Philippe, comment pouvait-on se faire remarquer dans les années 70 ?
En 1974, c’était le « Kilomètre Rustines ». L’épreuve se déroulait sur un tronçon de route d’un kilomètre coupé à la circulation sur lequel on effectuait des manches de vitesse individuelle et un kilomètre départ arrêté. Pas besoin d’être pistard, tu arrivais avec ton vélo de route et roulez jeunesse ! C’était le grand truc de l’époque. J’avais 18 ans quand je l’ai gagné. La récompense était de nous offrir une semaine de stage d’initiation à la piste à Paris avec « Toto » Gérardin, l’entraîneur national. J’arrivais du Jura et je me suis retrouvé à La Cipale avec Morelon, Trentin et les autres. Et c’est quand tu entendais les boyaux de soie qui sifflaient dans la ligne droite que tu comprenais être arrivé sur une autre planète.

Et puis…
Eh bien, après avoir fait le meilleur temps sur 200 mètres lancés je suis rentré tranquillement dans le Jura pour débuter les compétitions régionales. Par la suite, mes bons résultats m’ont mené au Bataillon de Joinville et dans la foulée j’ai signé à Aubervilliers. Et là, je remportais une trentaine de courses par saison. Il faut dire qu’en ce temps on courait sur piste deux à trois fois par semaine. Et l’été, c’étaient des américaines avec plus de vingt équipes au départ, des courses aux points avec quarante bonhommes et en vitesse individuelle les séries devenaient interminables tellement il y avait d’engagés. Nous étions en 1979.

Et l’équipe de France alors ?
J’allais déjà m’entraîner avec eux à La Cipale mais sans en faire partie. Et puis un jour, avec ma grande gueule, j’ai râlé auprès de Morelon qui venait juste de passer entraîneur national. Je lui disais que ce n’était pas normal de ne pas être sélectionné car je torchais des mecs qui partaient disputer les grosses compètes. Il m’a répondu : « écoute, c’est vrai que tu es régulier, tu n’es pas super mais tu es régulier et t’arrives à bien les battre. Si dimanche prochain tu gagnes les championnats d’Ile-de-France je t’emmène aux Grand Prix de Milan ». J’ai gagné la vitesse individuelle et je me suis retrouvé à Milan en compagnie des Allemands de l’Est.

Et là ?
C’est encore un autre film. Ça allait super vite, ça frottait dans tous les sens et je me suis fait exploser. Peu après, je me loupe aux Championnats de France et je rate les qualifications pour les Jeux Olympiques de Moscou en 1980.

Comment se déroulaient tes séances d’entraînement ?
C’était vraiment le Moyen-Âge. Il y avait un échauffement qui était une bonne séance au train avec une accélération progressive qui se terminait par un sprint. Les poursuiteurs essayaient de nous faire sauter bien avant les derniers tours mais d’ordinaire, c’était Trentin qui gagnait. Il disait que pour être un bon sur l’épreuve du kilomètre il fallait gagner ce sprint d’échauffement. Tu vois bien, on n’était pas du tout dans l’approche scientifique de l’entraînement. Après la mise en route, on récupérait quelques minutes puis on enchaînait avec trois séries de vitesse individuelle de trois coureurs. On partait respectivement en première, deuxième et troisième position puis on terminait la séance par un quatrième sprint ou un 500 mètres départ arrêté. C’était tout.

On est loin des techniques d’entraînement développées dans les pays de l’est ?
Très loin même. C’est vrai qu’ils étaient devenus la référence. Les Allemands de la RDA sont arrivés en 1977 et ont tout raflé aux Championnats du Monde. Ils ont gagné tous les titres et se sont classés premier, deuxième et troisième en vitesse individuelle. Une supériorité qui allait durer jusqu’en 1986, 1987. Mais pendant ce temps-là, le vélodrome couvert de l’INSEP à Vincennes venait de se construire et à partir de cet instant, tout allait changer.

Toujours sous la houlette de Daniel Morelon ?
Oui, mais le grand changement c’était de pouvoir s’entraîner toute l’année. Et quand Daniel Morelon, lors d’une compète internationale à Moscou, apercevait une salle de musculation au milieu du vélodrome, il se doutait bien que ce n’était pas de la décoration. Les choses commençaient à évoluer chez nous aussi. L’INSEP c’est le rassemblement de tous les sports et cela favorisait les échanges entre les différentes disciplines, entre les divers coaches et dirigeants. Morelon discutait beaucoup avec Chabrier, qui était entraîneur et ancien lanceur du disque. D’ailleurs, il n’hésitait pas à se rendre au vélodrome pour observer quelques séances de temps à autre. Ils pensaient qu’un coureur de fond du 1500 mètres plat sur une piste d’athlétisme de 400 mètres pouvait avoir des points communs physiologiques avec un poursuiteur par exemple. Des échanges concernant les méthodes d’entraînement avaient lieu.

Comment s’organisait-on alors ?
L’équipe de France se composait de Dépine, Vernet, Da Rocha, Colas et moi-même. Un noyau dur qui allait commencer à essuyer les plâtres. On découvrait la musculation en même temps qu’un entraînement de pistard plus structuré se mettait en place. Morelon cherchait mais c’était surtout Gérard Quintyn le vrai chercheur. Il tournait, il fouinait. C’est lui qui avait créé la section sport-études des Juniors et en avait profité pour nous intégrer dans l’organisation. Du reste, plutôt que de nous programmer trois sprints lancés quotidiennement, le lundi on a commencé par faire des départs arrêtés, le mardi des sprints lancés, le mercredi des 500 mètres avec un travail spécifique en lactique et c’est ainsi que l’entraînement scientifique débuta.

Et au niveau international, ça donnait quoi ?
Vernet, Dépine, Cloarec et moi nous en prenions encore plein la tronche. Aux réunions de Moscou, Berlin, Tbilissi, Milan… Devant, c’étaient les gris (NDLR : Allemands de la RDA) puis arrivaient les rouges (NDLR : les Russes) un cran en-dessous. Mais on progressait peu à peu. Les Italiens surnageaient en notre compagnie, quant aux autres nations, elles étaient inexistantes.

C’est à ce moment que tu t’es spécialisé dans l’épreuve du kilomètre ?
Au niveau national je gagnais les tournois de vitesse sans être un grand tacticien. Je gagnais pareillement quelques courses aux points et mes chronos en poursuite n’étaient pas mal du tout. En revanche, quand on me disait de monter aux balustrades je ne comprenais rien. Je n’ai jamais compris quand est-ce qu’il fallait se décoller pour venir attaquer. C’est donc naturellement que je suis devenu kilomètreur.

Quel était le matériel utilisé ?
Les vélos étaient en acier, en Colombus 7/10ème. C’était lourd et surtout très mou. On les montait avec des roues à rayons de la marque Campagnolo. Pour la vitesse on enroulait des braquets de 46/47/48×14. J’emmenais 52×15 sur la borne. Plus tard, sont arrivés les premiers cadres plongeants. À partir de 1983 la fédération commençait à travailler avec la marque Gitane pour adapter à la piste le modèle Delta profilé que Laurent Fignon utilisait en contre-la-montre. Quintyn avait trouvé un accord avec les souffleries de Saint-Cyr. La marque cherchait à faire de beaux vélos pour les routiers en pleine époque où l’on se rendait compte que l’aérodynamisme était important. J’allais régulièrement faire des essais sur des circuits improvisés dans des zones industrielles et en soufflerie. C’était la mode des guidons plats puis des roues lenticulaires suite au record de l’heure de Francesco Moser de 1984. Le monde entier expérimentait et en France on n’était pas les derniers. Cela convenait aux poursuiteurs mais ce n’était pas assez rigide pour nous. Beaucoup trop mou et ça vibrait.

Apparaissaient également les combinaisons…
Oui, les gars de l’Est se baladaient avec des combinaisons plastifiées. En 1985, j’avais réussi à en dégoter une de la marque Descente, seulement la Fédération Française de Cyclisme avait un partenariat avec Adidas. J’avais alors découpé les trois bandes pour les coller et masquer la marque d’origine et pouvoir ainsi courir avec cette sensation de vent qui glissait sur mon corps. Quant à mon vélo, celui qui m’a permis de décrocher la médaille d’argent aux Mondiaux de 1985, c’était un artisan d’Aulnay-sous-Bois qui m’avait conçu un espèce de Gitane Delta avec des renforts pour que tout cela soit beaucoup plus rigide. Le tout monté avec des roues Wolber lenticulaires. C’était il y a 25 ans.

Propos recueillis par Franco Cannella.