Il n’y avait qu’un contre-la-montre individuel sur le Tour de France 2011. Un seul chrono tracé sur 42,5 kilomètres autour de Grenoble, ce jour. Et l’histoire retiendra qu’en dépit de l’extrême réduction du kilométrage chronométré, le plus faible jamais proposé à ce jour, c’est là que s’est dénoué un Tour riche en rebondissements et encore des plus indécis à la veille de la grande parade sur les Champs-Elysées. Deux fois deuxième du Tour de France derrière Alberto Contador en 2007 et Carlos Sastre en 2008, Cadel Evans (BMC Racing Team) a comblé son retard sur Andy Schleck, qu’il a écrasé dans un exercice individuel qu’il avait l’avantage d’avoir repéré dans le Dauphiné le mois dernier. Dans une course sans patron, l’ancien champion du monde, épargné par les soucis tout au long du mois de juillet, ajoutera demain son nom au palmarès du Tour.

Cadel, vous avez écrasé les frères Schleck dans le contre-la-montre pour vous emparer du maillot jaune à la veille de l’arrivée du Tour de France. Que ressentez-vous ?
Vraiment, je n’arrive pas encore à y croire. J’ai été tellement concentré sur un seul événement jour après jour… Il y a eu de bons et mauvais moments durant ces trois semaines, et je n’arrive pas à réaliser ce qui m’arrive. L’an passé, j’avais pris le maillot jaune face à Alberto Contador puis je m’étais cassé le bras. Je n’ai pu retrouver mon niveau complet que cette saison. En outre mon équipe était encore plus forte cette année, nous nous sommes davantage concentrés.

Au cours des trois semaines écoulées, avez-vous eu peur de perdre le Tour de France ?
Oui, il y a eu des moments difficiles. J’ai eu un problème mécanique hier dans le col du Télégraphe. J’étais avec Andy Schleck et Alberto Contador, ça allait bien, et j’ai perdu du temps pour une question mécanique. Au col du Lautaret la veille, j’ai aussi eu peur que le Tour m’échappe. J’étais vraiment en difficulté, seul à mener la poursuite derrière Andy Schleck, mais j’ai essayé de conserver mon calme. J’avais les jambes pour le faire. Peut-être qu’avant je n’avais pas les jambes nécessaires, si bien que je n’avais pas le choix. J’ai pu faire cette fois ce que je devais faire.

Vous avez toutefois montré ce jour-là votre sens des responsabilités…
C’était étrange, une étape particulièrement dure. Tout le monde était en train de se faire éliminer mais personne ne travaillait à l’arrière. Ca n’avait rien à voir avec l’ère Armstrong, quand des gens travaillaient pour lui tout au long de l’étape. Dans ce cas, Andy Schleck a placé une attaque tellement en amont de l’arrivée que j’ai eu beaucoup de mal. J’ai perdu du temps car j’avais le vent de face. J’ai pu me rattraper dans la descente et la vallée pour tâcher de ne rien céder.

En vous réveillant ce matin, aviez-vous le sentiment que c’était votre jour ?
Je me suis réveillé très tôt, et je me suis dit : « mince, il y a encore de la musique dans la boîte de nuit de l’hôtel, je peux encore dormir. » Je cours bien depuis trois semaines, il y a eu des signes encourageants, mais à un contre deux avec les Schleck, c’était difficile. J’aurais préféré gagner du temps hier mais je n’ai pas pu faire la différence, sans doute en raison des dépenses d’énergie pendant les autres étapes.

Vous attendiez-vous à réaliser des différences aussi importantes dans le contre-la-montre ?
On veut toujours un final très excitant. Lorsqu’on a commencé ce matin, trois coureurs se tenaient en une minute, tout pouvait se jouer aujourd’hui. Les écarts étaient très rapprochés. J’ai eu une très bonne journée, pas suffisante pour gagner l’étape mais nous sommes là où nous le souhaitions au classement général.

Y a-t-il eu un moment où vous vous êtes dit que ça se tramait bien pour vous ?
Lorsque nous avons couru le Dauphiné, j’ai vu que si j’arrivais avec de bonnes jambes dans la troisième semaine du Tour, je pouvais vraiment faire quelque chose d’intéressant. C’est un tracé très différent des autres. Nous sommes en dernière semaine et nous sommes épuisés. Il fallait puiser dans ce qui reste d’énergie pour aller plus loin. Hier j’ai dû dépenser de l’énergie, avant-hier également. Mais ce matin je me sentais bien lorsque je me suis entraîné et tout s’est très bien passé pendant la course.

Andy Schleck n’avait pas pris soin de reconnaître le parcours du contre-la-montre avant ce matin, a-t-il commis une erreur ?
Je ne sais pas si je peux critiquer sa préparation. Je ne me permettrai pas, il faut lui poser la question.

Vous avez mis dix ans pour gagner enfin le Tour de France, comment avez-vous vécu cette période ?
J’ai été beaucoup critiqué parce que j’ai perdu le Tour plusieurs fois mais moi je vois ça différemment. J’ai commencé dans le Giro en portant le maillot rose en 2002. J’ai mis du temps à faire la transition complète entre vététiste et coureur. J’ai mis les Grands Tours entre parenthèses pendant deux ans, puis j’ai découvert le Tour de France en 2005, dans une équipe qui trazaillait pour Robbie McEwen, qui a gagné plusieurs étapes. En 2007, j’ai terminé 2ème pour une vingtaine de secondes, j’étais très proche de Contador, qui bénéficiait de meilleurs équipiers en montagne. En 2008, tout le monde était convaincu que j’allais gagner le Tour, mais je savais que beaucoup de choses pouvaient mal se passer. Et je suis tombé. J’ai souffert énormément, ça a été le Tour le plus difficile. J’avais des bleus, le corps éraflé. Dans le chrono final, j’espérais gagner mais la souffrance et le manque d’énergie m’ont défavorisé. En 2010 j’étais bien positionné, maillot jaune avec 1’42 » d’avance sur Contador mais je me suis cassé le bras…

Sur ce Tour, vous avez toujours été parmi les meilleurs, pensez-vous avoir fait la course parfaite ?
On a eu des problèmes par-ci par-là, un peu de malchance hier avec le problème mécanique. Les Leopard-Trek ont renforcé leur équipe, ils ont vraiment bien travaillé au Galibier, j’ai dû prendre mes responsabilités, seul, dans la course. Surtout, l’aspect clé de ce Tour, ça a été la cohérence : toujours être présent. Les dix premiers jours qui menaient à la montagne étaient critiques. L’équipe a beaucoup travaillé en plaine pour m’emmener là où je suis aujourd’hui. Je ne parle pas uniquement des coureurs mais de toute l’équipe BMC.

Pensez-vous que votre bon résultat cette année soit dû à votre équipe ou à un changement de comportement de votre part ?
Nous sommes le produit de l’environnement qui nous entoure. Comme la plupart des gens, quand les choses se passent mal, je deviens nerveux. Cette année nous avons planifié sérieusement ma saison, en course et en stage. Beaucoup de gens ont travaillé dur : les ingénieurs ont vraiment travaillé pour me donner le meilleur vélo pour le contre-la-montre. Il  y a beaucoup de préparation de mon côté. J’ai évité la malchance et ça a fonctionné pour moi cette fois. Et puis depuis longtemps de bonnes personnes ont cru en moi, depuis mon premier entraîneur quand j’avais 14 ans, jusqu’à mes débuts sur la route. Aldo Sassi a toujours cru en moi, plus que je ne croyais en moi-même. Je suis triste qu’il ne soit pas là aujourd’hui, ça aurait été fabuleux.

En Australie, c’est la fête. Le Premier Ministre a même appelé à une journée de congé national…
Une journée de repos, ma foi si c’est bon pour l’économie, ça me va très bien. Je suis ravi d’entendre qu’ils fêtent ma victoire. Je reste concentré et j’espère que tous les Australiens ont bien profité du Tour. Lorsqu’on arrivera aux Champs, je pense que j’arriverai à comprendre ce qui se passe dans le monde, et pas seulement sur le Tour. Mais pour l’heure je ne sais absolument pas ce qui se passe en Australie. Je n’ai pas eu le temps pour cela mais je suis très honoré.

Propos recueillis à Grenoble le 23 juillet 2011.