A chaque instant son émotion. Depuis le sacre jaune de Jonas Vingegaard, le couronnement vert de Wout Van Aert ou la délivrance tricolore de Christophe Laporte, la Jumbo-Visma eut droit à tous les états d’âmes. D’abord la consternation, comme ce fut le cas au cœur de la montée du Cap Blanc Nez. Puis l’admiration, au moment où Jonas Vingegaard s’empara du maillot jaune au sommet du col du Granon. Ensuite les félicitations, renouvelées sur chaque podium des Champs-Elysées, ou presque (seul le maillot blanc échappa à la Jumbo-Visma). Et enfin, malheureusement, le doute. En conférence de presse, les questions fusèrent. Jonas Vingegaard, comme à son habitude, resta calme. « Je peux vous garantir à 100% que nous sommes propres » lâcha simplement le danois. Interrogé à son tour, Wout Van Aert s’emporta. « Question de merde » assena-t-il à l’instigateur.

Wout Van Aert est allé inspecter lui-même son mannequin sur son nouveau prototype Cervélo à l'Université Technologie d'Eindhoven / Crédits : Anton Vos/Cor Vos - Ansys

Wout Van Aert est allé inspecter lui-même son mannequin sur son nouveau prototype Cervélo à l’Université Technologie d’Eindhoven / Crédits : Anton Vos/Cor Vos – Ansys

Puis chacun mît immédiatement en avant le travail considérable réalisé dans l’ombre, en amont. « On fait des stages en altitude et on va très loin pendant ces stages. On fait de notre mieux en termes de matériel, d’alimentation… C’est la raison pour laquelle vous devez nous faire confiance. » dixit le maillot jaune en personne. Ainsi est venu le temps de l’explication. En collaboration avec Bert Blocken, professeur à l’Université Technique d’Eindhoven (Tu/e) et Ansys, entreprise d’édition de logiciels, le Team Jumbo-Visma est devenue l’une des équipes pionnières de la simulation numérique. Focus sur le « gain marginal » de l’année, avec Thierry Marchal, Directeur Healthcare and Sport Solutions, chez Ansys, leader du domaine.

La simulation numérique, une technologie industrielle au service du cyclisme

En bref, la simulation numérique permet « d’optimiser la performance via l’aérodynamique », comme le résume Frédéric Grappe, directeur du pôle Performance au sein de la formation Groupama-FDJ. Dans les faits, elle consiste en la résolution d’énormes systèmes d’équation, avec des dizaines de millions d’inconnues, au cœur duquel figure l’équation fondamentale de Newton, établissant que la force résultante F exercée sur un point matériel, de masse m donnée, est égale au produit de la masse du point et de son accélération a.

Simulation d'un contre-la-montre par équipes / Crédits : Ansys

Simulation d’un contre-la-montre par équipes / Crédits : Ansys

Autrement dit, plus la vitesse est importante, plus la résistance que l’air oppose à l’avancée du coureur est intense. Il est même estimé que « en roulant sur un terrain plat par temps calme à plus de 40 km/h, plus de 90% de la résistance que le cycliste doit combattre pour avancer provient de la résistance de l’air », comme Thierry Marchal nous le rapporte. Dès lors, il n’est pas étonnant que les industries automobiles et aéronautiques aient adopté la simulation numérique depuis de nombreuses années !

Ainsi, en multipliant les expériences à la vitesse d’un processeur, cette méthode permet d’aboutir à la conception d’un modèle prédominant, variant selon les conditions (météorologiques, de pente, de vitesse, etc.). Finalement, cette étude permet au coureur d’affiner sa position de pénétration dans l’air afin d’accroître sa vitesse en développant la même puissance. L’explication du doublé Jumbo-Visma au terme du contre-la-montre de Rocamadour se dessine alors.

Les différences de coefficients de résistance de l'air dans un peloton illustre la nécessité d'optimiser ce point / Crédits : Ansys

Les différences de coefficients de résistance de l’air dans un peloton illustre la nécessité d’optimiser ce point / Crédits : Ansys

Une avancée conséquente et des résultats probants

La simulation numérique est-elle le facteur déterminant de cette victoire face à Tadej Pogacar (UAE Emirates), Geraint Thomas, Filippo Ganna (INEOS Grenadiers) et consorts ? Il serait évidemment erroné d’en faire la seule explication de cet exploit. Comme le souligne avec humour Thierry Marchal, « même en exploitant au maximum cette technologie, je ne pourrais pas gagner le Tour de France moi-même : ce que font ces athlètes est tout simplement phénoménal ». Mais si la simulation numérique ne fait pas la prouesse, elle y contribue notoirement.

En effet, la résistance de l’air est extrêmement sensible aux variations de la traînée aérodynamique, semblable à celle d’un bateau sur un cours d’eau. Or, comme l’explique notre intervenant, « le but de la simulation numérique est d’identifier et de localiser l’origine de chacune de ses composantes ». Une fois connues, celles-ci peuvent donc être visées par la modification de la position de l’athlète sur sa machine. Des « failles et zones d’ombres » sont alors découvertes et mises en lumière, tel qu’expliqué par Frédéric Grappe.

Des tests en soufflerie accompagnent la simulation numérique / Crédits : Ansys

Des tests en soufflerie accompagnent la simulation numérique / Crédits : Ansys

Et les résultats ne tardent pas à s’observer. « Même une réduction de quelques pour cent pourrait se traduire par une économie de 1 ou 2 secondes ou plus par kilomètre » affirme Thierry Marchal. A l’échelle des 40 kilomètres du contre-la-montre final du Tour de France, ce gain pourrait donc dépasser la minute. Malheureusement, le bénéfice exact de la simulation numérique sur les performances des coureurs du Team Jumbo-Visma ne nous a pas été communiqué pour des raisons de confidentialité.

La simulation numérique, symbole de l’investissement de la Jumbo-Visma

En fait, le triomphe de la Jumbo-Visma sur le Tour de France est le résultat d’une multitude de sources de progression mises bout à bout. Comme l’expliquait Jonas Vingegaard en introduction de cet article, l’écurie néerlandaise recherche des gains de performances sur tous les fronts possibles, qu’il s’agisse d’alimentation, de familiarisation à l’altitude ou de pénétration dans l’air. Et leur travail sur ce dernier point est particulièrement représentatif de ce dernier point, parachevant la métamorphose du cyclisme d’une discipline purement physique à un domaine scientifique à part entière.

Primoz Roglic a eu droit à son mannequin taille réelle ! / Crédits : Bart van Overbeeke - Ansys

Primoz Roglic a eu droit à son mannequin taille réelle ! / Crédits : Bart van Overbeeke – Ansys

En effet, Thierry Marchal dévoile à ce propos que le Team Jumbo-Visma est allé jusqu’à reproduire dans les expériences la morphologie exacte de ses principaux coureurs, afin de prendre en compte le moindre détail géométrique du corps de chacun. Il ajoute même que « pour Wout van Aert et Primoz Roglic, un vrai mannequin grandeur nature a été créé à partir de ce scan pour valider la simulation numérique avec des études expérimentales en soufflerie. ». Finalement, l’équipe néerlandaise n’a pas manqué de vérifier sur la route les avancées réaliser, en se montrant particulièrement attentive au retour fourni par ses coureurs. Comme le résume Thierry Marchal, « le dernier mot revient toujours au cycliste ». Et l’on pourrait rajouter que les succès tombent ainsi systématiquement dans les bras de la Jumbo-Visma.

Néanmoins, la simulation numérique fait déjà des émules. L’intervention de Frédéric Grappe dans cet article illustre ainsi l’engagement de la Groupama-FDJ auprès d’Ansys, en tant qu’autre client de marque de cette technologie. Or, avec sa 4e place au classement général final, David Gaudu est également l’auteur d’une prestation remarquée sur le Tour de France. N’est-ce pas là une nouvelle preuve de l’efficacité de la simulation numérique ?