retour à la maison. Le voir étiqueter les matches et les ranger sur une étagère dans mon bureau m’atteignait en plein cœur.

Il pouvait me le briser d’autres façons. Une fois, alors que Paul était à la maison, John lui tendit une embuscade.

« Paul, dit-il, tu sais, ton livre avec Andy Townsend ? (Paul avait servi de nègre pour l’autobiographie de l’ancien footballeur)
– Oui, John ?
– Townsend parle du soir où Arsenal a battu Liverpool à Anfield, l’empêchant de réussir le doublé.
– Oui, je m’en souviens.
– Townsend dit dans le livre qu’il revoit David Seaman lancer la balle à Lee Dixon. Une longue, longue balle vers Alan Smith. Puis la passe à Michael Thomas pour le but…
– Oui ?
– Ce n’est pas Seaman qui gardait les buts d’Arsenal ce soir-là. C’était John Lukic. »

Il avait 12 ans. Paul était scié.
En septembre 1994, je me suis rendu à la finale nationale de football gaélique à Dublin avec Martin McHugh, star de l’équipe de Donegal, championne deux ans plus tôt. Martin et moi étions amis. John nous accompagnait. Ce jour-là, Down battit Dublin. Sur le chemin du retour, John posa question sur question à Martin au sujet du jeu. Il ne s’est jamais arrêté et la patience de Martin ne s’est jamais émoussée.

Le jour suivant, de retour dans son Donegal natal, Martin a acheté des chaussures de foot de la marque Patrick pour John et les a fait livrer chez nous.

« Tu n’étais pas obligé, lui dis-je.
– J’ai parlé de football avec beaucoup d’enfants, dit-il. Jamais un enfant de 11 ans ne m’a posé de questions comme ton fils. »

Vous pouvez penser qu’il est impossible de trouver le moindre réconfort quand on vous enlève votre fils. Mais je l’ai trouvé. Peu après sa mort, le principal de l’école, Tim Looney, raconta une histoire survenue un jour en classe. Un garçon avait écrit de façon malveillante au tableau noir. « Très bien, qui a fait cela ? », demanda M. Looney. Personne ne se dénonça. « Dans ce cas, nous allons rester ici jusqu’à ce que je trouve le coupable. » Le silence s’est prolongé pendant la coupure du déjeuner. Les enfants sont restés enfermés.

Le principal ne donnant aucun signe laissant à penser qu’il lâcherait l’affaire, quelqu’un devait faire quelque chose. John a levé la main. « Oui, John ? » Il se leva et se tourna vers son meilleur ami. « Andrew, dit-il, tu sais que c’est toi, nous savons que c’est toi et tu ne seras peut-être même pas puni si tu l’admets. » Andrew s’est levé et a dit : « Monsieur, c’est moi. » « Merci, Andrew, pour ton honnêteté. Maintenant, vous pouvez prendre votre pause. »

Plus tard, une enseignante, madame Twomey, a raconté l’histoire de la Nativité à la classe. Arriva le moment où elle expliqua que Marie et Joseph menaient une vie modeste à Nazareth parce que le second n’était que charpentier. John a levé la main. « S’ils étaient si pauvres, qu’ont-ils fait de l’or donné par les Rois mages ? » Madame Twomey avait raconté l’histoire de la Nativité à des enfants pendant plus de trente ans. « John, c’est la première fois que quelqu’un me demande ça… Je ne connais pas la réponse. »

J’ai retenu toutes les histoires, surtout les deux qui s’étaient passées en classe. Vous devez avoir le courage de vos opinions quand c’est possible. Vous devez poser les questions évidentes mais parfois difficiles. Qu’est-ce que Marie et Joseph ont fait de l’or ?

Sean Kelly est venu aux funérailles de John. Il m’a rejoint alors que j’étais seul et m’a demandé comment l’accident s’était exactement produit. De quelle direction venait John ? De quelle direction venait la voiture ? Nous sommes allés dans le jardin pour qu’il puisse se faire une idée de ce qui s’était passé. Kelly a parlé de mon trajet de retour depuis l’aéroport de Dublin. John nous pensait peut-être déjà rentrés quand il roulait vers la maison ? J’ai répondu que nous aurions dû être revenus mais que nous étions restés longtemps à l’aéroport avec Paul, autour d’un café.

« Quand John est revenu, dit-il, il a regardé pour voir si ta voiture était dans l’allée. Il jette un coup d’œil de l’autre côté, son cerveau lui dit de tourner. Ses yeux ne regardent pas la route devant. Je l’ai fait quelquefois, tourner dans une rue comme ça. J’ai eu de la chance qu’aucune voiture n’arrive dans l’autre sens. »

Même s’il était difficile d’entendre quelqu’un parler d’un accident fatal à mon fils, j’appréciais le fait que Kelly m’aide à comprendre comment celui-ci était survenu.

Un an après la mort de John, durant une nuit d’été moite à Atlanta, nous étions quelques-uns dans la lumière déclinante d’un petit jardin situé derrière la piscine de l’université Georgia Tech. J’étais avec mon vieil ami Paul, désormais bien installé dans sa carrière en tant que journaliste d’un quotidien du dimanche à succès, et notre nouvel ami Tom Humphries, du Irish Times. Son humour nous faisait rire, son talent nous rendait humbles.

La nageuse irlandaise Michelle Smith avait éclaboussé la première journée des Jeux olympiques et remporté une médaille d’or. C’était un incroyable accomplissement pour une femme qui ne semblait pas destinée, jusque-là, à de tels honneurs. La question évidente mais difficile était : sa progression était-elle crédible ? Avait-elle pu remporter l’or sans se doper ? Cela annonçait la suite.

Nous nous tenions sous les cigales et les rhododendrons. Les lumières de la piscine désormais vide illuminaient la scène. Nous étions tous les trois en train de débattre des implications de cette médaille avec un groupe de journalistes américains et de nageurs. Nous étions mal à l’aise. Ce que nous venions de voir puait la triche.

Nous ne savions pas grand-chose de la natation mais une vieille plaisanterie courait : la natation irlandaise obtenait un bon résultat quand personne ne se noyait. Bien évidemment, ce n’était pas juste mais l’Irlande n’était pas une nation qui excellait dans cette discipline. Au contraire.

Jimmy Meagan, mon ancien confrère de l’Irish Press, qui n’est plus parmi nous, racontait une histoire au sujet des Jeux de Montréal en 1976. Un matin, Jimmy lutta avec sa conscience pour savoir s’il irait voir un nageur irlandais courir les séries. Il n’avait aucune chance de se qualifier mais le sens du devoir de Jimmy eut raison de son bon sens. Il obtiendrait une déclaration du garçon pour la dernière édition de l’Evening Press.

Jimmy se rendit aux qualifications avec un confrère de l’Irish Independent. Comme attendu, le nageur termina dernier de sa série, loin derrière l’avant-dernier. La déception ne tenait pas au fait d’être dernier mais à son chrono, bien au-delà de son meilleur temps personnel.

« Qu’est-il arrivé ?, demandèrent Jimmy et son confrère.
– Je suis terriblement déçu. Je n’arrive pas à croire que j’ai nagé aussi lentement.
– Quel a été le problème ?
– J’ai pris un petit-déjeuner trop copieux, répondit le nageur.
– Oh ! »

Entre le buffet du petit-déjeuner de Montréal et la médaille d’or à Georgia Tech, il y avait un fossé. Nous savions que notre héroïne nationale nouvellement décorée à 26 ans n’avait pas l’âge auquel on réalise les progrès qu’elle avait accomplis. Surtout, elle n’avait pas la bonne forme, le bon poids ni les bonnes fréquentations. Dans une discipline où le business du coaching était devenu une science à part entière, Michelle avait pris comme entraîneur son mari, Erik De Bruin, un lanceur de poids originaire des Pays-Bas qui purgeait, de façon embarrassante, une suspension de quatre ans pour dopage. Une vieille interview avec Erik refit surface. Il y parlait dopage. Sa position était, au mieux, ambivalente.

De façon très patriotique, nous avons lancé les arguments en faveur de Michelle dans la nuit pour voir combien de personnes bien informées les feraient encore leurs. Supposons qu’elle se soit entraînée de façon plus intelligente ? Et si en venant à Atlanta pour disputer sa troisième Olympiade, elle avait pris le sport davantage au sérieux ? Peut-être le vécu d’Erik en athlétisme était-il maintenant un atout ? Et si tout le monde avait tort et notre fille raison ? Mais ceux qui en savaient le plus y crurent le moins. Ils balayèrent nos arguments.

Puis toutes les conversations se sont tues. Ayant fini de donner quelques interviews pour la télé de son pays, Erik nous a rejoints dans le jardin. Il avait détecté (ou anticipé) un certain scepticisme dans l’air de Géorgie et venait retourner l’opinion publique. Il s’est assis sur un long mur et nous nous sommes rassemblés autour de lui. Le revirement s’opère plus facilement quand il est initié par un séducteur. Vous pouviez accuser Erik de beaucoup de choses mais vous ne pouviez pas le tenir pour un séducteur naturel.

Les échanges furent brefs et crispés. Quelques questions polies se mêlèrent d’abord à des compliments au sujet du rêve qui venait tout juste de devenir réalité. Quel roman ! Puis la conversation glissa sur le sujet dont nous souhaitions vraiment parler.

« Les gens ici disent que vous avez été testé positif aux stéroïdes lorsque vous faisiez de la compétition…
– Non. Ce n’est pas vrai. Il y a eu un problème avec un test. J’ai été réintégré par ma propre Fédération et par les tribunaux néerlandais mais je ne veux pas parler de ça maintenant.
– Juste pour les faits ?
– Comme je l’ai dit, c’est un moment de joie pour moi, je n’ai pas envie de…
– Et vous faites toujours de la compétition ?
– Non, j’entraîne. Vous croyez que je peux entraîner et concourir en même temps ? » dit-il en se levant, d’un ton dédaigneux.

« C’est toujours pareil, cria Erik en se frayant un chemin parmi nous pour retourner à la salle. C’est toujours pareil, bordel ! »

Paul, Tom et moi nous sommes éloignés du groupe principal et avons commencé à marcher lentement vers le bus des médias. C’était un samedi soir tard, peu avant l’aube en Irlande, et la plupart de nos compatriotes allaient se réveiller avec le sourire. Notre pays ne remportait pas souvent des médailles d’or, surtout dans un sport dominé par les Américains. Tom aurait un article à écrire pour l’édition du lundi du Irish Times. Paul et moi étions contents d’avoir une semaine pour réfléchir à ce que nous allions écrire dans nos journaux du dimanche.

Nous marchions et discutions. Il n’y avait aucune chance que nous nous dérobions en évitant de poser les bonnes questions. Ce n’était pas une option. Toute personne se trouvant dans le jardin quelques minutes plus tôt savait que les soupçons de dopage dans le monde de la natation deviendraient une grosse affaire. Il y avait trop de colère en train de couver. L’ascension de Michelle était trop étrange et trop sensationnelle pour ne pas être remise en question.

Nous savions aussi ce qui allait se passer au pays. Les célébrations de masse. Le délire. Les gens qui n’avaient jamais regardé une épreuve de natation avaient vu Michelle, notre rousse parlant gaélique, fendre l’eau pour s’emparer de l’or dans une finale olympique. En termes de célébration irlandaise du sport, l’événement serait fêté comme il se doit. Vous appelez chez vous et réalisez que votre propre famille est réellement « entrée dans la course », tandis que vous avez envie de dire : « Il vaut mieux en sortir. »

Paul, Tom et moi étions en désaccord. Nous avions le cœur lourd. Michelle devait nager toute la semaine. Elle monterait sur le podium tous les autres jours. À la maison, la folie croîtrait à chaque course. Nous allions demander à la Nation de s’asseoir et de prendre une tasse de thé parce que nous avions de mauvaises nouvelles.

Nous avons été les seuls représentants des médias irlandais à décider de poser toutes les questions. Partout ailleurs, on s’employait à blanchir. Une grosse brosse, d’amples mouvements. Buvons tous à la gloire de Michelle et pas de cet ancien thé, merci. « Michelle, qu’avez-vous ressenti quand ils ont joué l’hymne national et que vous avez vu le drapeau monter au plafond ? » Pas de questions dérangeantes entendues. Pas de questions dérangeantes formulées.

Il y avait quelque chose de presque drôle dans tout ça, si vous étiez capable de le voir. Ceux qui défendaient Michelle interprétèrent les doutes sur ses performances comme la manœuvre diabolique d’Américains jaloux qui tentaient d’éclipser le soleil irlandais. L’Amérique n’avait plus d’autre rival dans le monde du sport que l’Irlande. Aucune vision ne tordait plus les boyaux américains que celle d’une Irlandaise pleine de taches de rousseur remportant ses courses contre toute attente. Ils pouvaient accepter des Rouges venant de Russie, des communistes venant de Chine mais pas cette demoiselle irlandaise souriante. Alors, ils essayaient de la couvrir de boue. Et crachaient dans notre ragoût.

Beaucoup de journalistes essayèrent de vendre cette histoire. Au pays, il y avait des acheteurs. D’autres choisirent de l’ignorer complètement. Nous ne l’avons pas fait. Nos histoires racontaient que ses victoires ne pouvaient pas être dignes de confiance : sa progression était trop importante pour être naturelle. Une poignée s’employa à nous attaquer tous les trois dans la presse et sur les ondes. Nous étions des traîtres cherchant à attirer l’attention sur nous. Nous recevrions ce que nous méritions dès que Michelle nous poursuivrait pour diffamation. Tu vas les poursuivre, Michelle, n’est-ce pas ? Leur prendre leur maison, leur job et leur réputation ? Rapidement, s’il te plaît, Michelle ?

Bien avant notre retour de Géorgie, nous nous sommes retrouvés tous les trois isolés, montrés du doigt. À Atlanta, le débat se tenait en deux langues. Paul, Tom et moi tentions de poser les bases permettant de demander comment une nageuse sérieuse de second rang pouvait muer en l’une des plus grandes athlètes olympiques. L’autre version était glorieuse. Une semaine d’hallelujah. Un conte de fées écrit par des journalistes dont l’enthousiasme étouffait toute faculté critique. Peut-être sentaient-ils ce que le public irlandais voulait.

Je n’ai jamais pu m’empêcher d’essayer de rallier les gens à mon point de vue. Le mercredi de cette « semaine spéciale pour le sport irlandais », j’ai discuté avec Anne Cassin, alors reporter sur la télé nationale irlandaise RTE. Elle était prête à se laisser convaincre.

« Voilà le tableau : elle a été nageuse internationale pendant dix ans, a participé à deux Olympiades avant celle-ci et personne ne l’avait jamais vue faire une finale. Maintenant, elle est championne olympique.
– Tu penses vraiment que les doutes sont justifiés ?
– Bien sûr. Son incroyable progression est intervenue après qu’elle est tombée amoureuse d’un lanceur de disques qui a été, plus tard, contrôlé positif à des substances interdites et suspendu quatre ans. »

J’ai poursuivi. Anne, qui croyait d’abord à l’innocence de Smith, était presque convaincue du contraire lorsque la discussion s’est achevée. Elle allait parler au producteur une fois de retour à Dublin et défendre l’idée qu’eux aussi devaient poser les bonnes questions. Cela ressemblait à une petite victoire. Plus tard ce soir-là, j’ai retrouvé Anne à la piscine. Elle avait parlé au producteur et il l’en avait gentiment dissuadée. « Nous n’allons pas contrarier l’humeur du pays, n’est-ce pas ? », dit-il.

L’Irlande était en fête.

Le jour où Smith a disputé sa dernière course, elle a eu un problème avec ses lunettes et s’est présentée tardivement sur le plot de départ. Pas loin de là où nous étions assis tous les trois se trouvaient les neuf ou dix journalistes qui l’avaient couverte d’éloges. Ils ne nous ont pas beaucoup aimés cette semaine-là. Nous n’étions pas leurs plus grands supporters.

Alors que le plot de Smith était temporairement vide, six ou sept de ses fans journalistes se sont levés de leur siège et se sont dirigés vers les escaliers qui menaient au bassin. Alors qu’ils passaient devant nous, l’un d’entre eux a levé la tête et capté mon regard. « Elle s’est fait prendre », dit-il calmement. Il pensait que Smith avait appris son contrôle positif. Cela expliquait qu’elle ne se soit pas présentée avec les sept autres finalistes. Elle n’avait pas été prise mais c’était un petit doute semé dans l’esprit de ses partisans.

Les deux années qui ont suivi ont été difficiles mais elles ont changé la donne. « Papa, pourquoi es-tu si méchant avec Michelle Smith ? », demandaient les enfants quand ils revenaient de l’école. Michelle fut finalement suspendue quatre ans pour avoir trafiqué un échantillon d’urine remis chez elle, en 1998 à Kilkenny. Mais jusqu’à son audition à Lausanne, tout ce que nous avons publié tous les trois au sujet de son ascension miraculeuse fut accueilli avec hostilité et sifflets. Paul et moi avons fait le boulot sur ce dossier, Tom fut remarquable.

Poser les questions évidentes, comme la simple interrogation de John dans cette salle de classe – « Qu’est-ce que Marie et Joseph ont fait de l’or ? » –, était devenu une tâche impossible à éviter. Le bonus, c’est que cela ressemblait à du journalisme.

L’été suivant, Paul, Tom et moi étions à nouveau réunis. Les championnats du monde d’athlétisme à Athènes furent décevants d’un point de vue journalistique. Sonia O’Sullivan, éternelle favorite irlandaise en course de fond, eut encore une fois une compétition difficile. Plus globalement, les Athéniens semblaient aussi indifférents à ce qui se passait sur la piste que le reste du monde. À un moment, l’Association internationale des fédérations d’athlétisme demanda aux autorités grecques si elles ne pouvaient pas inviter des militaires pour remplir les sièges vides dans le stade. C’était une vieille coutume sportive. Les Grecs expliquèrent qu’ils n’entretenaient pas une armée pour cela.

Il y avait peu d’histoires à raconter et nos journaux ne nous poussaient pas au surmenage. On avait du temps pour apprécier Athènes, l’Acropole et tout ça, mais seulement après une partie de golf. Paul et moi sommes des mordus. Tom fut traîné de force sur le splendide parcours de Glyfada, dans la banlieue. Tout ce qu’Athènes comptait de prestigieux était parti dans les îles pour profiter des semaines les plus chaudes de l’été. Aussi, nous avions les fairways de Glyfada pour nous seuls. Du moins, Paul et moi avions les fairways. Tom préférait le rough.

Pour une fois dans nos vies, nos accréditations de presse impressionnaient quelqu’un. Nous avons été traités comme des rois à Glyfada. Le vestiaire du club nous a été grand ouvert et nous avons eu la permission de choisir nos armes entre les rangées de sacs des membres. Chaque sac était aussi grand qu’un mobile home. Avec les clubs qu’il abritait, on n’avait aucune excuse en cas d’échec.

Cependant, quelque chose préoccupait Tom et ce n’était pas seulement son drive. C’était inhabituel car contrairement à Paul et moi, il n’était pas d’une nature contrariante. Quand il lâcha le morceau, une discussion enflammée nous opposa et l’agenda touristique fut oublié. Tom avait entendu beaucoup de nos vieilles histoires au sujet du Tour de France. Le jour où Kelly avait fait ceci, le jour où Kelly avait dit cela. Paul et moi avons encouragé Tom à aller sur le Tour et à voir la course de lui-même.

Ce que Tom ne pouvait pas s’expliquer, c’était le fossé entre l’affection et l’estime dans lesquelles Paul et moi tenions encore Sean Kelly et la position que nous avions défendue au sujet de Michelle Smith.

« Un dopé est un dopé, non ? dit-il. Et Kelly a été testé positif deux fois ?
– Tom, la différence entre Kelly et Smith, c’est qu’il battait les meilleurs du monde dès sa première saison chez les pros. C’était un véritable talent dès le premier jour ; elle en était loin.
– Il n’y a pas de degrés de culpabilité. Il n’y a pas de bons dopés et de mauvais dopés, dit-il.
– Tout n’est pas noir ou blanc. Le cyclisme est un sport différent de la natation. Pratiquement tous les meilleurs font leur boulot en cyclisme.
– Écoutez, chacun de vous a écrit des bouquins à succès sur ce sport. Paul, ton livre a montré combien le dopage était étendu dans le cyclisme. Mais aucun de vous n’a appelé Kelly.
– Tom, dit Paul, je voulais me concentrer sur la culture du dopage, expliquer pourquoi chaque coureur était obligé de faire un choix : se doper et faire carrière ; ne pas se doper et voir sa carrière finir aux égouts. Si j’avais pointé le doigt sur des individus, les gens auraient loupé le point le plus important. C’est le sport qui corrompt l’individu.
– Quoi qu’il en soit, vous avez tous les deux eu l’occasion, plusieurs fois, de rappeler aux gens que Kelly avait été testé positif deux fois. Mais vous ne l’avez pas fait parce que vous l’aimez bien… »

C’est vrai que nous aimions bien Kelly. Quand nos questions à son sujet n’étaient pas soft, elles étaient inexistantes. Ce matin-là à Senlis, quand il a sauté sur son vélo et agité les pilules dans leur boîte en plastique, nous savions exactement ce que nous avions entendu. Quand il a été testé positif avec l’échantillon d’urine remis ce jour-là, nous n’en avons pas parlé. Nous avons rationalisé la chose d’une façon qui nous convenait et tenté d’expliquer à Tom qu’il ne comprenait pas le contexte.

« Tom, les personnes qui connaissaient la natation étaient les premières à dire qu’elles ne croyaient pas Smith. Ceux qui étaient dans le cyclisme professionnel aimaient Sean Kelly et ils n’ont jamais émis le moindre doute au sujet de son statut de champion. Aussi, personne n’avait de raison d’avoir des soupçons.
– Deux tests positifs, ce n’est pas une raison suffisante ?
– Eddy Merckx a été testé positif deux fois et tout le monde s’accorde à dire que c’est le meilleur cycliste de tous les temps. Devrait-on dire que Merckx n’était pas un vrai champion ? »

Nous avons expliqué à Tom combien les Français et les Belges aimaient Kelly. Si quelqu’un connaissait ce sport, c’était eux. Pour eux, sa dureté était légendaire. Nous avons peint le tableau d’un monde où, oui, la plupart des coureurs prenaient des substances mais d’une façon quelque peu égalitaire. Sans ces substances, les résultats auraient été les mêmes. Kelly aurait été l’un des patrons du peloton malgré tout.

Et nous avons raconté à Tom quelques-unes de nos meilleures histoires, montrant l’appétit insatiable de Kelly en matière d’entraînement, son besoin de vaincre, la timidité qui, une fois, lui fit simplement hocher de la tête en réponse à une question posée à la radio. J’ai parlé de la fois où je l’avais vu mettre 20 000 francs (3 048 euros) en petites coupures dans son slip après avoir été payé pour sa participation à un critérium.

« Tom, tu ne saisis simplement pas le contexte.
– Ce que je saisis, c’est l’effet. Si les gars les plus forts se dopent, quel effet cela a-t-il sur les gars à l’autre bout de la chaîne alimentaire ? Ne doivent-ils pas se doper eux aussi pour rester dans le même monde ? Voici le sport dont vous parlez, si beau dans sa simplicité, si exaltant dans ses histoires. Et vous expliquez aux jeunes coureurs que pour survivre, ils doivent s’injecter tel produit et tel produit dans le corps. »

Nous n’avions pas de réponse. Paul avait été l’un de ces jeunes coureurs contraints de faire un choix.

« Merde… Je t’emmerde, Tom ! Tu as raison. C’est de cela que parle le bouquin que j’ai écrit, le choix. C’est l’histoire que j’ai racontée dans Rough Ride. Cette culture est la raison pour laquelle ma carrière a été foutue en l’air ; quand tu t’arrêtes sans savoir combien tu aurais pu être bon. »

Paul était, à juste titre, fier de Rough Ride mais six ans après sa parution, nous voulions tous les deux accréditer la thèse que Kelly pouvait être tenu en dehors de cette culture du dopage, comme s’il était différent d’une certaine manière. Tom n’a pas adhéré. Nous étions aveuglés par notre affection pour Kelly. Nous sommes retournés à Athènes en silence.

Au fil des ans, j’ai souvent pensé à la façon dont ma vie a changé dans les années qui ont précédé 1999. J’ai pensé au fait que mon attitude vis-à-vis du Tour de France 1999 était bien différente de celle que j’avais eue quand j’avais découvert l’épreuve pour la première fois, en 1982. Je me suis aussi demandé quel effet avait sur Lance Armstrong ce cancer menaçant sa vie.

Quand il est revenu et que les questions sur le dopage ont été soulevées, il a déclaré : « Croyez-vous vraiment que je mettrais de tels produits dans mon organisme après ce que j’ai traversé ? » C’était un argument convaincant. Mais il y avait une voix dans ma tête qui disait : « Attends, il a dû affronter l’hypothèse de sa mort. À quel point cela a-t-il été effrayant ? Maintenant, peut-être que plus rien ne lui fait peur. »

Durant l’été 1997, Armstrong s’est mis à réfléchir à un come-back.

A suivre le mardi 12 juillet…