Il n’est guère dans nos usages de relater une course en commençant par dévoiler le nom de son triomphateur. Mais comment ménager dans nos lignes un suspense qui s’est éteint à l’instant même où Fabian Cancellara (Team Saxo Bank) s’est porté en tête de la course, faisant progresser sa monture à la force de puissants coups de pédales, s’arrachant à une chaussée cabossée pour oser s’engager dans un numéro solitaire que lui seul au monde pouvait réaliser. Avec audace et insolence. Une semaine après le récital offert sur les routes du Tour des Flandres, quand il s’était lancé dans une échappée victorieuse relativement loin de l’arrivée, prenant à contrepied les scénarios préétablis jusqu’alors, Fabian Cancellara a signé un exploit tout aussi extraordinaire sur les routes de la reine des classiques. Il y a l’art, certes, et surtout la manière.

Il convient ce soir de faire l’éloge de ce grandissime champion de 29 ans, champion olympique et multiple champion du monde du contre-la-montre, vainqueur de Paris-Roubaix déjà en 2006, de Milan-San Remo en 2008, et auteur aujourd’hui du dixième doublé Flandres-Roubaix de l’Histoire du cyclisme. Ce doublé, il était évident qu’il l’avait dans les jambes tant il avait impressionné, pour ne pas dire écœuré, chacun de ses adversaires dimanche dernier au Ronde. Mais sur les énormes pavés du Nord, rugueux, irréguliers, descellés, le champion de Suisse devait encore esquiver les coups du sort et déjouer les stratégies de ses adversaires. Or rien n’aura échappé à Fabian Cancellara, porté finalement par une course d’une rare limpidité. Et une édition 2010 de Paris-Roubaix qui aura rompu avec tous les clichés des dernières éditions. Sur les 259 kilomètres de la reine des classiques, Cancellara a simplement réécrit l’histoire.

Le soleil régnant sur le Nord-Pas-de-Calais, ce sera une édition sèche. La poussière soulevée par les pneus se colle aux visages en sueur et ce qu’on appelle l’échappée matinale tarde à prendre forme. Il faudra attendre longtemps avant de voir enfin dix-neuf coureurs prendre la fuite : Roy Curvers et Mitchell Docker (Skil-Shimano), Jimmy Engoulvent et Stéphane Poulhiès (Saur-Sojasun), Rick Flens et Tom Leezer (Rabobank), Gorik Gardeyn (Vacansoleil), Yohann Gène (Bbox Bouygues Telecom), Matthew Goss et Adam Hansen (Team HTC-Columbia), Greg Henderson (Team Sky), Jeremy Hunt (Cervélo TestTeam), Mikhail Ignatiev (Team Katusha), Iñaki Isasi (Euskaltel-Euskadi), Kasper Klostergaard (Team Saxo Bank), Sebastian Lang (Omega Pharma-Lotto), Maarten Wynants (Quick Step) et Romain Zingle (Cofidis).

Cancellara lancé dans un prodigieux numéro solitaire très loin du vélodrome de Roubaix.

Respectant tout de même une certaine tradition, les échappés du matin ont l’honneur d’entrer les premiers dans la Tranchée d’Arenberg, un secteur aussi mythique que stratégique, à partir duquel commence véritablement l’Enfer du Nord. Tandis que le peloton revient progressivement sur les éclaireurs, qui seront tous revus à 60 kilomètres de l’arrivée, Fabian Cancellara et Tom Boonen (Quick Step) s’annoncent. Les deux champions progressent au coude à coude dans la traversée de la légendaire Trouée. Or cette traversée se fait sans embûches, si bien que c’est un peloton inhabituellement conséquent qui sort de la forêt. La Tranchée d’Arenberg n’ayant pas joué son rôle déterminant, Tom Boonen est invité à accélérer la cadence sur les secteurs pavés suivants. Mais le champion de Belgique ne trompe pas la vigilance des plus forts et le peloton de tête s’expose à l’attaque d’outsiders encore présents aux avant-postes. C’est le cas de Sébastien Hinault (Ag2r La Mondiale), Leif Hoste (Omega Pharma-Lotto) et Bjorn Leukemans (Vacansoleil), qui démarrent à une cinquantaine de kilomètres de l’arrivée. Ne souhaitant plus subir les à-coups d’une course indécise, Fabian Cancellara décide alors de passer à la vitesse supérieure. A la manière de ce qu’il avait fait au Ronde.

Sur l’asphalte, juste avant d’entrer sur le secteur de Mons-en-Pévèle, placé à 48 kilomètres de l’arrivée, le champion de Suisse accélère brusquement. Sans jamais se lever de la selle, comme dans le Mur de Grammont dimanche dernier, le champion se dégage avec une aisance déconcertante. En deux temps trois mouvements, le voici déjà revenu à la hauteur des trois échappés, qu’il va déposer à la régulière sur les pavés de Mons-en-Pévèle. Et le voilà ainsi lancé dans un prodigieux numéro solitaire loin, très loin encore, du vélodrome de Roubaix. Derrière, c’est la panique ! Tom Boonen a réagi, flanqué de Juan-Antonio Flecha (Team Sky), Filippo Pozzato (Team Katusha), Thor Hushovd et Roger Hammond (Cervélo TestTeam). Ces cinq-là rejoignent Hinault, Hoste et Leukemans pour former un groupe de huit poursuivants. Huit battus.

Car rien ne peut plus arrêter Fabian Cancellara, et ses poursuivants en ont bien conscience, incapables qui plus est de s’organiser correctement. Il n’en faut pas davantage au champion de Suisse pour voler au-dessus des pavés et faire fructifier un avantage qui grimpera jusqu’à trois minutes ! Derrière, on se retourne déjà sur les places d’honneur. A l’attaque sur le secteur de Camphin-en-Pévèle, Juan-Antonio Flecha et Thor Hushovd se disputeront les places sur le podium, le Norvégien précédant l’Espagnol sur le vélodrome, bien après l’arrivée triomphale de Fabian Cancellara. Comme seul au monde, l’Helvète fend la foule des derniers kilomètres, négocie avec puissance et sérénité chacun des derniers secteurs pavés, pour faire une entrée phénoménale sur le ciment du vélodrome de Roubaix, où un public conquis lui réserve une ovation. Le tour d’anneau se mue en tour d’honneur. Fabian Cancellara est un sacré champion !

Classement :

1. Fabian Cancellara (SUI, Team Saxo Bank) les 259 km en 6h35’10 »
2. Thor Hushovd (NOR, Cervélo TestTeam) à 2’00 »
3. Juan-Antonio Flecha (ESP, Team Sky) m.t.
4. Roger Hammond (GBR, Cervélo TestTeam) à 3’14 »
5. Tom Boonen (BEL, Quick Step) m.t.
6. Bjorn Leukmans (PBS, Vacansoleil) à 3’20 »
7. Filippo Pozzato (ITA, Team Katusha) à 3’46 »
8. Leif Hoste (BEL, Omega Pharma-Lotto) à 5’16 »
9. Sébastien Hinault (FRA, Ag2r La Mondiale) à 6’27 »
10. Hayden Roulston (NZL, Team HTC-Columbia) à 6’59 »
Classement complet