Dans une interview accordée au quotidien L’Equipe hier soir, entre deux moments d’allégresse et de fête, Thomas Voeckler, le sélectionneur de l’équipe de France, est revenu sur la conception méticuleuse de la tactique de course dans les semaines et les mois précédant ces mondiaux de Louvain. Illuminé par son idée, l’ancienne coqueluche de l’Hexagone n’a cessé de regarder le format du circuit belge au prisme de sa stratégie, jusqu’à l’en rendre parfaitement « limpide ». Le contrôle d’une épreuve peut déraper pour une multitude de raisons. Mais il est beaucoup plus difficile de parer à un bombardement d’offensives, de raisonner le peloton quand il est saisi de folie. Dès lors, « Ti Blanc »  (surnom gardé en souvenir de son enfance en Guadeloupe) s’est attelé à l’explication minutieuse de son plan à ses hommes. D’abord surpris, ces derniers y ont finalement adhéré avec enthousiasme, comprenant qu’ils n’avaient pas affaire à un cinglé mais un génie. Dans le dispositif, chacun des 9 guérilleros ont un rôle. Protéger, attaquer, sprinter… Chacun tient sa place de sa forme et sa spécialité, prêt à pratiquer un « cyclisme total ». Récit d’une stratégie magnifique pour un mondial historique.

 

192km : Cosnefroy et Turgis « foutent le bordel »

Sur le tableau blanc, c’était Rémi Cavagna qui devait entrer le premier en action, peu avant le premier passage de la ligne, à deux centaines de bornes de l’arrivée. Malheureusement, « le TGV de Clermont-Ferrand » crève à cet instant. Pas grave, il faut savoir s’adapter. Et les bleus le font parfaitement. A 192 kilomètres du terme de l’épreuve, Benoît Cosnefroy se dresse sur ses pédales et se lance à l’offensive. Son estocade reste cependant vaine. Un coup d’épée dans l’eau ? Certainement pas. En attaquant, le normand a mis les Belges à la planche et désorganisé le peloton. 9 bornes plus loin, Anthony Turgis prend son relai et met au supplice l’ensemble des participants, obligeant Tim Declercq et Remco Evenepoel à réagir. Le « bordel » s’installe…

Ce visuel réalisé par la FFC insiste d'ailleurs sur le caractère collectif de ce sacreCe visuel réalisé par la FFC insiste d’ailleurs sur le caractère collectif de ce sacre | © FFC

 

170km : Cosnefroy et Démare s’échappent

Ces championnats du monde entrés en ébullition, il ne faudrait surtout pas les laisser se calmer et revenir au faux-rythme imprimé par les Belges. Si ces premières tentatives françaises ont avorté, Benoît Cosnefroy retente sa chance à 178km de l’arrivée et crée, cette fois, un véritablement mouvement de course. Accompagné de Remco Evenepoel et du Danois Magnus Cort Nielsen, il trouve-là deux soutiens de taille dans son escapade, collaborant sans scrupules. Derrière, les Italiens s’essoufflent et s’épuisent dans la poursuite du coup manqué. Leur poursuite est même perturbée par des banderilles incessantes qu’ils ne parviennent à suivre. Naturellement, cette situation accouche d’un gros groupe de contre, notamment composé de Primoz Roglic et de Kasper Asgreen, dans lequel s’est également glissé Arnaud Démare. Les Belges font rideau, les Italiens sont piégés, les Français jubilent.

 

132km : Cosnefroy et Turgis relancent

Après 35 kilomètres d’une poursuite acharnée, le peloton fait la jonction sous l’impulsion de Trentin, Ballerini et De Marchi. La situation est rétablie pour les transalpins, mais ces efforts vont leur coûter cher. Pendant que les Français font de la patinette dans les roues, leurs adversaires s’usent déjà. Et ils comptent faire perdurer cette tendance. A peine le peloton est-il regroupé que Benoît Cosnefroy relance la course en compagnie de l’intenable Remco Evenepoel, participant à une interminable succession de soubresauts qui secouent les survivants du groupe. 15 kilomètres plus loin, c’est au tour d’Anthony Turgis d’en remettre une couche. Entre temps, Julian Alaphilippe en personne avait pris soin de prendre le sillage du premier morceau d’un peloton effrité.

 

92km : Madouas se place

Pour se défendre, les Belges n’ont d’autre choix que de visser, grillant une à une leurs cartouches. Declercq, Benoot et Campenaert passent à la planche et explosent tour à tour. Inévitablement, les attaques reprennent de plus belle au terme de ce coup de force, l’équipier étant désormais une denrée rare et précieuse. Jamais avare de ses efforts, l’allemand Nils Politt se détache et emmène dans son sillage un groupe d’une dizaine de costauds, dans lequel on retrouve, entre autres, l’infatigable Remco Evenepoel, l’espagnol Ivan Garcia Cortina, le néerlandais Dylan Van Baarle ou encore le breton Valentin Madouas. Cette fois, ce sont les Anglais, articulés autour de Tom Pidcock, qui se retrouvent piégés et doivent rouler. Devant, Evenepoel fait l’écrémage et Madouas résiste. Derrière, l’orage gronde…

Valentin Madouas placé en relais pour les 100 derniers kmValentin Madouas placé en relais pour les 100 derniers km | ©

 

59km : Alaphilippe fait le tri, Sénéchal suit

A l’approche du final, les favoris se replacent et la guerre des positions commencent. Les bleus sont en file indienne dans la roue de Rémi Cavagna tandis que Van Aert est emmené par Tiesj Benoot. Michal Kwiatkowski secoue le cocotier si fort qu’il éparpille le peloton. Les estocades se multiplient, le chaos s’installe. Une nouvelle fois, le train bleu ciel du Plat-Pays est appelé à imprimer un tempo élevé pour rétablir l’ordre des choses, quitte à s’éreinter. Lorsqu’il est bien mûr, Julian Alaphilippe saisit le fruit du travail de sape de ses compatriotes et accélère violemment dans le Bekestraat. Le peloton explose, la course se débride. A cet instant clé, c’est le brans-le-bas de combat. Wout Van Aert saute dans la roue du français, Mathieu Van der Poel s’emploie pour recoller, Michael Valgren est sauvé in-extremis par le sacrifice de Kasper Agreen. En tout, une quinzaine d’hommes forts recolle rapidement à la tête de la course, prenant immédiatement leurs distances sur le peloton. Florian Sénéchal est parmi eux. Dans ce groupe de la gagne, la France est la nation la mieux représentée. Elle va savoir en jouer.

La première des 5 attaques de Julian Alaphilippe, à laquelle seule Sonny Colbrelli a su répondreLa deuxième des 5 attaques de Julian Alaphilippe, à laquelle seule Sonny Colbrelli a su répondre | © UCI

 

40km : Voeckler intervient

L’avance de l’échappée enflant considérablement grâce au travail remarquable de Remco Evenepoel, les voitures des directeurs sportifs se voient accorder le droit de dépasser le peloton. Bravant le règlement en connaissance de cause, Thomas Voeckler s’entretient longuement avec Julian Alaphilippe à la fenêtre du véhicule de l’équipe de France. Il précise les rôles et donne la ligne d’action à suivre. Valentin Madouas jouera le gregario, Florian Sénéchal endossera le costume du sprinteur. Au champion du monde sortant, le sélectionneur recommande de « suivre les attaques et contrer ». Finalement, le berrichon adopte la stratégie inverse.

 

24km : Madouas teste, Alaphilippe use

Remco Evenepoel enfin éteint, Nicola Bagioli prend à son tour les rênes du groupe pour l’Italie, qui concentre également ses espoirs au sprint, articulée autour de Giacomo Nizzolo. De son côté, Van Aert garde Jasper Stuyven sous la main. Les bleus vont jouer à les épuiser. A 24 kilomètres de l’arrivée, Valentin Madouas accélère et oblige les nations rivales à faire l’effort. Quelques encablures plus loin, dans la côte du Pressoir, il renouvelle l’opération, emmenant cette fois Julian Alaphilippe dans son sillage. Le coureur de la Deceuninck Quick-Step se détache brièvement, obligeant Wout Van Aert à se découvrir pour revenir pendant que Florian Sénéchal reste discrètement à l’abris. Minutieusement, les Français ont désamorcé l’ensemble du dispositif belge. Il ne reste qu’à sonner l’assaut final.

La cavale solitaire de Julian AlaphilippeLa cavale solitaire de Julian Alaphilippe | © UCI

 

18km : Alaphilippe s’envole, Sénéchal contrôle

La cinquième offensive est la bonne pour Julian Alaphilippe. Dans la côte de Saint-Antoine, il porte une attaque tranchante, l’estocade finale, et fausse définitivement compagnie à ses adversaires. Fatigués, usés, laminés par l’hyperactivité des Français, ces derniers ont fini par céder. Seuls subsistent Jasper Stuyven, Neilson Powless, Michael Valgren et Dylan Van Baarle dans un groupe chasse. Mais, divisés entre le rêve d’un sacre et l’objectif d’une médaille, ils ne parviendront pas à unir leurs efforts, et ne reviendront jamais. La suite, on l’a bien célébrée.

L'image du sacreL’image du sacre | © UCI

Par Jean-Guillaume Langrognet