Alain Gallopin

Alain, quel goût avait le champagne américain hier soir après la victoire d’étape de Jens Voigt au Tour du Colorado ?
On a surtout pris un bon vin rouge, un Malbec d’Argentine, que j’aime beaucoup. Cette victoire de Jens signifie beaucoup. C’est un phénomène ! Il faut être fort dans la tête, mais aussi avoir les jambes, ça va avec. Je lui ai dit en début d’année, « tu n’as pas gagné l’année passée, mais cette année j’aimerais que tu en gagnes une, et une belle, et qu’on la gagne ensemble ». Hier j’étais ému, j’en avais la larme à l’œil.

Comment fonctionne-t-il sur une échappée comme ça ?
Pas du tout au SRM ou autres. C’est Lars Michaelsen qui était derrière lui hier, toute la journée. Au début, Lars m’a dit : « si je suis un directeur sportif normal, je lui dis d’arrêter tout de suite ». Je lui ai répondu, tu peux essayer, d’autres ont essayé avant toi, mais laisse-le surtout faire.

Comment avez-vous géré cette échappée, avec les poursuivants à seize derrière lui puis le peloton en entier ?
Il s’est surtout défoncé quand il y avait 2’30 » d’écart. Là il y avait la contre-attaque, et il fallait maintenir l’écart. Dans cette contre-attaque, il y avait Peter Stetina et ça ne pouvait pas aller au bout. Au moment où ça s’est regroupé, ça a ralenti, puis on a eu la chance qu’il se mette à pleuvoir. Les gars sont montés aux voitures pour les vêtements, ça nous a profité, là Jens a pris deux minutes de plus et c’était bon car les équipes ont estimé qu’il était trop tard pour rentrer.

Le Tour du Colorado est arrivé à Colorado Springs, le site des Championnats du Monde 1986, quel premier souvenir en gardez-vous ?
D’abord, c’était ma première fois aux Etats-Unis, avec Cyrille Guimard, Laurent Fignon, Thierry Marie, Yvon Madiot et Charly Mottet. On n’a pas fait la Coors Classic cette année-là, on est resté dix jours à Longmont (banlieue de Boulder), on a fait une autre course à la place. C’est là où j’ai vu Viatcheslav Ekimov pour la première fois. Sur le contre-la-montre, il a mis 3’00 » à Alexi Grewal, le champion olympique, 3’30 » à Mottet et 4’30 » à Fignon, 5ème. Une semaine après, il battait le record du monde sur la piste.

Vous étiez à l’arrivée du Championnat du Monde…
J’ai accueilli Mottet, 2ème derrière Argentin. Charly y avait cru jusqu’au bout. Il est tombé dans mes bras, il était allé au bout de son effort. La femme de Moreno Argentin avait passé les barrages, tous, et ils se sont embrassé à côté, c’était inoubliable. J’aurais aimé que Laurent Fignon soit champion du monde, car émotionnellement c’est au-dessus de tout. Ça vient d’un seul coup, à la différence d’un Tour de France, où ça se construit progressivement. Cette année-là j’étais soigneur aux côtés de Jacques Anquetil, directeur de l’équipe de France. C’était aussi la dernière course de Bernard Hinault. Un soir je me suis retrouvé avec Laurent Fignon, que je massais, Jacques Anquetil et Bernard Hinault. J’avais douze Tours de France dans ma chambre. On a discuté longtemps, ça reste un grand moment, un grand souvenir, inoubliable.

Comment était Jacques Anquetil comme directeur des équipes ?
Je l’ai admiré comme coureur, et je l’ai côtoyé en tant qu’homme à la fois à Colorado Springs, la première fois, mais surtout à Villa en 1987, trois mois avant sa mort. J’étais à son aile, j’ai suivi les entraînements à ses côtés. Un jour il m’a dit : « je n’ai plus que trois mois à vivre, mais il ne faut pas pleurer sur mon sort ». En tant qu’homme, c’était quelqu’un de formidable, un homme extraordinaire, ce sont des moments comme ça que je conserve de lui. Je peux dire la même chose de Lance Armstrong, qui fait l’actualité aujourd’hui. J’ai passé deux années merveilleuses à ses côtés. Ce sont des mecs extraordinaires, des champions d’exception. C’est ce que je garde.

En tant que directeur sportif, Jacques Anquetil était-il écouté par les coureurs ?
Il n’était pas forcément un grand directeur sportif, car ces grands champions-là ne sont pas forcément de grands psychologues. Ils ont été trop forts dans leur carrière. Mais Jacques Anquetil était un mec super sympa, relax, il était content d’être là, sans chercher à convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit. Simplement, comme Hinault. Quand il donnait un conseil, on pouvait l’écouter. Même chose avec Ekimov, qui est tellement fort qu’il ne comprend pas que les coureurs pètent à un moment donné.

Comment les coureurs avaient réagi à l’altitude du Colorado au moment de ces Mondiaux 1986 ?
On était arrivés un bout de temps avant, trois semaines en tout. Laurent Fignon réagissait très bien, à la différence de Thierry Marie. C’était terrible pour lui. On partait de Longmont, pour aller sur Crested Butte, en dormant à Leadville. Sur un faux-plat, à partir de Gunnisson, Thierry s’est fait doubler par un cyclo avec des rétroviseurs, droit sur son vélo ! Et il pestait car il ne comprenait pas alors que lui, le pro, forçait. C’était trop drôle. Charly Mottet et Laurent Fignon réagissaient très bien à l’altitude, comme Nibali sur ce Tour du Colorado. Ces gars-là ont de grosses facultés d’adaptation.

Côté transferts, que pouvez-vous nous annoncer pour 2013, que dire sur Jo Dombrowski ?
De ce que je sais Jo Dombrowski a choisi et ce ne sera pas nous, on n’est pas en pole position du tout. On est armés avec vingt-cinq/vingt-six coureurs, et la venue de Robert Kiserlovski est officielle. Avec Johan Bruyneel, l’objectif est de resigner tous les bons coureurs qu’on a, c’est déjà pas mal. Notre contrat va jusqu’à 2013, c’est un facteur bloquant pour des gars comme Taylor Phinney ou Jo Dombrowski, qui ne vont pas signer à long terme, mais pas avec une équipe sur du très court terme. On a des coureurs, de bons coureurs, mon objectif est de tirer le maximum de l’équipe dont je dispose. Des coureurs qui la composent. Hier, j’ai passé une journée formidable avec Jens Voigt. Sur le Tour de France (NDLR : victoire par équipes), j’ai tiré le maximum de chacun. On m’a critiqué, mais c’est ma fierté.

Propos recueillis à Breckenridge le 24 août 2012.