Bradley, que ressentez-vous précisément vingt-quatre heures avant votre victoire finale dans le Tour de France ?
Je me rends compte que le Tour est une énorme épreuve sportive. J’ai toujours été un grand fan de cyclisme depuis tout gamin, c’est dur de réaliser tout ce qui m’arrive. Il y a eu des critiques, mais par rapport à ce que je réalise en tant que sportif, c’est le plus grand accomplissement qu’on puisse espérer. Peu importe ce que certains gens pensent, j’ai beaucoup d’amis, des gens qui me soutiennent. C’est simplement surprenant d’être celui qui fait l’exploit. D’être le Maillot Jaune, celui qui me faisait rêver à la télé quand j’étais gamin.

Quel sentiment vous animait dans les derniers kilomètres du contre-la-montre de Chartres ?
Ça a été exceptionnel dans les 10 derniers kilomètres. J’ai repensé à tout ce qui m’est arrivé. La perte de mon père, mon modèle, quand j’étais enfant, la vie avec ma mère dans un petit appartement de Londres, la disparition pour toujours de mon père… J’ai repensé à ma femme, mes enfants, notre vie ces quatre dernières années. J’ai repensé aux critiques. Quand on disait de moi que je ne gagnerais jamais le Tour, que j’avais fini 4ème en 2009 parce que c’était un Tour de mauvaise qualité. Toutes ces choses qui m’ont affecté. Ces hauts et ces bas. Et puis j’ai repensé aux Tours que je regardais à la télé quand j’avais une dizaine d’années.

Vous vous voyiez alors en jaune sur les Champs-Elysées ?
Oui. J’étais un gamin qui vivait dans le centre de Londres. Et je rêvais de gagner le Tour, comme un enfant peut se lever le matin après avoir vu son équipe de foot gagner et rêver de gagner la Coupe d’Angleterre. Moi je rêvais de porter le maillot jaune. Juste un jour. Sur le Dauphiné. Sur le Tour. Dans mon quartier, les jeunes allaient au foot, moi mon truc c’était le cyclisme. J’ai grandi avec des posters de Miguel Indurain punaisés dans ma chambre. Ce sont ces souvenirs de mon enfance qui me font avancer.

Vous êtes un personnage atypique, Bradley…
Ces trois dernière semaines j’ai beaucoup pensé à une chose, et ça m’a permis d’avoir une perspective sur ce qui m’arrivait, c’est que tout ceci n’est que du sport. Ce n’est pas une question de vie ou de mort que de faire ce que nous faisons. Sur le Tour, c’est tellement de la pure folie qu’il est facile de perdre les pédales. Quand j’ai franchi la ligne à Chartres, j’ai été assailli par la foule. C’était comme si on allait me pendre ! Ce qui m’aide, c’est de prendre du recul, de penser à ma famille, à la vie en général. Le sport, c’est simplement une structure, une discipline, une ligne à suivre.

Dans le courant de votre carrière, vous avez connu des hauts et des bas. Diriez-vous, avec le recul, que vous aviez besoin de ces passages à vide comme beaucoup de champions ?
Tout le monde est différent. Après un bon Tour 2009, j’ai connu la déception d’une contreperformance en 2010 puis une chute et un abandon en 2011. Je crois qu’on a besoin de ça pour être plus fort. Ma mésaventure de l’année dernière, le fait qu’on ait eu beaucoup d’attente par rapport à moi et que ça se soit mal terminé, ça renforce quelqu’un et ça vous apprend à vous comporter différemment. Oui, dans un sens, ça rend plus fort. L’an passé, j’ai suivi la dernière semaine du Tour à la télé. J’ai vu Cadel Evans gagner son Tour, j’ai vu son bonheur et ça a décuplé mon envie de ressentir ce qu’il avait ressenti. J’ai revu mon entraînement, mon style de vie. On a fait de bons choix, c’est ce qui fait qu’on est là où on est aujourd’hui.

Demain, vous remporterez votre premier Tour de France. Chris Froome, votre coéquipier, sera votre dauphin. L’harmonie a-t-elle toujours été au rendez-vous entre vous ?
Je crois que beaucoup voudraient qu’on en fasse toute une histoire alors que dans la réalité il n’y a pas de tension entre nous. On a encore déjeuné ensemble avec Chris aujourd’hui. Si on a été bons ces trois semaines, c’est qu’on a pu travailler en équipe. Et puis l’année prochaine ce sera peut-être Chris en jaune. Il n’y a pas eu de problème entre nous, ça ne sert à rien d’en inventer.

L’ultra domination de votre équipe, votre faculté à exploiter vos forces sans jamais être confronté à vos faiblesses, a rendu ce Tour un peu fade. Qu’en dites-vous ?
Beaucoup de gens se disent qu’ils auraient fait ceci ou cela, mais le cyclisme a changé. Dans le cyclisme moderne, on court à des rythmes très élevés. Et pour pouvoir attaquer malgré ces rythmes, c’est difficile. Le Tour est aujourd’hui différent, plus humain aussi. Ce n’est plus réaliste d’attendre des échappées de 220 kilomètres en montagne, même si c’était magique. Quand nous faisions le tempo à 450 watts, nous savions que nous pouvions laisser partir un attaquant car il ne pourrait jamais garder un rythme plus élevé.

Vous calculiez ?
C’est Michael Rogers qui est le roi pour ça. On ne peut pas monter un col de 20 kilomètres à 500 watts, à moins d’avoir deux ou trois litres de sang en plus. Ce sont tous ces petits pourcentages qui, additionnés, font la différence dans le sport. Dès lors que le Team Sky a été créé, même si on s’est moqué de nous au départ, nous avons travaillé là-dessus. On a fait beaucoup de choses que d’autres n’ont pas faites. S’hydrater, s’alimenter avec un chef qui fait attention à notre équilibre, aller plus tôt au lit… Des choses simples.

Votre succès dans le Tour de France est en train d’accroître considérablement votre popularité outre-Manche, en avez-vous conscience ?
Pas vraiment, car on vit ici dans une sorte de bulle, coupés et protégés du monde. Des choses filtrent, je l’ai vu sur les réseaux de communication. J’en prends conscience tout doucement. J’ai reçu des messages d’encouragement de la part de célébrités de chez nous. Tout ça est étonnant. Le cyclisme est un sport qui inspire. Je ne suis pas honteux de dire que quand j’ai vu Cadel gagner le Tour, il y a un an, moi qui avais la clavicule cassée, ça m’a inspiré. J’étais à l’entraînement, sur le home-trainer, ça m’a encouragé à aller plus loin et à faire le travail de fond. C’est une source d’inspiration pour beaucoup de gens.

Et vous, vous vous apprêtez à entrer dans la légende…
C’est une liste très sélecte à laquelle j’appartiens maintenant. Il n’y a pas plus grand que le Tour de France, et quand on y regarde de plus près, avec les victoires à répétition de certains champions, peu de coureurs l’ont gagné. Je suis le premier Britannique à le gagner. Ça va au-delà de ce qu’ont pu faire Robert Millar ou Tom Simpson. C’est impressionnant. Moi je ne me sens pas dans la même classe qu’eux, ce sont des héros, des gens qui font partie de mon enfance. Ils ont toujours été au sommet. C’est difficile de s’imaginer leur égal. Et puis à l’époque Internet n’existait pas, ces gens paraissaient lointains. On avait une photo de temps en temps dans un hebdomadaire. Ce sont eux les légendes. Moi je suis Bradley Wiggins, je ne m’imagine pas de leur trempe.

Qui est donc le vainqueur du Tour de France 2012 ?
Vous savez, j’ai beaucoup de respect pour le calendrier cycliste, et j’espère que ma victoire dans le Tour de France ne me changera pas. Je ne le veux pas. Les tapis rouges, ça va bien un temps. C’est bien d’être reconnu, d’être respecté pour ce que vous faites parce que vous faites quelque chose d’exceptionnel. Le sport inspire les gens, c’est ça l’utilité d’une reconnaissance, mais à la fin de la journée je rentre à la maison, je fais le ménage, je nettoie le sol si je suis allé promener le chien et qu’il l’a dégueulassé. Oui, à la fin de la journée, je suis finalement quelqu’un comme les autres.

Propos recueillis à Chartres le 21 juillet 2012.