L’exploit qui va suivre s’apparente plus à un cas d’aliénation qu’à un quelconque fait de course, fut-ce-t-il d’anthologie. Ce qui va suivre dépasse en effet l’entendement. Souvent la légende nous a confronté à des situations dantesques, chevaleresques, burlesques parfois même, et nos héros se sont montrés en toutes circonstances dignes de nos idéaux vélocipédiques à savoir braves, héroïques, incomparables, que ce soit dans la liesse enivrante ou la détresse affligeante. Les défis, les challenges, les sautes ruisseau, d’hier et d’aujourd’hui, les ont relevé sans jamais subodorer que ceux-ci génèreraient l’admiration sans borne de leurs contemporains. Le cyclisme est, certainement, l’unique discipline où l’irrationnel, avec un grand I, peut convaincre un cartésien invétéré, pur et dur, tel que votre serviteur. A l’aube du XXème siècle, lorsque le cyclisme se situait aux prémices de sa floraison, les conditions de courses, primaires et exécrables, favorisaient l’événement et l’avènement.

Nos aïeux se sont délectés sans modération de faits qui apparaissent, de nos jours, utopiques et chimériques pour des personnes non avertis des choses de la petite reine. L’incompréhension mêlée à la jalousie, nés de ce patrimoine culturel que renie sans cesse les irascibles biens pensants, ont engendré, au fil du temps et des années, le mépris et la désaffection d’une partie de l’opinion publique. L’authenticité du cyclisme interpelle et la folie ponctuelle des « Géants de la route » ravive d’anciennes querelles dues à l’excellence de sa notoriété passée. Pourtant, le vélo, de par sa conception et son utilisation, demeurera à jamais synonyme d’exploit, de courage, de solidarité et d’abnégation. Ce récit vient corroborer cet état de fait.

Tout récemment auréolé d’un cinquième succès dans la Grande Boucle, ce qui en fait, naturellement le recordman absolu, Jacques Anquetil s’adonne songeusement aux plaisirs du farniente réparateur et salvateur. Ses pensées vagabondes et l’amertume l’étreint soudain. Cette dernière levée n’a pas, selon lui, été obtenue de la manière dont il l’aurait souhaitée. Un Giro arraché aux griffes d’une coalition de tous les instants semble avoir été l’élément déterminent à son bref mais douloureux fléchissement lors de l’étape dantesque du Puy de Dôme. La dépense d’énergie engendrée et abandonnée sur les pentes escarpées des Dolomites a, n’en déplaise à l’intéressé, nuit au rendement final du Normand lors de cette inoubliable journée du 12 juillet. En outre, la popularité dont a été ceint, ce jour-là, son adversaire du jour, le très pugnace Raymond Poulidor, l’a rendu un soupçon maussade. Cette morosité conflictuelle et ambiante qui flâne puis pèse sur et dans l’entourage du natif de Mont Saint-Aignan aura des répercussions insoupçonnées, car insoupçonnables, sur le déroulement, et l’essence même, de la saison 1965.

En effet, Jacques Anquetil, après avoir mûrement et longuement réfléchi et évalué, en toute sérénité, les tenants et les aboutissants de son intime résolution, décide que le Tour de France 1965 ne le verra pas défendre son titre si chèrement acquis un an plus tôt. Les raisons invoquées sont multiples mais toutes portent en elles la légitimité de son auteur. La popularité du Limougeaud l’agace et l’excède au plus haut point, c’est un secret de Polichinelle, et une année sabbatique pourrait s’avérer selon lui bénéfique à son image d’insatiable despote. En outre, la motivation d’un sixième succès ne le tenaille pas, outre mesure. En revanche, nombres de défis, jamais encore relevés car nullement imaginés, nourrissent son excitation et attisent sa convoitise jamais rassasiée.

Ce challenge ahurissant et, osons, suicidaire, sera d’enchaîner sans la moindre journée de repos le Critérium du Dauphiné-Libéré et Bordeaux-Paris dans la foulée, deux épreuves atypiques demandant des aptitudes diamétralement opposées. L’hérésie de ce futur feuilleton mélodramatique soulève la désapprobation de l’ensemble de la corporation des « biens nés », éternels traditionalistes. Les frasques et le franc parlé du Normand sont pourtant monnaie courante, en ce bas monde, mais abondance de biens, ironie du sort, nuit en ces temps d’opulence, c’est bien connu. Enfin, connaissant le bonhomme, la phrase sibylline aujourd’hui obsolète car galvaudée « l’essentiel est de participer », de l’évêque de Pennsylvanie, empruntée bien fortuitement par notre cher Baron Pierre de Coubertin, n’a certainement pas dû être la composante d’un livre de chevet de notre fougueux Rouennais d’adoption. Ce pari ? Il le veut gagnant !

Le Normand est fier et exerce son métier en bureaucrate un tantinet zélé. Même s’il se lance des défis gratinés, ce n’est pas pour euphoriser son aura, c’est simplement pour se prouver à lui-même qu’il est apte à se surpasser. Les lauriers, il les fustige et les abandonne volontiers à autrui. Un jour de 65, Robert Chapatte lui demandait s’il accepterait « de courir pour une médaille », la réponse fusa tel un boomerang : « Non ! Le cyclisme est trop dur pour que je puisse courir pour un colifichet ! » Là-dessus, il s’en alla participer à un gala cycliste de solidarité organisé par le monde journalistique. C’était tout Jacques, ça ! Raymond Poulidor demeure son plus sérieux rival à la veille de l’envol de ce Dauphiné 1965. La rivalité latente initialement a atteint des sommets d’incompréhension dès que le monde médiatique s’en est fait l’écho. La suprématie des épreuves par étapes est à ce prix.

Jacques Anquetil porte le maillot de leader depuis l’étape qui l’a vu vaincre à Oyonnax. Grand et judicieux calculateur devant l’éternel, le Normand a pris un malin plaisir à s’octroyer le maximum de bonifications aux arrivées d’étapes. On n’est jamais trop prudent. Cette cinquième étape, menant le peloton de Thonon-les-Bains à Chambéry et longue de 226 bornes, est propre à décanter, confirmer voire chambouler l’ordre établi jusqu’ici. C’est en tous les cas l’espoir qui hante les songes et pensées emberlificotés du fringuant Limougeaud.

Dès le Mont Revard, Poupou affiche ses ambitions en explosant un peloton déjà à l’agonie. Le moment de stupeur évanoui, Maître Jacques accompagné du jeunot de chez Peugeot, Raymond Delisle, de l’Espagnol Fernando Manzanèque et du « Tom pouce » Germain Karl Heinz Kunde, recolle au boyau arrière du fuyard. Ce dernier apparaît serein et métamorphosé. Après un éphémère mais significatif coup d’œil vers ses compagnons d’escalade, ce dernier improvise une nouvelle accélération démoniaque. Cette deuxième couche appliquée avec la grâce d’un bûcheron Alpin a pour effet de scier les guibolles flageolantes de ses quatre acolytes. Saint-Léonard-de-Noblat est en liesse, l’enfant du pays s’est libéré de l’étreinte du pompeux Normand. Seul, il passe au sommet du Revard, 20 secondes devant Anquetil et le souffre-douleur de Roger PIngeon, Delisle qui se liquéfiera, un peu plus tard.

Dans la descente, secteur privilégié, de Jacques Anquetil, on ne donne pas cher des chances de Poulidor de rallier Chambéry en solitaire. Pourtant, au pied de celle-ci, le Limougeaud caracole toujours à l’avant et ce, malgré les 90 km/h affichés sur le cadran des motos épousant les courbes ondoyantes du leader de l’épreuve. La portion finale de plat qui se profile nous promet un mano a mano d’envergure et épicé. Il l’est ! Anquetil, dans sa position traditionnelle d’esthète, fait tomber les bielles dans l’huile à la perfection. Plus en avant, sur sa monture, le dos rond, Poulidor semble piocher mais l’efficacité se révèle être une constante de cette sobriété. En effet, l’écart se meurt imperceptiblement mais irréversiblement également. Le Normand est en phase d’accélération continue et c’est « Homèrien ». Le Limougeaud s’arrache mais ne se désunit pas le moins du monde et c’est « Shakespearien ». L’apothéose s’annonce « Hitchcockienne ».

Bientôt en point de mire puis dans l’aspiration, Raymond Poulidor appréhendera, la mine déconfite, le retour du TCV Paris-Rouen. Détestant les omnibus, le Normand ne flânera pas en route et poussera la galéjade jusqu’à coiffer le Limougeaud sur la ligne pour la victoire d’étape. Ce dernier résistera tant bien que mal à la locomotive lors du dernier chrono de Romans et s’inclinera, finalement, 1’43 ». Un écart correspondant peu ou prou aux bonifications qu’Anquetil s’était fait un devoir de cueillir tout au long de l’épreuve chère à Thierry Cazeneuve. Nous venions de clore trois journées démentielles où les combats âpres et sans concession furent légions et harassantes physiquement et nerveusement. Jacques Anquetil ne se trouvait alors qu’aux deux tiers de son insensé pari. En outre, la tâche restant à accomplir était diablement plus aléatoire, car nouvelle, comme nous allons le constater.

Le « Grand Fusil », l’incontournable auteur et ordonnateur de cette folle équipée, n’a pas un seul instant quitté son coureur des yeux qu’ils possèdent malicieux et très, mais alors très, avertis. Raphaël Geminiani, tel une éminence grise, est inexorablement de tous les coups d’éclats et de génie mais aussi de tous les revers et camouflets du Normand. Sitôt délesté du podium vers 17h00, où il reçoit le bouquet du vainqueur, le Normand rentre à l’hôtel où il s’adonne aux joies d’un bain régénérant. Après être passé dans les mains complices de son masseur attitré, Anquetil se rend sans attendre à l’aérodrome de Nîmes-Garons où il s’accorde le droit de répondre aux journalistes avides de confidences. Il est alors 18 heures passées de 30 minutes. Le grand oiseau de zinc s’ébranle sur le tarmac peu avant 19 heures, direction Bordeaux-Mérignac. Arrivé sur les bords de la Gironde, environ une heure plus tard, il prend possession de sa chambre où il s’autorise un farniente d’un désuet tour d’horloge. Après un nouveau massage et un décrassement en règle, c’est coiffé d’un bonnet de laine du plus bel effet que Maître Jacques se présente aux Quatre Pavillons, point de départ traditionnel du Derby.

Peu après le départ, le Normand souffre le martyr. Des soucis respiratoires viennent se greffer au sommeil errant qui taraude son corps endolori et noueux. Peu après la mi-course, les choses sérieuses prennent enfin formes par l’intermédiaire d’une attaque tranchante et enlevée de François Mahé. Le Breton d’Arradon ouvre la route comme à ses plus beaux jours. Il est vrai que le Morbihannais s’achemine vers sa dernière saison professionnelle. Anquetil, lui, souffre et tente de s’abriter en queue de peloton. A Chartres, Stab, toujours aussi impulsif et rageur, élabore une contre-attaque dans laquelle il convie le Major et… Maître Jacques en personne. Les trois hommes rejoignent le gendre de Léon Le Calvez et l’abandonnent à son imminente pré-retraite. Le Parc des Princes, terme de Bordeaux-Paris gronde de plaisir à l’écoute des annonceurs.

A 15 bornes de là, Jacques Anquetil requinqué et opiniâtre à souhait place alors un caramel à la faveur de la côte de Picardie. Tom Simpson tente un instant de s’ériger à la hauteur de Goliath mais le bonbon déposé, plus avant par ce dernier, est frelaté et reste en travers de la gorge du Britannique. Stab, à son tour, se retrouve occis par l’insolence et le toupet du néophyte. Le Normand fond sur Paris et son aisance n’a d’égale que le grain de folie qui anime ce phénomène de certitude. Le Parc des Princes est au garde-à-vous, tout Paris chante les louanges de l’ange blond exterminateur. La foule enthousiaste hurle son nom, c’est un délire indescriptible. Le Normand, les yeux embrumés de larmes, donne ses derniers tours de manivelles. L’émotion étreint ce prédateur pourtant imperturbable. La fatigue mêlée à la messe que lui alloue le peuple de la capitale, sorte de réhabilitation ponctuelle, lui inspire des sentiments jusqu’alors méconnus et inavouables pour un cador de son rang.

Plus que le Tour, ces quatre jours de pure folie ont éclaboussé cette saison 1965. L’exploit n’est pas mince car jamais réalisé auparavant et pas davantage depuis. Personne d’autre que le Normand n’aurait pu tenter et dompter pareille ineptie. Jacques Anquetil, que l’on blasphème à loisir pour son autoritarisme légendaire, sa faconde outrancière et son indécrottable impudence; laissera l’empreinte d’un coureur hors norme. Novateur, pugnace, pétri de classe, il restera celui qui aurait pu porter le record des victoires dans la Grande Boucle à des sommets que l’on n’imagine même pas encore aujourd’hui. Pour tout ce qu’il a réalisé, le Français occupe dorénavant et pour l’éternité une place au sommet de la hiérarchie des « Géants de la Route ». On peut aisément situer le Normand juste derrière l’intouchable Cannibale, à hauteur du Campionissimo et juste devant le Blaireau et Gino le Pieux !

Michel Crepel